Intervention de Michel Winock

Réunion du 22 mai 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

Les administrateurs de l'Assemblée nationale nous ont fait tenir une note très fouillée sur la question de la représentation, qui va maintenant nous occuper. J'en dirai néanmoins quelques mots.

La question de la représentation est d'abord liée au droit de vote.

La Révolution de 1789 a instauré en France le suffrage populaire – mais non le suffrage universel. La Constitution de 1791 distingue en effet les citoyens actifs des citoyens passifs. Pour être électeur, il fallait justifier de son indépendance, c'est-à-dire s'acquitter d'une contribution directe équivalente à trois journées de travail, et n'être pas dans un état de domesticité. Il ne s'agit pas d'un régime censitaire stricto sensu, puisque le droit de suffrage est accordé à quatre millions et demi d'hommes, sur six millions en âge de voter. Ce ne sont pas les classes populaires qui sont écartées, mais les catégories instables, marginalisées et dépendantes. Au départ fixée à vingt-cinq ans, la majorité civile est abaissée à vingt et un ans en septembre 1792.

Toutes les femmes sont exclues du suffrage. Malgré Condorcet, malgré Olympe de Gouges et quelques autres pionniers, les femmes ne sont pas considérées comme des citoyennes. La femme est assimilée à la sphère privée : elle est la gardienne du foyer, de la famille, à laquelle elle s'identifie. Au fond, elle n'est pas un individu. Homme et femme appartiennent à des genres différents, comme le suggérait Jean-Jacques Rousseau. Certains prêchent pour que l'on accorde le droit de vote aux femmes restées filles, ainsi qu'aux veuves, mais en vain. Jusqu'en 1944, seuls les hommes voteront.

Le retard de la France tient, on le voit, à des considérations philosophiques autant que politiques. Sous la Troisième République, les unes et les autres concourent pour refuser le vote aux femmes. Pendant toutes ces années, les femmes accèdent au suffrage dans de nombreux pays : en 1907 en Finlande, en 1913 en Norvège, en 1914 en Islande, en 1915 au Danemark, en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en Suède, en Estonie, en Lettonie et en Pologne, en 1919 en Autriche, au Luxembourg, aux Pays-Bas et en Tchécoslovaquie, en 1920 en Albanie, en 1921 en Lituanie, en 1928 en Irlande et au Royaume-Uni, en 1934 en Turquie, en 1938 en Roumanie…

En France, il y avait bien des partis et des associations pour réclamer le vote des femmes, mais surtout dans les rangs de la droite. La gauche, et en premier lieu les radicaux, sont hostiles au suffrage féminin, en raison de l'influence de l'Église : alors qu'elle s'est considérablement affaiblie chez les hommes, la pratique religieuse demeure largement majoritaire chez les femmes. Que l'on se souvienne du couple Jaurès : en 1901, les militants socialistes s'indignent, car la fille de Jean Jaurès, Madeleine, vient de faire sa communion solennelle. Pour se défendre, il argue que sa femme, comme la plupart des femmes françaises, reste fidèle « à la foi chrétienne, à la tradition catholique […] À la tradition religieuse, qu'elles ne veulent ni exclusive ni intolérante, elles [les femmes] rattachent encore les grands événements de la vie : le mariage, la naissance des enfants, la mort ». Les républicains respectent cette idée ; mais cela leur inspire une grande défiance politique : pratique religieuse et vote à droite vont de pair, et la droite fut longtemps antirépublicaine.

En 1944, le Gouvernement provisoire du général de Gaulle accorde le droit de vote aux femmes. Le Préambule de la Constitution de 1946 dispose que « la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme. » Les femmes, devenues électrices, sont aussi éligibles, mais l'Assemblée nationale ne s'est pas féminisée pour autant. Alors que trente-trois députées sont élues à la Constituante de 1946, le nombre de femmes élues décline à partir de 1951, pour tomber à neuf en 1958. Il remonte peu à peu, mais ne dépasse la centaine qu'en 2007, pour arriver à 155 en 2012, c'est-à-dire un peu moins de 30 %. Nous sommes encore bien loin de la parité prévue par la loi du 6 juin 2000.

Les partis n'ont pas en la matière appliqué la même politique. Lors des élections de 2012, le Parti socialiste a eu 105 élues à l'Assemblée nationale, soit 37,5 % de ses députés. L'UMP a eu 27 élues, soit un peu moins de 14 % de ses députés, la palme de la féminisation étant remportée par les écologistes, avec 9 élues sur 17 députés, soit un peu plus de la moitié. Il faut toutefois remarquer que, si la représentation des femmes au Parlement français est très loin de ce qu'elle est en Suède ou en Finlande, notre pays occupe quand même dans l'Union européenne la dixième place et fait sensiblement mieux que le Royaume-Uni ou l'Italie.

Faut-il alors améliorer la loi sur la parité ? Pour les élections départementales de 2015, le mode de scrutin imposait des binômes constitués d'un homme et d'une femme : faut-il appliquer la même formule aux élections générales ?

Il nous faut également réfléchir à la question de la représentation sociale. Il va de soi qu'un Parlement n'a pas vocation à représenter les catégories socio-professionnelles de façon strictement proportionnelle. Mais de trop grands écarts creusent la séparation entre une classe politique recrutée dans les catégories sociales supérieures d'une part, et les classes populaires de l'autre. Il y a là une tendance à l'oligarchie très dommageable pour la démocratie.

Jadis, la crainte de la représentation ouvrière – et de la domination du Parlement par le prolétariat – était manifeste. Sous la Deuxième République, la majorité conservatrice a, par la loi du 31 mai 1850, fait obligation aux électeurs de prouver, entre autres, trois années de résidence continue. Le corps électoral est ainsi passé de 9,6 millions à 6,8 millions d'électeurs, les exclus étant surtout ceux qui changeaient souvent de domicile pour trouver un emploi : 2 500 prolétaires ont ainsi été radiés des listes électorales. Cela permit à Louis-Napoléon Bonaparte, lors de son coup d'État du 2 décembre 1851, de proclamer le rétablissement du suffrage universel – suffrage par la suite étroitement contrôlé.

Le suffrage universel a été respecté par les régimes suivants, mais la composition sociale des assemblées n'a jamais été équitable – et l'inégalité s'est accrue depuis 1986. Ainsi, les ouvriers représentaient 6 % des députés en 1978, contre 1 % aujourd'hui. Sous la Quatrième République, 133 ouvriers sont devenus députés, à comparer aux 136 agriculteurs et aux 142 avocats. En revanche, si l'on prend pour critère le niveau des diplômes, en 2007, l'écrasante majorité des députés étaient munis d'un diplôme d'études supérieures, alors que les personnes sans diplôme ou titulaires du seul certificat d'études représentent encore 27 % de la population. Cette sous-représentation populaire est-elle inéluctable ?

Une autre question doit enfin appeler notre attention : celle des immigrés de longue date, qui vivent et travaillent en France et qui n'ont pu obtenir leur naturalisation. Faut-il les tenir éloignés de toutes les formes d'élections politiques ? Et si la réponse à cette question était négative, à quelles élections pourraient-ils participer, et selon quels critères ?

2 commentaires :

Le 08/03/2017 à 17:10, Laïc1 a dit :

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"Le retard de la France tient, on le voit, à des considérations philosophiques autant que politiques."

Là où la philosophie passe, la raison trépasse...

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Le 08/03/2017 à 17:13, Laïc1 a dit :

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"La gauche, et en premier lieu les radicaux, sont hostiles au suffrage féminin, en raison de l'influence de l'Église : alors qu'elle s'est considérablement affaiblie chez les hommes, la pratique religieuse demeure largement majoritaire chez les femmes."

On aura compris que la gauche s'est vaillamment opposée au vote des femmes parce qu'elle craignait que les femmes votent à droite... A mon avis il y a d'autres raisons moins avouables qui ne sont pas dites.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

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