Nous avons reçu ce texte mercredi et nous l'examinons ce mardi ; les délais de dépôt d'amendements étant très serrés, les auditions ont dû être menées très rapidement. Malgré ces conditions difficiles, nous avons travaillé avec ardeur pour vous présenter cet avis sur le projet de loi actualisant la programmation militaire pour les années 2015 à 2019 et portant diverses mesures concernant la défense, qui sera examiné par la commission de la Défense, saisie au fond, à partir de demain soir.
Ce nouveau texte intervient relativement peu de temps après l'adoption, le 18 décembre 2013, de la loi de programmation militaire (LPM) pour 2014 à 2019, dont l'article 6 prévoyait qu'elle ferait l'objet d'actualisations, la première devant intervenir avant la fin de l'année 2015. Le présent projet de loi tient compte des évolutions de la situation internationale et, bien sûr, des attentats terroristes qui ont frappé notre pays en janvier dernier : il intègre ainsi une augmentation des moyens budgétaires de 3,8 milliards d'euros sur la période 2016-2019 et une moindre réduction des effectifs, environ 15 000 postes étant préservés d'ici à 2019.
Le Gouvernement modifie en conséquence le rapport annexé à la LPM 2014-2019, précisant plusieurs points relatifs au renseignement – sujet qui a beaucoup occupé notre Commission les semaines passées. Pour commencer, « le développement de nos capacités de recueil, de traitement et de diffusion du renseignement » est désormais prioritaire sur toute la durée de la planification d'ici à 2025-2030. La communauté française du renseignement est consolidée sous l'égide du coordonnateur national du renseignement. Ses effectifs seront renforcés au cours des trois prochaines années : les services relevant du ministère de la Défense bénéficieront de quelque 900 postes supplémentaires, qui s'ajoutent aux 300 initialement prévus par la LPM, ce chiffre incluant les 250 postes créés dans le cadre du plan de lutte anti-terroriste décidé par le Premier ministre en janvier 2015. De plus, dans les autres ministères, 2 430 personnes supplémentaires seront affectées à la lutte contre le terrorisme, dont 1 400 au ministère de l'Intérieur, 950 au ministère de la Justice et 80 au ministère des Finances, dont 70 aux douanes. Enfin, 425 millions d'euros de crédits d'investissement, d'équipement et de fonctionnement seront consacrés au plan de renforcement de la lutte contre le terrorisme.
La commission des Lois s'est, pour sa part, saisie pour avis de deux séries de dispositions du projet de loi. Les articles 5 à 7, qui ouvrent la possibilité de créer des associations professionnelles nationales de militaires (APNM), représentent sans doute, du point de vue de notre Commission, l'aspect le plus important du projet de loi. Les articles 9 à 16, relatifs aux ressources humaines, portent sur la gestion du personnel de la défense, les différentes positions statutaires et les voies d'accès des militaires à la fonction publique.
Avant de présenter brièvement ces deux séries de dispositions, je souhaiterais attirer votre attention – et, au-delà, celle du Gouvernement – sur une question non traitée par le projet de loi : la possibilité pour les militaires d'exercer un mandat de conseiller municipal. Jusqu'à présent, le code électoral prévoit une incompatibilité absolue entre la fonction militaire et tout mandat électif : un militaire élu qui souhaite exercer son mandat politique est obligatoirement placé en situation de détachement. Or le 28 novembre 2014, le Conseil constitutionnel a eu à connaître d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur cet enjeu. Il a jugé conforme à la Constitution l'incompatibilité absolue entre la fonction militaire et le mandat de conseiller communautaire au sein d'un établissement public de coopération intercommunale (EPCI), ainsi que celui de conseiller départemental. Il en va très probablement de même du mandat de conseiller régional et du mandat parlementaire, bien que le Conseil constitutionnel n'ait pas été saisi de cette question. En revanche, le Conseil a jugé inconstitutionnelle, parce que générale et absolue, l'incompatibilité entre fonction militaire et mandat municipal. Il a donné au législateur jusqu'à 2020 pour remédier à cette inconstitutionnalité ; il nous revient donc de mener une réflexion, afin de définir les contours de ce droit nouveau ainsi reconnu aux militaires. Il ne s'agit pas de supprimer toute incompatibilité, mais de la définir de façon plus stricte, en tenant compte, comme nous y a invités le Conseil constitutionnel, du grade de la personne élue, de la nature et du lieu d'exercice des responsabilités ou encore de la taille des communes. D'ici à 2020, nous avons certes le temps, mais il conviendrait d'éviter de nous y prendre au dernier moment afin de ne pas devoir légiférer en urgence – même si nous commençons à en avoir l'habitude... –, à quelques mois des élections municipales.
Pour revenir à la question des APNM, le droit français interdit traditionnellement aux militaires de créer des groupements à caractère syndical – quelle qu'en soit la forme – et d'y adhérer, au motif que « l'état militaire exige en toute circonstance esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême, discipline, disponibilité, loyalisme et neutralité », selon les termes de l'alinéa 2 de l'article L. 4111-1 du code de la défense. Cette interdiction, que le Conseil d'État et le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l'Europe jugeaient jusque-là conforme aux exigences constitutionnelles et compatible avec les engagements internationaux de la France, vient d'être remise en cause par les arrêts du 2 octobre 2014 Matelli contre France et ADEFDROMIL contre France de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans ces deux arrêts, la Cour a condamné la France, sur le fondement de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales consacrant la liberté d'association, pour avoir imposé aux militaires une interdiction absolue d'adhérer à un groupement professionnel constitué pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux, et pour avoir interdit à de tels groupements d'ester en justice.
Largement inspirée des conclusions présentées par M. Bernard Pêcheur, président de la section de l'administration du Conseil d'État, dans son rapport remis le 18 décembre 2014 au président de la République, la réforme proposée par le Gouvernement tire les conséquences de ces deux arrêts en instituant un droit d'association professionnelle adapté à l'état militaire, à l'exclusion de tout droit syndical et du droit de grève. Les articles 5 à 7 du projet de loi introduisent ainsi la possibilité pour les militaires de créer des APNM et d'y adhérer. Il s'agit d'associations au sens de la loi du 1er juillet 1901, soumises à certaines restrictions qui les rendent compatibles avec la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation, les impératifs de la défense nationale, la sauvegarde de l'ordre public et la nécessaire libre disposition des forces armées, qui constituent autant d'exigences constitutionnelles. Ainsi, les APNM sont par définition de dimension nationale, ce qui exclut toute tentative d'association au niveau d'un régiment ou d'une base de défense. Elles ont pour objet exclusif de préserver et de promouvoir les intérêts des militaires en ce qui concerne la « condition militaire », notion désormais définie légalement par l'article 5 du projet de loi. Cela exclut la possibilité de s'immiscer dans la définition de la politique de la défense ou des choix opérationnels, comme de contester l'opportunité des décisions d'organisation des forces armées ou celle des décisions individuelles relatives à la carrière des militaires. Les APNM ont « vocation à représenter, sans distinction de grade ni de sexe, les militaires appartenant à l'ensemble des forces armées et des formations rattachées ou à l'une d'entre elles », ce qui interdit la constitution d'associations à but catégoriel. Elles sont composées de militaires de carrière, de militaires sous contrat, de militaires servant dans la réserve ou de fonctionnaires détachés au ministère de la Défense. Les APNM disposent du droit d'ester en justice, mais sous certaines réserves : elles ne peuvent contester les décisions individuelles que si elles portent atteinte aux intérêts collectifs de la profession, ne peuvent se porter partie civile que pour des faits dont elles sont personnellement et directement victimes, et ne peuvent en aucun cas contester la légalité des mesures d'organisation des forces armées et des formations rattachées.
Les APNM sont par ailleurs soumises à des obligations strictes. Leur siège doit être situé en France. Pour obtenir la capacité juridique, elles doivent procéder à un double dépôt de leurs statuts et de la liste de leurs administrateurs en préfecture et auprès du ministre de la Défense. Elles sont soumises à une obligation d'indépendance par rapport au commandement, aux syndicats, aux partis politiques, aux entreprises et à l'État. Enfin, elles ne doivent pas porter atteinte, par leurs statuts ou leur activité, aux valeurs républicaines et aux principes fondamentaux de l'état militaire. Si elles ne respectent pas l'ensemble de ces restrictions et obligations, l'autorité administrative compétente peut, à la suite d'une injonction demeurée infructueuse, demander leur dissolution devant le juge judiciaire.
Par ailleurs, le projet de loi veille à ne pas remettre en cause le cadre institutionnel de concertation et de représentation instauré depuis 2005 autour du Conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM), des sept conseils de la fonction militaire (CFM) et des représentants du personnel militaire au niveau local et national. Tout au plus prévoit-il la participation des APNM dites « représentatives » au dialogue au niveau national, devant les chefs d'états-majors d'une part, et devant le CSFM d'autre part, à l'exclusion des CFM.
Le projet de loi fixe cinq critères qu'une APNM doit remplir pour être considérée comme représentative devant les chefs d'états-majors : respect des obligations mentionnées précédemment, transparence financière, diversité des groupes de grade – officiers, sous-officiers et militaires du rang –, cotisations et surtout influence de l'association mesurée en fonction des effectifs d'adhérents au regard des effectifs militaires de la force armée ou du service des armées dans lequel l'APNM entend exercer son activité. La définition des seuils d'effectifs est renvoyée à un décret en Conseil d'État, mais on s'oriente a priori vers un critère global de 2 % des effectifs de la force armée ou du service des armées, auquel s'ajouterait une pondération par groupe de grades : 2 % des officiers, 2 % des sous-officiers et 1 % des militaires du rang de la force armée considérée. À ce jour, la seule association susceptible de bénéficier du statut d'APNM existe dans la gendarmerie et ne compte qu'onze officiers et 300 sous-officiers sur un total de 95 000 à 100 000 gendarmes, soit 0,3 % des effectifs de cette force armée. Le défi est donc ambitieux pour parvenir aux seuils envisagés.
Pour être représentative devant le CSFM, l'association doit satisfaire à un autre critère, celui de la diversité des forces armées et des formations rattachées représentées en son sein. Les détails seront précisés par décret, mais il est d'ores et déjà prévu que l'APNM devra représenter au moins deux forces armées et deux services ; les APNM devront donc probablement se confédérer pour participer au CSFM.
En somme, le projet de loi permet l'existence de trois types d'APNM : les APNM non représentatives, les APNM représentatives devant le chef d'état-major de leur force armée et les APNM interarmées représentatives devant le CSFM. Seules ces dernières se voient réserver un tiers des sièges au sein de cette instance, qui sera désormais chargée d'examiner tout projet de loi et tout texte d'application relatifs à la condition militaire. Pour que cette réforme produise ses effets, il faudrait que les premières années au moins, les seuils de représentativité soient les plus bas possible et la liste des APNM représentatives, révisée régulièrement.
Les autres dispositions du projet de loi, relatives aux ressources humaines, appellent moins de commentaires. S'agissant de la gestion du personnel de la défense, le projet de loi assouplit les conditions pour bénéficier de deux dispositifs d'incitation au départ mis en place en 2014 afin de faciliter les restructurations du ministère : la pension afférente au grade supérieur, qui permet de partir plus tôt avec le niveau de pension du grade directement supérieur au sien, et la promotion fonctionnelle qui permet de promouvoir certains militaires au grade directement supérieur pour assumer une fonction particulière pendant quelques années en contrepartie de l'engagement de quitter l'armée ensuite.
Par ailleurs, le projet de loi améliore les pensions de retraite des militaires en intégrant le congé pour convenances personnelles pour élever un enfant de moins de huit ans dans la durée des services. Il s'agit d'une mesure d'équité par rapport aux fonctionnaires civils, qui bénéficient déjà de cette prise en compte.
Le nouveau « congé du blessé », créé par ordonnance en 2014, serait élargi à certaines opérations de sécurité intérieure, alors qu'il ne peut aujourd'hui bénéficier qu'à des militaires blessés en opération extérieure (OPEX).
D'autres dispositions visent à faciliter l'appel aux réservistes en cas de crise menaçant la sécurité nationale. Ainsi, le préavis à donner à l'employeur du réserviste serait ramené d'un mois à quinze jours, voire à cinq jours lorsque le contrat d'engagement à servir dans la réserve comporte une « clause de réactivité ». Le nombre de jours d'activité au-delà duquel l'employeur pourrait s'opposer à l'appel du réserviste serait porté à dix, au lieu de cinq.
Enfin, plusieurs mesures, souvent assez techniques, permettront de faciliter l'accès des militaires à la fonction publique. La procédure dite de « détachement-intégration » sera élargie et simplifiée ; elle permettra aussi, sous certaines conditions, d'ouvrir la fonction publique à d'anciens membres de la Légion étrangère. Les concours internes permettant aux militaires d'intégrer les trois versants de la fonction publique seront généralisés. Les emplois réservés seront élargis aux conjoints, partenaires liés par un pacte civil de solidarité, ou concubins des militaires reconnus comme grands invalides.
Pour conclure, je vous invite à émettre un avis favorable à l'adoption de ce projet de loi, que je vous proposerai de modifier et de compléter au travers de quelques amendements.