Intervention de Claude Revel

Réunion du 2 juin 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Claude Revel, déléguée interministérielle à l'intelligence économique :

Nous sommes donc amenés à parler des stratégies offensives menées par des pays étrangers pour aider leurs entreprises à l'international. Dans la doctrine française d'intelligence économique, il s'agit du troisième pilier, celui de l'influence, les deux autres étant la veille et la sécurité économique. Par « influence », il faut entendre que l'on essaye de formater le paysage extérieur par des moyens divers. Il en existe beaucoup, mais quatre sont particulièrement intéressants : l'utilisation du droit ; la présence dans les instances internationales de normalisation, technique et de gouvernance ; l'expertise mise au service de gouvernements étrangers ; enfin, le social engineering, c'est-à-dire le travail sur les opinions, méthode légale mais plus dissimulée. En ce domaine, notre maître à tous, si je puis dire, ce sont les États-Unis, qui pratiquent un libéralisme intelligent en proclamant les règles de la concurrence pure et parfaite à l'extérieur tout en menant une action volontariste pour protéger leurs propres intérêts – ce que l'on ne peut leur reprocher. J'exposerai ce que sont, à notre avis, les méthodes principalement utilisées par les États-Unis, l'Allemagne et la Chine avant de conclure par ce que l'on pourrait faire. Cette audition a lieu au meilleur moment, puisque nous élaborons un document décrivant les pratiques d'intelligence économique défensives et offensives de nos principaux concurrents étrangers.

On notera qu'aux États-Unis, mêmes les mesures défensives sont pour partie offensives. Ainsi, le Comité pour l'investissement étranger aux États-Unis (CFIUS), chargé d'autoriser ou de ne pas autoriser les investissements étrangers sur le sol américain, qui semble être un organisme défensif, est en réalité une instance offensive : même quand le CFIUS autorise les entreprises étrangères à investir, il les prive parfois de certaines de leurs attributions en les empêchant d'avoir un représentant direct au conseil d'administration d'entreprises américaines, les contraignant choisir un représentant américain inscrit sur une liste imposée. La loi FISA - Foreign Intelligence Surveillance Act –, qui permet aux autorités américaines d'exiger des entreprises la communication de données, y compris celles qui sont relatives à des citoyens non-américains, est tout aussi offensive.

Au nombre des mesures véritablement offensives, je mentionnerai les sanctions extraterritoriales infligées sur le fondement de la législation américaine, qu'il s'agisse des lois d'embargo ou de la lutte contre la corruption. Ainsi du Foreign Corrupt Practices Act (FCPA), dont le champ
d'application étendu au monde permet aux États-Unis d'intenter des procès à des entreprises étrangères – Technip, Total et BNP-Paribas, mais aussi à beaucoup d'autres entreprises européennes ou japonaises. Le moyen est offensif non seulement parce qu'il y a une amende énorme à la clé mais parce que, outre cela, les entreprises considérées sont contraintes de passer un accord transactionnel avec la justice américaine, pour trois ans, afin d'être exemptées de toute peine. Ainsi peuvent-elles être contraintes d'accepter la nomination dans leurs murs d'un contrôleur chargé de s'assurer du respect des engagements qu'elles ont contractés ; il a pour cela accès à l'intégralité de ce qui les concerne et, chaque année, fait rapport. Des outils, telle la loi de blocage, nous permettent de nous opposer à cette pratique et nous travaillons le sujet. Il est à noter que certains pays, le Brésil en premier lieu, s'inspirent de cette méthode véritablement intrusive.

Le troisième moyen utilisé par les États-Unis consiste en la promotion très active de son droit commercial à l'étranger. Ce droit est en lui-même assez intrusif, comme le montre la procédure judiciaire dite Discovery, qui permet l'accès à un grand nombre d'informations sur les entreprises. La promotion internationale de son droit commercial est activement soutenue par le gouvernement américain, on l'a vu au moment de l'effondrement de l'Union soviétique. Alors que les États d'Europe centrale et orientale s'attelaient à la rédaction d'un nouveau droit, le gouvernement américain et l'Association du barreau américain ont pris l'initiative conjointe – la Rule of Law Initiative – de donner des expertises gratuites aux gouvernements de ces pays, dans le cadre de la Fondation pour le droit continental (CEELI), de manière qu'ils élaborent leur nouveau droit sur le modèle américain.

Le quatrième moyen d'intervention de l'État, c'est le soutien des entreprises américaines par la mise à leur disposition d'informations et par l'organisation des acteurs dans le cadre de l'« Advocacy Center » et du « Trade Promotion Coordinating Committee ». Il ne s'agit pas de leur fournir des fonds mais d'organiser le recueil d'informations, de constituer des réseaux et de mettre à disposition des expertises et une aide au développement ciblée, en relation avec des organismes aussi divers que l'USAID ou des ONG telles que le Peace Corps, en particulier dans les situations de post-crise.

À cela s'ajoute le pouvoir de persuasion – soft power – par le biais de Voice of America, ou de CNN qui n'est pas une chaîne gouvernementale. L'International Visitor Leadership Program, lancé en 1940, est un autre dispositif d'intelligence économique gouvernemental particulièrement offensif. Cinq mille personnes y ont participé, dont un certain nombre sont, ensuite, devenues chefs d'État, premiers ministres et hommes politiques connus en Europe, France comprise. Vient enfin le social engineering mis en oeuvre par le biais des fondations, des clubs et des chambres de commerce qui diffusent partout la pensée américaine. Cette méthode, pour être dite « douce », n'en est pas moins offensive.

En Allemagne, il n'existe pas de politique fédérale d'intelligence économique organisée à proprement parler, si ce n'est une politique extérieure scientifique pilotée par les ministres fédéraux de la recherche et des affaires étrangères, en liaison avec les Maisons allemandes de la science et de l'innovation implantées à l'étranger. Ces mesures offensives « douces », visent à promouvoir des partenariats ; elles permettent de saisir les innovations étrangères, de collaborer et de s'implanter. Les Länder mènent leurs propres actions d'intelligence économique. On notera l'excellence allemande en matière de normalisation, notamment dans l'action bilatérale. Ainsi, les Allemands sont depuis une douzaine d'années en Chine où ils participent à l'élaboration des normes relatives à l'automobile. En l'espèce, il ne s'agit pas d'une action de l'État allemand, si ce n'est que l'État l'encourage peut-être : les industriels ont mutualisé leurs efforts, mais ils peuvent compter sur le soutien de leurs ambassadeurs et de leurs diplomates. Enfin, le GTZ – la Coopération technique allemande –, organisme de développement, travaille en relation étroite avec les entreprises et les ONG allemandes.

En Chine, l'intelligence économique est définie au sommet de l'État et fortement centralisée. Elle s'opère à l'étranger par divers moyens et en premier lieu par le biais des étudiants chinois de toutes disciplines, chargés de « faire leur marché » en repérant les meilleures pratiques. La Chine envoie des juristes dans de nombreux pays à cette fin et je suis certaine qu'il en va de même dans le domaine scientifique et dans d'autres. Il ne s'agit pas nécessairement d'espionnage, mais de prises de contacts. Il y a par ailleurs un soutien direct de l'État aux entreprises par de probables subventions gouvernementales à des industries émergentes stratégiques, celles de l'information et de la communication. D'autre part, la présence des Chinois est de plus en plus affirmée à l'Organisation internationale de normalisation (ISO) où ils mènent une politique volontariste, prenant de nombreuses présidences de comités techniques. Les Chinois disent clairement qu'ils veulent promouvoir leurs propres normes. Ainsi ont-ils affirmé que la norme 5G sera chinoise, et ils prennent les dispositions nécessaires pour qu'il en soit ainsi, en envoyant des scientifiques dans des laboratoires étrangers. Je citerai aussi les prêts très favorables accordés aux entreprises par des banques chinoises.

Enfin, la Chine développe très activement son soft power, par le biais de CCTV – l'équivalent chinois de CNN ou de France 24 –, de l'agence Chine nouvelle, dont cinquante journalistes sont accrédités auprès de l'Union européenne, de China Daily, et par les Instituts Confucius chargés de diffuser la culture chinoise mais aussi de faire des repérages, de nouer des contacts et de créer des réseaux. La diffusion de l'information est donc très organisée et des think tanks chinois de très bonne qualité se sont beaucoup développés, chargés de diffuser des messages à l'étranger.

Face à cela, l'Union européenne a des outils, mais elle ne les utilise pas assez. C'est que la politique européenne de la concurrence et de contrôle des concentrations a parfois des effets inverses à ceux que nous souhaitons. Certains pays tiers ont ainsi saisi les opportunités d'enquête et de condamnation que permettent nos textes pour sanctionner des entreprises européennes ; ce fut le cas, en particulier, du Brésil et un accord a dû être signé en 2009 entre la Commission européenne et le gouvernement brésilien pour mettre fin à ce système. D'autre part, le règlement communautaire du 22 novembre 1996 permet de s'opposer aux sanctions extraterritoriales américaines, mais le texte, adopté en réaction aux lois Helms-Burton et D'Amato, a une portée limitée. Ce règlement est en cours de renégociation, sous l'égide, pour la France, du secrétariat général des affaires étrangères ; nous insistons pour son spectre soit élargi et pour qu'y figure expressément l'obligation de réciprocité.

Que faire ? En premier lieu, la réciprocité doit être systématique, dans les négociations internationales, dans les protocoles d'accord et pour ce qui est des sanctions extraterritoriales. Ensuite, nous devons impérativement renforcer notre action en amont en développant notre offre d'expertise. Il nous faut aussi organiser notre influence ; c'est le rôle de la délégation interministérielle à l'intelligence économique, et nous nous y attachons, mais cette approche ne correspond pas forcément à l'esprit français ; les choses évoluent, mais nous pouvons faire mieux. Enfin, l'ensemble du dispositif n'est efficace que s'il repose sur une complicité public-privé. Chacun, là où il est le meilleur, doit prendre sa part, notamment pour ce qui concerne l'influence exercée à Bruxelles. L'État ne peut tout faire. Certaines entreprises doivent faire davantage, mais l'État doit leur assurer l'environnement favorable qui leur permettra de développer leur propre stratégie de présence internationale.

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