Intervention de Laurent Bayle

Réunion du 20 mai 2015 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Laurent Bayle, président de la Philharmonie de Paris, directeur général de la Cité de la musique :

Mesdames et messieurs les députés, nous vous remercions, Thibaud de Camas et moi-même, de nous recevoir ce matin. Nous codirigeons le complexe que constituent la Cité de la musique et la Philharmonie de Paris où nous avons déjà eu le plaisir d'accueillir un certain nombre d'entre vous à l'époque du chantier.

Permettez-moi de commencer mon intervention en vous citant les propos tenus très récemment par un grand musicien : « J'ai joué à Paris pour la première fois en décembre 1955 au Théâtre des Champs-Élysées, je suis venu dans la capitale française pour diriger sans interruption pendant soixante ans au Châtelet, à l'Opéra ou à Pleyel. Jamais je n'avais imaginé qu'un jour il y aurait à Paris une salle de concert aussi merveilleuse. La Philharmonie de Paris est extraordinaire et l'acoustique est l'une des meilleures du monde. » Le maestro Daniel Barenboim qui s'exprime ainsi n'est pas le seul à porter ce jugement : depuis le 14 janvier, de nombreuses personnalités internationales de la musique qui ont joué à la Philharmonie tiennent partout dans le monde des propos semblables. Je pense aux chefs d'orchestre que sont Sir Simon Rattle, directeur musical du prestigieux Orchestre philharmonique de Berlin, Valery Gergiev, Mariss Jansons ou Sir John Elliot Gardiner, sans oublier ceux de la plus jeune génération comme Gustavo Dudamel. Les chefs qui ont dirigé l'Orchestre de Paris en résidence à la Philharmonie partagent cet avis : c'est le cas du directeur musical de cet orchestre, Paavo Järvi ou d'Emmanuel Krivine. Les plus grands instrumentistes rejoignent ce concert de louange. Pour citer quelques pianistes, je pense bien sûr à Daniel Barenboim, qui consacre cette semaine quatre récitals à un cycle de sonates pour piano de Schubert, à Lang Lang, à Martha Argerich, à Maurizio Pollini, à la française Hélène Grimaud…

Qu'on le veuille ou non, que le milieu professionnel l'accepte ou pas, la globalisation, la mondialisation, l'internationalisation des échanges sont des faits en matière musicale, et cela est d'autant plus vrai qu'il s'agit d'un domaine artistique pour lequel la barrière du langage n'existe pas. Aujourd'hui, si elle veut aborder la musique sous l'angle de la vie professionnelle, une formation ne peut plus concevoir une carrière sans une dimension internationale. L'appréciation portée par Daniel Barenboim sur la Philharmonie ne peut donc que nous faire chaud au coeur dès lors que les pouvoirs publics de notre pays, État et collectivités locales, soutiennent la musique en y consacrant d'importantes subventions – même s'il est vrai que l'on compte, en Allemagne, deux ou trois fois plus d'orchestres que chez nous. L'inscription de la France dans une dynamique internationale grâce à la Philharmonie constitue un juste retour. C'est bon pour Paris, et c'est bon pour l'ensemble des régions – lorsque nous accueillons à la Philharmonie les orchestres de région, cela constitue pour eux un point d'entrée sur la scène musicale internationale.

Je tiens évidemment à remercier l'État et la ville de Paris qui ont pris, dès 2006, la décision de créer la Philharmonie avec le soutien de la région Île-de-France. Certes, ces neuf à dix dernières années furent difficiles : un chantier n'est jamais un long fleuve tranquille et le contexte économique s'est transformé en milieu de période. Il n'en demeure pas moins qu'avec le recul, nous ne pouvons qu'apprécier très positivement aujourd'hui la dynamique qui s'est enclenchée.

Le modèle de la Philharmonie n'est pas seulement celui d'une salle à l'acoustique ultra-performante. Nous héritons d'un modèle historique de salles de concert qui a succédé, au XIXe siècle, à la pratique de la musique dans les lieux privés comme les salons. Depuis cette époque, des mutations se sont produites qui font parfois des grandes salles du passé des lieux un peu décalés par rapport aux usages de nos sociétés modernes : elles n'ouvrent le plus souvent qu'en soirée, elles sont la plupart du temps très spécialisées – une telle est consacrée à l'opéra, une autre à la musique baroque, une autre encore à la musique contemporaine… Elles ne permettent donc pas l'ouverture aux nouveaux publics que vous évoquiez, monsieur le président, dans une période où nous constatons un vieillissement continu des spectateurs. Au cours des trois dernières décennies, l'âge médian du public des concerts de musique classique serait approximativement passé de quarante-huit à soixante ans. Durant la même période, l'affluence des spectateurs de moins de quarante ans aurait été divisée par deux. Et je n'évoque même pas les enjeux liés aux clivages d'ordre sociaux. Il est donc capital que la diffusion de la musique classique s'inscrive dans une dynamique fondée sur de nouveaux modèles – comme les musées ont su le faire avec succès grâce à la mutation entreprise dans les années 1970 au Centre Pompidou. Tel était l'enjeu qui se trouvait au coeur de la création de la Philharmonie.

Les tutelles ont pris le risque de l'installation dans un périmètre géographiquement décalé par rapport aux usages. L'Est parisien, qui paraît aujourd'hui un point extrême, pourra cependant constituer demain une zone centrale du Grand Paris. La Philharmonie a par ailleurs été créée en complément des propositions déjà offertes par le Parc de la Villette : un conservatoire national et une Cité de la musique comprenant déjà deux salles de concert de mille et de deux cent cinquante places, un musée et des salles d'exposition. Il a aussi été décidé que la Philharmonie n'était pas seulement une salle symphonique, mais une salle exemplaire mise en regard avec de nombreux autres espaces : salles adaptées de répétitions pour toutes les formations de la région parisienne ou les formations invitées, espaces pédagogiques destinées à l'éducation musicale des publics de tous les âges, lieux de nature plus ludique comme les salles d'expositions, les espaces de restauration… Dans cette perspective, dès 2006, nous avons travaillé à un programme validé par l'État et la Ville de Paris, avec le soutien de la région, sur la base duquel s'est déroulé, entre décembre 2006 et avril 2007, le concours d'architecture qui a permis de sélectionner le projet de Jean Nouvel. Parmi tous les candidats retenus, Jean Nouvel était celui qui avait le mieux compris et intégré toutes les dimensions que j'ai évoquées. Son bâtiment s'intégrait parfaitement au Parc de la Villette et proposait des connexions très bien calculées par rapport aux nouveaux usages du tramway. Sa forme et le signal en surplomb marquaient aussi un rapprochement avec les banlieues situées au-delà du périphérique, barrière symbolique entre les territoires.

En 2006, avant même de caler notre programme ambitieux et de choisir un architecte, l'hypothèse d'un coût des travaux de 200 millions d'euros avait été retenue. Ils s'achèvent aujourd'hui pour un montant total de 390 millions d'euros – encore faut-il noter qu'il s'agit d'euros 2015 alors que les estimations étaient énoncées en euros 2006.

Nous avons décidé d'ouvrir la Philharmonie dès le mois de janvier 2015 : l'ensemble des espaces intérieurs étaient utilisables et il n'était pas question que nous ne respections pas nos engagements à l'égard de la communauté musicale et culturelle internationale concernant une programmation établie depuis deux ans. D'ici à la fin de l'été, nous pensons que les travaux seront terminés, à l'extérieur comme à l'intérieur, et que le tout aura son aspect définitif. Il reste de notre devoir de veiller à ce que le bâtiment soit performant : bien évidemment, rien ne nous empêchera d'émettre des réserves, qui seraient levées ultérieurement, sur tel ou tel point s'il n'était pas répondu à la totalité de nos attentes.

Nous voulons mettre en oeuvre un nouveau modèle de transmission de la musique qui fédère, rassemble et rapproche des fonctionnalités que les usages de la vie quotidienne ont tendance à séparer et fragmenter. Si on laisse la vie professionnelle musicale à son libre cours, elle mène inéluctablement à une spécialisation par genres : ceux qui pratiquent le baroque veulent se retrouver entre eux, les spécialistes de musique contemporaine aussi… Alors qu'une cassure existe entre classique et musiques populaires, et que trop de lieux sont consacrés à des usages spécifiques, il convient d'adopter une vision plus fédérative ; c'est l'enjeu du projet artistique de la Philharmonie.

Il a d'abord été choisi de traiter tout le spectre historique : il est capital de défendre l'entièreté du répertoire et de donner une vision dynamique de l'histoire de la musique. Cela se fera grâce aux résidents de la Philharmonie. L'Orchestre de Paris, résident principal très inscrit dans le répertoire symphonique du XIXe et du XXe siècle, a pour vocation de représenter la France sur le plan international. Les Arts florissants, formation associée, constitue un outil exceptionnel de diffusion des musiques des XVIIe et XVIIe siècles. L'Ensemble intercontemporain, ensemble résident, joue ce même rôle pour la jeune création et la musique du XXe siècle. L'Orchestre national d'Île-de-France, formation associée, nous permettra par ailleurs de mener rapidement une politique de développement des nouveaux publics venant notamment de la région.

Avec une grande salle construite pour accueillir 2 400 personnes, la Philharmonie est destinée au très grand symphonique. Cela ne doit pas empêcher de penser aussi au contrepoint que constituent les formations de chambre, raison pour laquelle elle est liée à un cinquième orchestre, l'Orchestre de chambre de Paris, formation associée.

La Philharmonie fédérera ensuite les dimensions nationales et internationales. Elle se doit d'accueillir les orchestres et les formations issus de toutes les régions de France. Parmi de nombreux autres orchestres, ceux de Toulouse, de Lille ou de Lyon ont déjà joué dans la grande salle. Au cours du week-end « Orchestres en fête », du 27 au 29 mars dernier, une dizaine d'orchestres de région se sont succédé dans toutes nos salles combles. En tant qu'outil national connecté sur l'international, il est essentiel que nous puissions dialoguer au quotidien avec les formations régionales. L'Orchestre national du Capitole de Toulouse joue par exemple deux à trois fois par an dans nos salles : cela permet à cette formation de développer toute sa politique internationale en direction de l'Europe et des États-Unis. L'enjeu est de taille pour un orchestre qui est aujourd'hui reconnu sur le plan international.

Le rôle fédérateur de la Philharmonie s'entend aussi en raison de sa présence sur un site où se trouvent déjà le Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris et la Cité de la musique. Nous construisons un projet unique visant à rassembler les trois salles de concerts : les plus petites permettent d'assurer l'émergence des jeunes générations, et les plus grandes favorisent la confrontation des formations nationales que j'ai citées avec les plus grands orchestres et artistes du monde.

Le caractère fédérateur du projet s'affirme également dans la mise en regard de la dimension classique avec des formes qui peuvent relever de pratiques plus populaires. Ces dernières s'inscrivent dans le patrimoine occidental – c'est le cas du jazz ou des musiques dites pop des années 1960 – aussi bien que dans les musiques du monde, qu'elles proviennent par exemple d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Cette ouverture permet de donner une autre vision de la musique classique, que l'on croit souvent réservée à une élite et enfermée dans un ghetto ; elle crée une certaine fluidité. La réussite en la matière n'est pas tant un problème budgétaire qu'une question de vision. Cette approche mériterait en tout état de cause d'être partagée par d'autres établissements aussi bien à Paris qu'en région ; elle constitue à mon sens un point de passage essentiel vers la recherche de nouveaux publics.

La Philharmonie sera aussi un lieu fédérateur parce que nous veillons à ne pas développer des espaces consacrés aux seuls concerts. Il me semble en effet essentiel de trouver d'autres modes d'appropriation de la musique par le public, que ce soit grâce aux projets pédagogiques ou aux expositions. Il faut pouvoir s'adapter aux usages des non-mélomanes et penser par exemple aux familles qui souhaitent que leurs enfants ne reproduisent pas la timidité qu'elles peuvent ressentir par rapport à la musique. C'est tout l'enjeu de notre projet éducatif qui, nous l'espérons, concernera environ 150 000 personnes par an : toutes les tranches d'âges se voient proposer des activités, certaines s'adressent aux tout-petits ou aux adolescents, d'autres aux adultes, aux universitaires ou encore aux publics empêchés, comme les personnes en situation de handicap ou celles qui se trouvent à l'hôpital.

En matière éducative, nous croyons très fort à la dimension collective et à la pratique. Cette dernière peut se développer sans l'apprentissage préalable du solfège à partir de la répétition des gestes des musiciens. Nous proposons divers ateliers d'éveil et d'initiation, des ateliers de fabrication d'instruments, des ateliers de préparation à des concerts participatifs – certains spectateurs qui auront par exemple travaillé en amont sur la partition du Messie de Haendel chanteront plusieurs parties des choeurs avec les professionnels lors du concert. Ce type de manifestations, programmé le week-end, permet à un public plus familial que celui de la semaine de découvrir divers répertoires musicaux sans être intimidé.

En semaine, nous donnons la priorité à la relation avec le milieu scolaire : des conventions ont été passées avec l'Éducation nationale dans le cadre de l'aménagement des rythmes scolaires pour proposer aux jeunes toutes sortes de parcours autour d'ateliers, de concerts éducatifs, sans oublier la découverte du musée. Le week-end nous développons une offre davantage adressée aux familles : les artistes qui ont déjà joué en semaine acceptent par exemple de présenter les oeuvres, de réduire la durée du concert ou de participer à des ateliers avec le public. Les familles peuvent aussi venir à la Philharmonie parce que cette dernière accueille les enfants dans des ateliers musicaux pendant que les adultes assistent au concert, mais tous peuvent aussi aller ensemble au concert avant de rejoindre ensuite un atelier intergénérationnel. Il existe donc une double dimension de l'offre : celle adressée aux mélomanes qui assistent le soir aux grands concerts de la semaine, et celle des week-ends, davantage tournée vers les publics familiaux avec une gamme de propositions en fin de matinée, en après-midi et soirée.

En matière pédagogique et éducative, je veux insister sur certains projets spécifiques. Nous mettons en place des offres destinées aux régions. Nous signons des conventions avec les bibliothèques et les médiathèques régionales afin qu'elles aient accès aux ressources numériques exceptionnelles dont nous disposons grâce à la captation sonore ou audiovisuelle de tous nos concerts. Depuis 2010, nous avons lancé le très ambitieux projet Démos – Démos pour « dispositif d'éducation musicale et orchestrale à vocation sociale » –, fondé sur l'apprentissage de la pratique orchestrale par des enfants de sept à douze ans qui résident dans des quartiers relevant de la politique de la ville. Des orchestres Démos existent déjà dans les Hauts-de-Seine, en Seine-Saint-Denis, mais aussi dans l'Aisne et en Isère. Les enfants qui ne connaissent pas le solfège s'astreignent à un travail intense deux fois par semaine avec des musiciens professionnels et des travailleurs sociaux. Rapidement, leur regard sur la musique change complètement de même que le regard de leurs parents. Entre 2015 et 2018, nous comptons créer vingt à vingt-cinq orchestres Démos en irriguant l'ensemble du territoire national. Nous allons sur le terrain dans les régions où nous travaillons avec les musiciens professionnels. En retour, ces orchestres viennent jouer à la Philharmonie et montrer leur travail.

Pour conclure, monsieur le président, je vous confirme que le succès est au rendez-vous. Nous vivons un scénario que même les plus optimistes n'osaient pas envisager. Au centième jour d'ouverture 450 000 personnes avaient fréquenté la Philharmonie : plus de la moitié d'entre elles pour des concerts payants, 135 000 pour accéder au musée et aux expositions, 68 000 pour participer à des activités éducatives, et 52 000 pour assister à des activités non payantes comme les portes ouvertes ou les pré-concerts gratuits. Nous avons actualisé le chiffre de fréquentation au 14 mai : il s'élève à 550 000 personnes avec une répartition à due proportion dans les divers postes que j'ai évoqués. De ces chiffres, on peut déduire que le taux de remplissage de la nouvelle salle atteint 96 %, ce qui est particulièrement satisfaisant. Il est d'ailleurs difficile de faire mieux. Ce taux indique que nous nous trouvons dans l'obligation de refuser du public pour de nombreux concerts alors que nous disposons de cinq cents places de plus qu'à la salle Pleyel. J'ai par exemple calculé que nous aurons reçu neuf mille spectateurs pour les quatre concerts Schubert par Daniel Barenboim, et que nous en aurions sans doute reçu environ sept mille si l'événement s'était déroulé à la salle Pleyel. Nous constatons donc un afflux de public supplémentaire de 30 à 40 %. S'il ne permet pas d'augmenter les recettes dans les mêmes proportions, car notre politique tarifaire est plus pondérée, il indique que nous avons réussi à agréger le public de l'Ouest parisien qui était fidèle à la salle Pleyel – malgré le trouble que lui ont d'abord causé ses appréhensions liées à la localisation de la Philharmonie, il se déplace parce qu'il aime la salle dont les mélomanes louent les qualités – et de nouveaux publics venus de Paris, de la région Île-de-France mais aussi des autres régions françaises et de l'étranger. Nous lancerons des études sérieuses pour connaître les motivations de ces nouveaux publics et ses origines.

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