Intervention de Ali Laïdi

Réunion du 2 juin 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Ali Laïdi, politologue associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques, IRIS :

Je suis journaliste depuis 26 ans et, à l'IRIS, mes recherches actuelles portent sur la guerre économique. Je m'intéresse à l'intelligence économique depuis qu'en 1996, alors que j'étais pigiste au magazine L'Express, certaines personnes issues des services de renseignement m'ont expliqué que leur travail consistait aussi, parfois, en des opérations défensives ou offensives sur ce plan.

J'ai constaté que depuis 1996, la partie grise et même noire des relations économiques internationales a tendance à croître : les acteurs économiques et étatiques ont de plus en plus tendance à franchir les lignes jaunes. Au cours de ces vingt années, j'ai tout vu en matière de technique de guerre économique : chantage fait aux chefs d'entreprises, pénétration informatique des entreprises, utilisation de ressources de l'État, qu'elles soient militaires ou des services de renseignement. La preuve publique de ces agissements a été donnée, depuis juin 2014, par les révélations d'Edward Snowden, établissant que le système Échelon sert aussi aux intérêts de l'économie américaine. Nous le savions, et ce n'est pas une surprise à proprement parler puisque, depuis 1993, les États-Unis ont annoncé que, l'Union soviétique s'étant effondrée, leur priorité nationale était la préservation de leurs intérêts économiques et le fait de rester le leader mondial sur le terrain politique et militaire. Pour ce faire, ils ont entièrement restructuré leur administration, avec l'objectif que leurs entreprises remportent tous les marchés souhaitables. C'est une politique assumée et reconnue, ne serait-ce que pour dire aux citoyens américains : « Voilà où passe votre argent ; il sert à défendre telle entreprise américaine qui était en compétition avec telle entreprise étrangère. Nous l'avons aidée à remporter ce marché en faisant jouer notre influence, par du lobbying et aussi par des opérations plus grises, sinon plus noires ». Mais rien ne sert d'incriminer les États-Unis, puisque nous, Français, avons agi d'une certaine manière, à une certaine époque, en utilisant nos propres services de renseignement pour des opérations d'espionnage économique visant, notamment, Texas Instruments aux États-Unis.

Pourquoi dit-on souvent qu'en ce domaine la France est en retard ? Pour commencer, ce retard n'est pas tel qu'on le dit puisque, sur le continent européen, c'est la France qui a réagi la première, en 1994, avec le rapport Martre. D'autre part, les Espagnols, les Italiens et les Belges observent avec intérêt la politique française en matière d'intelligence économique. Elle existe bel et bien, et se déploie depuis qu'en 2002 le député Bernard Carayon a remis au Premier ministre un rapport qui a conduit, en particulier, à la nomination d'un Haut responsable à l'intelligence économique rattaché au Premier ministre, en la personne de M.Alain Juillet. Aujourd'hui, Mme Claude Revel est déléguée interministérielle à l'intelligence économique.

Le problème est donc ailleurs. C'est que ni la droite ni la gauche ne savent véritablement comment appréhender la question. Au fil des ans, la droite s'en est emparée et l'a portée au plus haut de l'État. À gauche, M.Jean-Michel Boucheron s'en est préoccupé, mais ces « histoires de barbouzes » paraissaient ne pouvoir être prises qu'avec des pincettes, si bien que la gauche n'a pas franchement osé s'en saisir.

D'autre part, au contraire des pays en pointe en ce domaine, les Français ne savent pas exactement à quel niveau la question doit être traitée. En Grande-Bretagne et au Japon, elle relève du Premier ministre, aux États-Unis, du Président : elle est donc traitée au niveau exécutif le plus haut. En France, on a tergiversé, passant du niveau interministériel à une délégation rattachée à l'Élysée, puis à Matignon.

Enfin, les élites ne sont absolument pas conscientes du problème. Aucun des éminents économistes qui s'expriment dans les médias français ne parlent de la compétition et de ses dérapages. Ils traitent du chômage, de la croissance et de la dette, mais ne disent mot de la concurrence alors qu'elle est inscrite dans l'ADN du libéralisme !

Telles sont les raisons pour lesquelles d'année en année, la France n'avance pas dans ce domaine.

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