Je voudrais faire deux remarques préalables. D'abord, Guy-Michel Chauveau et moi pensons que le mot de doctrine est inadapté à la conception que nous devons avoir des interventions militaires extérieures, parce qu'il ne faut pas se lier les mains à l'avance. Cependant, cela n'interdit pas de réfléchir à un certain nombre de principes d'action. Deuxième point, l'intervention extérieure fait partie de la dissuasion. Nous avons tendance à imaginer que la dissuasion n'est que nucléaire, mais en réalité la dissuasion doit être une posture globale, avec toute une palette d'actions possibles. De ce point de vue, la capacité d'intervention extérieure participe à la signature globale de notre pays et à son autonomie de décision.
Il nous a semblé que les engagements extérieurs de notre pays devaient respecter cinq principes essentiels cumulatifs : avoir un intérêt stratégique, un soutien large de la communauté internationale, des objectifs clairs et réalistes, une stratégie de sortie pérenne élaborée en amont et enfin, bien évidemment, des effets positifs sur les populations civiles des pays concernés.
• Premièrement, l'intervention doit avoir un « sens stratégique », c'est-à-dire être réellement compatible avec les intérêts supérieurs de la France.
Quels sont ces intérêts ? Le Livre Blanc de 2013 en distingue trois catégories. Les intérêts vitaux : défense du territoire métropolitain et ultramarin ainsi que de nos zones maritimes ; protection des ressortissants français, auxquels on peut adjoindre la défense du territoire des Etats européens et de l'Alliance atlantique auxquels nous sommes liés par une clause de défense collective. Il s'agit aussi de nos intérêts stratégiques. Ceux-ci sont nombreux et divers ; il convient de déterminer au cas par cas dans quelle mesure leur mise en cause justifie un engagement armé. Il s'agit enfin de nos responsabilités internationales, cercle plus dilué mais très important. Il est dans l'intérêt de la France de les honorer, en tant que membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU. En effet, ce statut n'est pas seulement un legs historique. Dans le monde actuel qui n'est plus celui de 1945, la France doit chaque jour prouver qu'elle en est digne.
Avant toute décision d'intervention, il faut mûrement peser si l'engagement envisagé est compatible avec les intérêts de la France largement appréciés. Au sein d'une coalition internationale dont elle n'est pas leader, nous pensons que la France doit proportionner son engagement à l'influence qu'elle est susceptible d'exercer, afin de pouvoir concentrer ses moyens sur les théâtres où ils auront l'effet stratégique le plus fort.
• Deuxième critère, tout engagement extérieur français doit bénéficier d'un soutien large de la communauté internationale.
Sa légalité et sa légitimité doivent être consacrées par une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU, cela va de soi. Nous pensons que c'est un impératif. En dépit de tous ses défauts, l'ONU reste une institution unique dans l'histoire. En tant que membre permanent, nous avons tout intérêt à préserver la centralité du Conseil de sécurité pour le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Nous devons donc nous efforcer d'obtenir systématiquement une résolution autorisant l'usage de la force préalablement à tout engagement extérieur, même si cela nous coûte beaucoup de temps et d'énergie. Le Libre blanc est d'ailleurs très clair sur ce point. Cette exigence ne connaît qu'une seule exception, prévue par la Charte des Nations Unies : la légitime défense collective, qui nous permet d'intervenir à la demande d'un Etat qui se trouve lui-même en situation de légitime défense, ce que nous faisons actuellement en Irak.
Deuxième élément de ce soutien de la communauté internationale, l'éternelle question européenne. Le soutien des Européens est à la fois indispensable et complexe à obtenir. Il est indispensable sur le plan financier et sur le plan de la légitimité. Sur le plan financier, car les besoins en sécurité du continent africain sont tels qu'ils dépassent largement nos moyens. Et sur le plan de la légitimité, car la dimension européenne d'une opération lui ôte l'éventuelle teinte néocoloniale qui pourrait lui être reprochée. Cependant, ce soutien est compliqué à obtenir, parce que les Etats européens n'ont pas tous la même histoire et la même implication dans toutes les parties du globe, et c'est notamment le cas en Afrique. En outre, les outils développés au sein de la politique de sécurité et de défense commune ne sont pas faciles à mettre en oeuvre. La chaîne de commandement, les procédures et le processus décisionnel de l'Union européenne sont mal adaptés aux exigences spécifiques de l'action militaire. Cela fonctionne actuellement au Mali et en République centrafricaine, mais ce n'est pas toujours le cas. Nous pouvons donc être tentés de nous affranchir de cette procédure européenne.
Nous pensons qu'il ne faut pas hésiter à le faire lorsque les options de PSDC ne paraissent pas adaptées ou pâtissent d'un manque d'élan politique qui en compliquerait la mise en oeuvre. Par exemple, la coopération engagée de manière pragmatique au sein de l'European air transport command (EATC) pour mutualiser le transport stratégique fonctionne bien et pourrait être élargie au ravitaillement en vol. Nous pensons que ce type d'approche pragmatique doit être érigé en norme d'action dans notre coopération avec les Etats européens.
Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas continuer à pousser l'Europe de la défense pour la rendre plus opérationnelle. Il est possible de lever certains obstacles au déploiement des groupements tactiques de l'Union européenne (GTUE), qui n'ont jamais été utilisés à ce jour. Ces forces en alerte, bien entraînées et susceptibles de se déployer en quinze jours, pourraient être particulièrement utiles pour intervenir dans une situation d'urgence. Il faudrait parvenir à faire financer leur déploiement sur fonds communs ; nous plaidons en ce sens, appuyés par nos partenaires allemands et polonais. Pour le moment, il faut reconnaître que c'est un peu la double peine : toute la charge pèse sur le pays qui envoie ses militaires, lequel doit en outre accepter les rigidités de la chaîne de commandement européenne.
Enfin, si nous souhaitons associer les Européens, nous devons jouer pleinement le jeu du multilatéralisme, c'est-à-dire accepter de partager avec eux le renseignement et la réflexion en amont des opérations militaires. Nous ne pouvons pas raisonnablement décider d'intervenir de manière unilatérale et attendre ensuite des Européens qu'ils partagent l'effort. Le multilatéralisme doit commencer dès le stade de la planification des opérations. Nous étions à Berlin en janvier 2013 lorsque l'opération Serval a été lancée. Il était frappant de constater que la plupart de nos collègues allemands ne savaient pas où se situait le Mali et ne comprenaient pas que nous y intervenions. Nous avons donc un effort d'acculturation collective à faire. Cela vaut aussi pour nous, s'agissant des préoccupations sécuritaires de nos partenaires baltes et orientaux, au sujet desquelles nous ne nous sentons pas toujours très concernés.
Troisième élément du soutien de la communauté internationale, il faut, autant que possible, coopérer avec les partenaires locaux. La France sera d'autant moins perçue comme une force d'occupation que son action se présentera comme une coopération avec les forces locales et régionales. L'efficacité à moyen terme de l'intervention militaire dépendra de leur aptitude à assurer notre relai. C'est toute la logique du dispositif Barkhane dans le Sahel. Les opérations des forces françaises sont conduites conjointement avec les armées du G5 Sahel. Nous pensons que c'est un dispositif intelligent mais qui suppose un investissement sur le long terme, en raison du différentiel de niveau entre l'armée française et les armées locales.
• Troisième critère, l'engagement extérieur doit avoir des objectifs clairs et réalistes.
Les objectifs stratégiques et politiques doivent être clairement définis en amont de tout engagement. Souvent, les engagements extérieurs pâtissent d'un défaut de commande politique. Nous pensons que la France doit s'abstenir de s'engager s'il n'est pas possible d'énoncer des objectifs suffisamment clairs.
Ces objectifs doivent aussi être réalistes, c'est-à-dire atteignables avec les moyens que nous sommes prêts à investir dans l'opération. Cela exclut d'entrée en de jeu des objectifs démesurément ambitieux, de type « nation building » dont nous avons constaté la folle présomption. Nous ne devons pas envisager ce que nous ne pourrons jamais arriver à faire, compte-tenu de situations politiques, ethniques et militaires inextricables.
Même avec une ambition limitée, nous devons nous poser la question des moyens que nous sommes prêts à consacrer sur le temps long. Le critère de durée conditionne souvent l'efficacité d'une opération, car il faut s'engager pour reconstruire les forces armées et de sécurité locales. Avons-nous la capacité à durer et sommes-nous prêts à nous investir durablement ? Nous pensons qu'il est essentiel de répondre à cette question avant de s'engager.
• Quatrième critère, l'intervention militaire doit être assortie d'une stratégie de sortie pérenne.
Toutes les personnes que nous avons rencontrées l'ont souligné, la planification de l'après-crise est le point faible des opérations extérieures françaises. C'est pourtant un enjeu essentiel aujourd'hui, où la difficulté n'est pas tant de gagner la guerre que de gagner la paix.
Pour cela, il nous faut nous assurer, en amont de tout engagement, qu'il existe une solution politique crédible au conflit pour assurer le relai de notre action militaire et permettre la mise en oeuvre d'un processus politique bénéficiant d'un ancrage local suffisant.
Par ailleurs, on ne cesse de le dire, il nous faut mettre en oeuvre une approche globale des crises. Il est évident qu'au-delà de l'action militaire, nous devons prendre en compte les populations civiles, les nécessités de la reconstruction de l'Etat, et les aspects économiques. A l'évidence, nous ne pouvons pas faire cela tout seuls. La France a déjà fait des efforts pour coordonner ses moyens d'action au niveau interministériel, mais la mise en oeuvre d'une véritable stratégie globale butte sur le manque de moyens et d'outils dédiés. L'Agence française de développement (AFD) n'a pas le droit d'intervenir pour la reconstruction des pays en guerre. Nous devions utiliser tous les leviers disponibles. Nous pensons que l'OTAN, spécialisée dans les opérations de haute intensité, n'est pas la bonne réponse. En revanche, l'Union européenne a un potentiel intéressant en raison de la diversité de ses instruments et de l'étendue de son champ de compétence. Pour l'exploiter pleinement, il faut qu'elle réforme ses structures et supprime ses cloisonnements. Nous avons auditionné plusieurs praticiens des missions de l'Union européenne, qui sont extrêmement critiques sur la manière dont cela fonctionne – ou plutôt ne fonctionne pas. Il est tout à fait possible de réformer ces dispositifs pour les rendre plus efficaces.
• Dernier critère, qui n'est pas le moindre : nous devons nous assurer que l'engagement militaire aura un réel effet positif pour les populations concernées. Il faut que la dimension de l'aide humanitaire d'urgence soit prise en compte en amont, de même que celle de la protection des populations civiles par rapport aux effets de l'intervention militaire. Cela n'a pas toujours été le cas.
Voilà les quelques lignes de force que nous avons dégagées. A l'évidence, tout ce dont nous avons parlé n'est possible que si nous maintenons, sur le long terme, une cohérence budgétaire dans notre politique de défense et une cohérence dans l'architecture de nos forces. S'agissant de la cohérence budgétaire, nous pouvons en avoir des appréciations diverses après les décisions prises en Conseil de défense le 29 avril dernier. Je ne souhaite pas me lancer dans ce débat maintenant. La question de la cohérence de l'architecture de nos forces est capitale. Comment équilibrer les différentes missions des armées entre dissuasion nucléaire d'un côté et engagement extérieur de l'autre ? Il faudra apporter une réponse claire à ce débat au début du prochain quinquennat. Les décisions prises naguère sur la modernisation des composantes valent jusqu'en 2025-2030 ; les décisions pour l'après 2030 seront complexes dans un contexte géopolitique et dans une situation budgétaire mouvants.
A ce débat s'est adjoint, plus récemment, celui de l'équilibre entre protection du territoire national et engagement extérieur, avec la décision du Président de la République de redéployer une partie de l'armée de terre sur le territoire dans le cadre de l'opération Sentinelle. Cette décision a été prise sans grand débat. Il mérite pourtant d'être posé, et raisonne avec nos questionnements sur les engagements extérieurs. Les militaires déployés en France pour surveiller les lieux sensibles ont-ils besoin de la même formation que ceux que nous envoyons au Mali ? Les réponses que nous apporterons ne seront pas neutres sur le format de nos armées et la panoplie des outils dont nous devons disposer pour garder notre crédibilité militaire – et donc politique – globale.
Voilà les quelques réflexions que nous voulions vous livrer. Vous pourrez constater qu'en annexe du rapport, nous nous sommes livrés à un recensement aussi exhaustif que possible des interventions militaires depuis la guerre d'Algérie. Je pense qu'une telle compilation n'avait jamais été réalisée sous cette forme et j'espère que ce rapport aura fait oeuvre utile de ce point de vue-là aussi.