Intervention de général Jean-Pierre Bosser

Réunion du 26 mai 2015 à 21h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

général Jean-Pierre Bosser, chef d'état-major de l'armée de terre :

Madame la présidente, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de votre nouvelle invitation. J'évoquerai d'abord la manière dont je perçois le projet de loi actualisant la programmation militaire (LPM) pour les années 2015 à 2019 et ses conséquences pour l'armée de terre ; j'aborderai ensuite la manière dont nous nous préparons pour la mettre en oeuvre ; enfin j'examinerai les conditions de son application. Je conclurai en évoquant trois points : la prise en compte de l'arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), qui a conduit à la définition des associations professionnelles nationales de militaires (APNM), puis la question des réserves et, pour finir, le service militaire volontaire (SMV).

Le 1er septembre 2014, quand le ministre de la défense m'a demandé de concevoir un nouveau modèle, je n'imaginais pas que, huit mois plus tard, celui-ci serait adopté et intégré à la LPM. Ce travail, réalisé à marche forcée, va se concrétiser dans des délais très courts, et je m'en félicite.

Ce modèle comprend quatre caractéristiques. La première concerne les menaces. Tout en tenant à l'oeil celles connues depuis une trentaine d'années, et qui touchent à la stabilité des frontières en Europe centrale, il a fallu prendre en compte de nouvelles menaces, beaucoup plus asymétriques, comme le terrorisme et les attaques cybernétiques. Face à celles-ci, comment organiser nos forces de façon à garantir à notre action plasticité et réactivité, nos missions relevant dès lors davantage de la combinaison de modes d'action très souples que de l'engagement traditionnel d'unités telles que brigades, divisions ou corps d'armée ?

À l'évolution des menaces et à la nécessaire adaptation de notre organisation à celles-ci s'ajoutent deux autres critères. Le premier concerne le maintien en condition opérationnelle (MCO) du matériel. En effet, nos matériels sont de plus en plus performants et nos véhicules réclament une main-d'oeuvre plus industrielle que mécanique. Il nous faut par conséquent revoir à la hausse, pour tous les matériels existants – char Leclerc, camion équipé d'un système d'artillerie (CAESAR), véhicule blindé de combat de l'infanterie (VBCI) – et ceux prévus par le programme Scorpion, la part de la maintenance industrielle, tout en conservant une maintenance opérationnelle au plus près de nos forces engagées sur des terrains difficiles avec des élongations importantes. Dernier critère, l'homme constituant le coeur de l'armée de terre, il s'agit de savoir comment gérer les ressources humaines dès lors que nous avons affaire à une nouvelle génération de jeunes, engagés à 70 % sous contrat, et qui n'a pas forcément l'intention de faire carrière. Qu'en est-il de leur sélection, de leur parcours professionnel et de la préparation à leur reconversion ?

Depuis quelques années, un « déséquilibre avant » caractérise les armées – le chef d'état-major des armées (CEMA) l'a très bien évoqué – : les missions ne cessent d'augmenter alors que les moyens diminuent, les ressources n'étant pas au rendez-vous. Les déploiements opérationnels sont bien plus importants que ceux envisagés par le dernier Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Je pense notamment à l'opération qui a permis, la semaine dernière, dans le nord de la bande sahélo-saharienne (BSS), de neutraliser deux très importants chefs djihadistes. Le nombre d'hélicoptères alors engagés était très nettement supérieur à la normale, puisque nous sommes passés de quarante à plus de cinquante appareils déployés simultanément en opérations. Les hélicoptères, les forces spéciales, le renseignement, les drones tactiques sont autant d'éléments de cette combinaison de savoir-faire qui nous sont devenus indispensables et que la LPM met en évidence.

Au plan Vigipirate s'ajoute aujourd'hui l'opération Sentinelle. Le contrat de protection désormais dévolu à l'armée de terre sur le territoire national devient « dimensionnant » pour elle – quelque 7 000 hommes sont déployés en permanence avec la capacité d'aller jusqu'à 10 000 pour une durée d'un mois – et a des conséquences en matière de préparation opérationnelle et de remise en condition. Il était donc indispensable que nous disposions de 11 000 hommes supplémentaires pour pouvoir nous entraîner, pour intervenir dans des opérations extérieures de type Serval, mais aussi sur le territoire national avec une armée de terre au même niveau de préparation opérationnelle qu'au lancement de l'opération Serval. La LPM garantit les conditions de remontée en puissance qui permettront à l'armée de terre de répondre aux différentes sollicitations.

Où en sommes-nous dans la préparation de l'application de la LPM actualisée ? Nous ne pouvions pas attendre le vote du texte pour lancer les opérations de recrutement. Le premier enjeu est donc de savoir comment recruter à marche forcée les 11 000 hommes qui nous permettront, à la fin 2016 et au début 2017, de nous rétablir en matière de préparation opérationnelle. Nous avons envisagé cette manoeuvre il y a quatre mois, en direction des jeunes que nous espérons recruter. J'engage ma crédibilité en affirmant que je serai capable de recruter 11 000 hommes supplémentaires en un an et demi. Je ne peux, à l'heure présente, répondre à la question de savoir si, d'ici à la fin de l'année, nous parviendrons à recruter les 5 000 premiers hommes, mais j'aurai créé toutes les conditions pour y parvenir.

En ce qui concerne l'offre stratégique de l'armée de terre, nos soldats ont bien compris que leur avenir sera probablement davantage équilibré entre actions sur le territoire national, avec des missions de protection, et opérations extérieures (OPEX), avec des missions d'intervention. J'aborde régulièrement la question au sein des régiments, que je visite toutes les semaines, ou avec les jeunes déployés dans le cadre du plan Vigipirate, que je rencontre souvent ; je l'ai également évoquée avec les 500 capitaines que j'ai réunis il y a une semaine. Tous savent qu'ils font partie de cette génération de soldats qui seront alternativement engagés à l'extérieur et à l'intérieur, par exemple en janvier à Paris, en septembre à Gao ou ailleurs. Ils ne le vivent pas mal, les militaires du rang sont même très fiers de participer à la mission Sentinelle. Il reste qu'il faudra réfléchir aux modalités de notre engagement sur le territoire national et aux travaux à mener pour installer cette mission dans la durée.

Nous avons bien expliqué à nos hommes que le nouveau modèle, pour l'armée de terre, s'ajoutait aux transformations initialement prévues. Il nous appartient par conséquent de faire bon usage de ces effectifs qui ne sont pas destinés à reconstruire le passé, mais à construire l'avenir en fonction des différents types de menaces, des facteurs opérationnels nouveaux. Il s'agit, grâce à la LPM, de retrouver une certaine cohérence, un équilibre, notre capacité à assurer la sécurité de nos hommes quand ils sont engagés, même si, bien sûr, ce texte ne va pas résoudre tous nos problèmes.

La LPM prévoit une hausse des effectifs et des équipements individuels et collectifs de la force opérationnelle terrestre (FOT) à due proportion ; elle prévoit aussi le maintien de l'effort en matière de régénération des matériels à hauteur de 500 millions d'euros, dont 50 millions par an pour l'armée de terre. Cet effort a déjà été engagé en 2015, puisque nous avons déjà obtenu une augmentation de 4 % des crédits alloués à l'entretien programmé du matériel (EPM). Le texte prévoit en outre des ajustements capacitaires qui se traduisent, pour l'armée de terre, par la commande de sept hélicoptères Tigre, de six hélicoptères NH90 et de jumelles de vision nocturne pour les forces spéciales. Les efforts consentis en matière d'équipement correspondent bien à nos besoins, sachant qu'ils viennent s'ajouter à l'existant comme le programme Griffon-Jaguar, notifié fin 2014 et la revalorisation du char Leclerc au standard 1, signée en début d'année. Nous attendons en outre que le système de drone tactique intérimaire (SDTI) soit remplacé par un système de drone tactique (SDT) et que soit choisi le nouveau fusil d'assaut, en remplacement du FAMAS.

J'en viens à mes trois derniers points et commencerai par l'arrêt de la CEDH qui a, je l'ai dit en septembre dernier devant vous, surpris l'armée de terre : personne ne s'attendait à ce que cette question soit posée aux armées. À l'issue de notre première rencontre, j'ai demandé aux membres du conseil de la fonction militaire de l'armée de terre (CFMT) d'y réfléchir. Au cours de la session suivante, je n'ai pas remarqué une appétence particulière pour le sujet. La crainte de voir se constituer des syndicats dans l'armée a été assez rapidement balayée par le ministre de la défense, qui a assuré qu'il ne s'agissait pas de la voie vers laquelle nous nous dirigions. L'APNM constituera donc un juste milieu entre le syndicat et l'interdiction d'adhérer à une association. Les conseils de la fonction militaire (CFM) ont du reste émis un avis assez favorable aux APNM, même si les réticences demeurent quant à l'intégration de ce dispositif au sein des instances de concertation. Un débat s'est engagé sur la question de savoir à quel niveau opéreraient les APNM. Le CFMT a émis un avis défavorable au fait de voir les APNM intégrer les CFM d'armée, qui permettent à nos garçons et à nos filles, qui sont volontaires pour exercer ce métier, de rencontrer le chef d'état-major pendant une demi-journée et deux à trois fois par an. Or ce temps, qu'ils considèrent comme précieux, ils ne veulent pas le partager avec des associations dont ils considèrent qu'elles vivent un peu en dehors de leur temps.

En ce qui concerne les réserves, nous en avons un réel besoin sur le territoire national qui doit être envisagé dans ses trois dimensions : maritime, aérienne et terrestre – cette dernière ne se réduisant pas à l'opération Sentinelle, mais concernant également les frontières, les villes et, sans doute aussi, les campagnes. Pour pouvoir couvrir le vaste espace qui constitue le pays, nous ne pouvons pas agir sans les réserves, non seulement parce que nous ne sommes pas assez nombreux, mais aussi parce que les réserves disposent d'une véritable légitimité à agir sur le territoire national – elles connaissent leur région, ceux qui y vivent. L'armée de terre, dans le cadre de la préparation de la LPM, a souhaité que l'on densifie et que l'on améliore l'emploi des réserves. Il semble que l'on suive cette voie puisque le texte prévoit d'augmenter les réserves de 28 000 à 40 000 personnes et d'en faciliter l'emploi – l'opération Sentinelle a montré qu'un préavis de trente jours pour convoquer des réserves dans une situation de crise n'était pas du tout adapté à la situation que nous avons vécue en janvier. Aussi la LPM paraît-elle aller dans le bon sens. Notre travail consiste à dépasser l'emploi des réserves à titre individuel pour imaginer un système nouveau. Et, tout comme la gendarmerie, nous avons sans doute à mieux organiser notre réserve « captive », ces jeunes qui quittent le service et nous sont rattachés pendant deux à cinq ans. La gestion administrative des réserves est bonne, ce qui n'est pas forcément le cas de leur gestion opérationnelle.

Pour ce qui est du SMV, l'armée de terre pouvait-elle ne pas chercher des solutions concourant à renforcer la cohésion du pays ? Je pense que non. J'ai du reste intégré cette question dans mon modèle dès le mois de septembre 2014. Dans une armée comme la nôtre, où nous travaillons au quotidien avec 70 000 jeunes, nous pouvons imaginer, expérimenter des centres à même d'offrir à nos jeunes la possibilité de rebondir après leurs échecs, comme c'est le cas pour le service militaire adapté (SMA) qui donne d'excellents résultats dans les DOM-COM. C'est d'ailleurs exactement ce qu'a souhaité le ministre de la défense : que les militaires prêtent leur concours à la nation par le biais d'un savoir-faire. Cette ambition n'en reste pas moins, somme toute, assez modeste, puisque l'objectif est de créer trois centres avec, au départ, mille volontaires. Nous sommes en train de définir les programmes.

Je conclurai en évoquant le moral des armées. Nous disposons de nombreux thermomètres pour le mesurer. Il ressort de la consultation de plus de 5 300 « terriens » en décembre 2014 un moral moyen avec une légère amélioration. Il s'est toutefois passé beaucoup de choses depuis décembre 2014, à commencer par les attentats de janvier et le déploiement de l'opération Sentinelle. Un nouveau modèle de l'armée de terre a été défini, qui peut donner la visibilité qu'attendaient nos soldats ; certaines décisions ont été prises en conseil de défense… L'état moral de l'armée de terre n'est donc sans doute plus totalement le même qu'en décembre.

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