Intervention de Jean-Pierre Vuillerme

Réunion du 2 juin 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Jean-Pierre Vuillerme, senior vice-président « management des risques » de l'Agence pour la diffusion de l'intelligence économique, ADIT :

Je remplace Philippe Caduc, président-fondateur de l'ADIT, empêché. L'Agence a été créée par l'État il y a 22 ans pour accompagner le développement de nos entreprises à l'étranger – non sans succès sans doute puisqu'elle existe toujours et qu'elle continue d'être présidée par Philippe Caduc. S'intéresser aux pratiques « régaliennes » de certains pays peut conduire à être tenté par réaction de procéder comme ils le font. Mieux vaut, comme au judo, anticiper, et analyser les contraintes qui pèsent sur nos entreprises pour les surpasser, en appréhendant la réalité telle qu'elle est et non telle qu'on souhaiterait qu'elle soit. Je vous donnerai quelques exemples précis.

Jusqu'à la fin des années 1970, aucun pays au monde ne condamnait la corruption d'agents publics étrangers. Elle était considérée comme normale et indispensable aux succès commerciaux, et les sommes dites « de facilitation » étaient même déductibles fiscalement dans nombre de pays, dont la France. Puis, en 1977, les États-Unis adoptent la loi dite FCPA pour lutter contre ces pratiques, mais ils prennent conscience qu'en l'absence de réciprocité dans les sanctions encourues, c'est peut-être se tirer une balle dans le pied. Cela explique la pression considérable qu'ils exercent à la fin des années 1990 sur les pays développés pour qu'ils adoptent une réglementation similaire. Mais il faudra attendre les années 2000 puis 2007 pour que le code pénal français évolue à ce sujet. C'est déjà une illustration du soft power américain.

Autre exemple : les freins mis à l'entrée sur un territoire de conquête par les barrières non tarifaires, en s'appuyant sur les normes et règlements. Ainsi, tous les produits présentant un risque à l'usage dans le secteur automobile ou de la santé font l'objet d'une certification de conformité aux normes. Dans les pays d'Europe occidentale, le certificat est délivré par une tierce partie agréée ; pour les transports en France, c'est l'Union technique de l'automobile du motocycle et du cycle. Dans d'autres pays, dont les États-Unis, le fabricant s'auto-certifie. Certains États ont émis le souhait d'une reconnaissance réciproque de ces deux modes de certification ; il faut prendre garde aux conséquences que cela aurait. En effet, alors que l'auto-certification est instantanée, la certification par une tierce partie demande de six à huit mois. Il en résulte que si deux entreprises concurrentes soumises à des modes de certification différents veulent commercialiser une innovation de même nature, l'une pourra la mettre sur le marché de six à huit mois avant l'autre. Les pays qui acceptent l'auto-certification par le fabricant donnent à leurs entreprises un avantage temporel qui est une forme de distorsion de la concurrence.

Exemple inverse : le règlement européen REACH, qui porte sur l'enregistrement, l'évaluation, l'autorisation et les restrictions dans l'utilisation des substances chimiques est entré en vigueur le 1er juin 2007. Vouloir protéger les consommateurs est vertueux, mais on a oublié qu'entrent sur le territoire européen des produits fabriqués dans des pays tiers qui ne reconnaissent pas ce règlement. Lorsqu'une entreprise interroge la Commission européenne à ce sujet, la réponse est qu'il lui appartient de procéder aux contrôles nécessaires et de porter plainte le cas échéant. En d'autres termes, on a institué une mesure qui semble bonne mais sans installer les mécanismes de contrôle adéquats, créant, de fait, une autre forme de distorsion de concurrence.

Un autre exemple encore a trait au risque lié à l'entrée en relations d'affaires avec des partenaires étrangers. Depuis 2008, l'économie étant étale, il faut chercher à s'implanter sur les marchés qui connaissent encore un peu de croissance, dans des pays souvent instables. Cela suppose des acquisitions et des partenariats qui mettent certaines entreprises dans une situation de très grande fragilité, faute qu'elles aient justement apprécié le risque que leur faisait courir certains partenariats. Une très grande entreprise française, ayant connu quelques difficultés à ce sujet il y a quelques années, a défini un protocole remarquable : le Third-Party Integrity Management Process. Un audit approfondi est réalisé par un tiers de confiance, l'ADIT en l'espèce, qui produit des éléments opposables aux tiers. Autrement dit, cette entreprise, avant d'aller à la conquête d'un marché, s'attache à cerner ses futurs partenaires pour déterminer le risque encouru et être en mesure de prendre des décisions en toute connaissance de cause. Le législateur a compris l'intérêt d'une approche de ce type puisque, le 30 mars dernier, votre Assemblée a adopté la proposition de loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre.

Un autre exemple touche au numérique. Le problème est cette fois l'incompréhension des enjeux. L'inculture dans ce domaine est ahurissante, et une forme de candeur ou de naïveté. Peu d'entreprises ont pris conscience de la nécessité de maîtriser leur empreinte numérique et leur influence digitale sur le web. Sur le marché international, il ne suffit plus d'être le meilleur sur le plan technique, d'avoir le meilleur produit, d'offrir le meilleur rapport qualité-prix : il est devenu capital de se distinguer de ses concurrents en jouant sur la perception de l'identité, de l'image et du business model de l'entreprise, de ses dirigeants et de ses produits sur le web. Il faut, pour réussir, créer un lien de confiance avec le consommateur, qui passe désormais par des voies numériques. Une approche bien construite permet d'identifier les acteurs clés et les leaders d'opinion, de nouer le dialogue avec les parties prenantes.

Une autre manière d'être offensif consiste, puisque les économies occidentales sont atones, à aider nos entreprises à partir à la conquête de nouveaux marchés. Prenons le cas de l'Irak, où le coût de la reconstruction est estimé à 600 milliards de dollars. Bien que ce soit pour elles une condition de survie d'aller là où la croissance demeure, les entreprises françaises étaient absentes de ce marché. Certes, le pays est dangereux, et l'attentat commis contre des salariés de la DCN au Pakistan a montré que la responsabilité d'un chef d'entreprise peut être mise en cause en cas de difficulté ; il en résultait une peur, et l'absence de nos entreprises. Aussi, à l'instigation des pouvoirs publics, l'ADIT a créé, il y a plus de cinq ans, le Centre français des affaires de Bagdad. Bien nous en a pris car nous avons constaté que, les sunnites ayant été révoqués, ceux qui les ont remplacés n'ont aucune expérience de la chose publique, si bien que plus personne ne sait rédiger un cahier des charges pour un appel d'offres. Une entreprise française que l'on aide à identifier une opportunité, que l'on met en contact avec le ministère concerné et qui participera à l'élaboration du cahier des charges, a un peu plus de chances que d'autres d'emporter le marché.

Enfin, je tiens à souligner tout l'intérêt de la « diplomatie d'affaires ». Face à une difficulté importante, on peut bien sûr saisir les tribunaux internationaux, mais chercher querelle laisse des traces qui s'effacent très difficilement. Aussi est-il plus efficace de rechercher une médiation. Pour ce faire, nous nous sommes adjoints un ambassadeur détaché par le Quai d'Orsay, dont l'équipe dispose d'une bonne connaissance des écosystèmes politico-administratifs et qui permet de régler un certain nombre de dossiers.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion