Intervention de Claude Revel

Réunion du 2 juin 2015 à 17h00
Commission des affaires économiques

Claude Revel, déléguée interministérielle à l'intelligence économique :

Nous n'avons pas fait d'enquête à ce sujet ; j'ignore donc si, effectivement, 20 % des PME seulement pratiquent l'intelligence économique, mais je constate que certaines entreprises spécialisées dans les technologies pointues sont capables de s'organiser et que d'autres ne le font pas. La délégation interministérielle a pour mission de sensibiliser les PME à l'intelligence économique. Ancienne chef d'entreprise, je sais que les PME redoutent ce qui leur fait perdre du temps. À de longues réunions, à des tiers de confiance, elles préfèrent des outils très simples. C'est dans cet esprit que nous avons rédigé à leur intention un guide relatif à la cyber-sécurité, ainsi que des guides de bonnes pratiques pour les pôles de compétitivité, qui réunissent de très nombreuses PME. En mettant à leur disposition des outils qu'elles peuvent s'approprier, nous cherchons à leur permettre de prendre ces questions en main.

L'intelligence économique territoriale existe ; elle est entre les mains de préfets de région et de services très compétents. Pour plus d'efficacité, il reste à rendre le dispositif plus lisible ; nous nous y sommes attachés, avec les administrations et les élus, et nous avons remis un rapport à ce sujet au Premier ministre. Nous sommes en train d'en appliquer les préconisations dans le cadre de la réforme territoriale. Le dispositif prévoit un décloisonnement : exceptées, bien sûr, les questions de sécurité très sensibles, le préfet de région, les services déconcentrés et les collectivités territoriales doivent travailler ensemble à l'intelligence économique territoriale.

Enfin, en matière de veille et d'intelligence économique, les PME doivent mutualiser leurs moyens. C'est parfaitement réalisable et les syndicats professionnels doivent s'y employer.

Nous travaillons beaucoup avec les notaires et les barreaux pour sensibiliser les professions du droit à l'intelligence économique d'une part, d'autre part pour les inciter à promouvoir notre droit à l'étranger et, par ce biais, nos intérêts stratégiques et économiques. Au nombre des enseignements proposés par l'École nationale de la magistrature dans le cadre de la formation continue, une session, lancée sous la houlette de M.Claude Mathon, qui a fait un remarquable travail de pionnier, est consacrée depuis quelques années à l'intelligence économique. Le droit est beaucoup trop instrumentalisé et les magistrats doivent en être conscients.

Pour ce qui est de la concurrence entre États, la France est très présente à l'ISO, mais davantage dans les comités techniques que dans ceux qui traitent de gouvernance, à une brillante exception près : c'est un Français qui a initié la norme ISO 26000 sur la responsabilité sociétale.

L'argument selon lequel intelligence économique rimerait systématiquement avec illégalité est fallacieux. On peut, de manière parfaitement légale, prévenir de nombreux risques par l'anticipation et la veille, notamment les risques de corruption.

Vous comprendrez que, tenue au devoir de réserve, je ne puisse m'étendre sur le dossier Alstom, mais ce que vous avez dit est vrai, monsieur Fasquelle. Encore une fois, l'anticipation est le maître mot, et la délégation interministérielle avait fait savoir depuis des mois l'intérêt que General Electric portait à Alstom, et ses intentions. D'autre part, la réciprocité dans les sanctions extraterritoriales doit devenir la règle ; nous y travaillons. Je partage votre sentiment, nous devons mieux nous organiser.

Différentes améliorations législatives sont possibles : durcir la protection du secret des affaires pour en faire un rempart ; rendre la procédure relative aux investissements étrangers plus lisible et plus attractive, tout en défendant nos intérêts stratégiques.

Les moyens alloués à la délégation interministérielle sont-ils suffisants ? En réalité, la difficulté principale à laquelle nous sommes confrontés est de travailler avec des administrations aux cultures diverses. L'intelligence économique demande la circulation de l'information et l'acceptation de la mobilisation interministérielle et de la coordination. Ce n'est pas encore le cas partout. De nombreux ministères ont fait beaucoup d'efforts, mais des résistances très fortes persistent, qui peuvent bloquer certaines décisions. Il va sans dire que j'aurais plaisir à disposer de moyens humains et financiers supplémentaires mais outre que je n'ignore rien de la conjoncture budgétaire, le plus urgent est de sensibiliser chacun. C'est ce à quoi nous nous employons en portant la bonne parole, auprès de votre commission comme auprès d'entreprises, d'organisations professionnelles et d'universités, en demandant que notre propos soit relayé. Nous devons agir par la persuasion et non par la contrainte.

Nous travaillons beaucoup avec les universités et les écoles. Nous organisons d'ailleurs une conférence le 15 juin prochain à leur intention. L'école française d'intelligence économique commence à être connue à l'étranger et tient son rang – notre corpus doctrinal est presque plus connu hors nos frontières qu'en France. Nous avons pour objectif d'obtenir l'inclusion d'un cycle de formation d'une quinzaine d'heures au moins sur l'intelligence économique, dans tous ses aspects, dans tous les cursus d'enseignement supérieur sans exception. Cette formation, qui pourrait être assurée par des praticiens, devrait enseigner à tous nos diplômés de l'enseignement supérieur un triple réflexe : étudier la concurrence en permanence ; veiller à sa sécurité en prévenant les cyber-menaces mais aussi par son comportement ; tenter d'influencer l'extérieur au lieu de se replier par crainte d'aller à l'international.

Nous n'avons pas connaissance de difficultés particulières en Birmanie. Saisissez-nous et nous y travaillerons avec vous.

La position de la délégation interministérielle est que, pour ne pas négocier a minima, il convient de ne pas aller trop avant sur la voie de traités sur ces questions entre l'Union européenne et le Canada ou les États-Unis aussi longtemps que l'Union européenne ne se sera pas dotée d'une réglementation digne de ce nom, et singulièrement d'un règlement sur la protection des données. Pour ce qui est des tribunaux arbitraux, la plus grande prudence s'impose. Certains domaines doivent demeurer des compétences régaliennes, la justice en particulier. La définition et l'entrée en vigueur de normes, de règles et de codes de conduite entraînant des obligations croissantes d'audits, de certifications et de contrôles, avec leur cortège de rédaction de codes d'éthique et de règlement des litiges, ont fait naître un « business » du droit. Nous ne devons pas nous faire piéger : il faut garder à l'esprit que, souvent, de grandes idées proclamées servent ce marché, où les avocats américains excellent.

La proposition de directive sur le secret des affaires, approuvée le 26 mai 2014, à l'unanimité, par le Conseil de l'Union européenne, tend à harmoniser les législations nationales existantes. En France, le sujet avait été abordé dans un premier temps dans le rapport Mathon puis par le député Bernard Carayon. La proposition de directive, préparée par de très importants travaux des États membres – auxquels nous avons participé – et qui reprend pour le secret des affaires la définition de l'Organisation mondiale du commerce, est équilibrée. Il serait vraiment dommage qu'elle connaisse le même sort que la disposition retirée, en France, du projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Je ne pense pas du tout qu'elle aille contre le travail journalistique, la protection des sources ou les lanceurs d'alerte, qui sont expressément mentionnés. On peut toujours améliorer un texte et je ne méconnais pas les préoccupations qui se sont exprimées, mais l'objet de ce projet est de protéger les innovations qui ne peuvent l'être par le droit de la propriété intellectuelle – les essences des parfumeurs par exemple.

J'ajoute qu'à l'échelon communautaire comme à l'échelon national, il s'agit de textes commerciaux. Ce n'est pas dans le code du commerce que l'on peut traiter la protection des sources ; peut-être faudrait-il le faire par ailleurs, mais ce sont choses différentes. Un plus grand effort pédagogique aurait été nécessaire. Mon expérience est que si l'on explique de manière argumentée ce dont il s'agit aux journalistes, ils le comprennent. Pour ce qui concerne les syndicats, j'ai longuement discuté la question avec un de leurs représentants, et j'entends l'argument selon lequel les dispositions envisagées peuvent avoir pour effet de freiner la mobilité internationale des travailleurs. Je suis de ceux qui ont essayé de réduire la durée de la période pendant laquelle on est assujetti à la protection du secret des affaires.

Aux États-Unis, le Cohen Act, adopté en 1996, fait de l'atteinte au secret des affaires un crime fédéral mais, depuis 1987, il existe aussi une protection civile dans 47 des États américains. La Chine est en train de se doter d'une loi sur le secret des affaires et les États-Unis demandent à l'Inde de se doter d'un tel texte. Le projet de directive n'est vraiment pas dirigé contre la liberté d'expression. Elle tend à lutter contre l'espionnage économique et la fuite d'informations stratégiques car l'information est devenue une matière première et la perdre, en amont, c'est mettre en grand péril des productions et des emplois. Il n'y a là rien de fantasmatique, nous en avons de nombreux exemples. De plus, une loi sur le secret des affaires concourt à l'attractivité d'un pays en rassurant les investisseurs étrangers, qui y voient un facteur de sécurité juridique. En bref, si les choses ont été mal expliquées, il faut les expliquer mieux mais il ne faut ni être naïf ni dénaturer ce qu'était l'objet initial de la loi. Enfin, si elles étaient mises en oeuvre, ces dispositions feraient échec aux intrusions juridiques permises par la législation américaine, puisque l'on pourrait opposer le secret des affaires aux demandes d'informations d'un concurrent.

Nous travaillons à la politique de cyber-sécurité avec le préfet Latournerie, chargé de la lutte contre les cyber-menaces, et avec l'Agence nationale de défense et de sécurité des systèmes d'information. Nous participons à cette stratégie nationale pour son volet de vulgarisation auprès des entreprises. La coordination est bonne, ainsi qu'avec la personne chargée de la cyber-sécurité au ministère des affaires étrangères. J'assure aussi l'aspect international en m'entretenant en particulier avec les Américains, très intéressés de savoir comment l'on peut mieux se protéger sur le plan juridique.

Je ne pourrai assister au 1er Sommet de l'intelligence économique et de la sécurité mais mon conseiller spécial y sera. Les entreprises prennent conscience des risques ; la délégation interministérielle travaille beaucoup avec elles.

Certaines critiques portées contre BusinessFrance ne sont pas infondées, mais il faut laisser à la réforme le temps de se mettre en place.

Google est devenue une entreprise tentaculaire, aux ressources gigantesques ; en ce qui la concerne aussi, les États doivent coopérer. En visite à Paris il y a quelques années, le président de Google expliquait que, disposant de moyens d'informations sans pareils, sa société pouvait tout faire. Mais il ajoutait qu'il appartenait aux États de définir des limites par des législations internationales et que Google, entreprise légaliste, s'y conformerait. Faisons-le ! La France n'est pas assez présente dans l'élaboration de normes européennes sur ce plan. Nous devons l'être bien davantage. Nous travaillons beaucoup à la définition des données sensibles et stratégiques et de l'open data, car on ne peut tout ouvrir. Pour saisir les opportunités et savoir quels sont les risques, il faut être armé en informations d'excellente qualité ; c'est pourquoi l'intelligence économique devient toujours plus obligatoire. Enfin, il nous faut impérativement veiller à ce que Google et les autres géants du numérique ne captent tous les marchés, étouffant dans l'oeuf les start-up et les PME qui travailleraient chez nous sur les mêmes sujets.

L'anticipation est la clef de tout, et il n'est pas si compliqué de s'y astreindre. Il faut aussi préserver la mémoire des savoir-faire. Il y a du bon dans le droit à l'oubli, mais je crains qu'à l'inverse, en numérisant tout, on ne se prive d'armes pour l'avenir.

La « coopétition », c'est-à-dire la capacité de coopérer avec des concurrents, est une notion clef. Que deux sociétés présentent des offres concurrentes pour remporter un certain marché n'empêchera pas, à une autre occasion, les deux mêmes sociétés de présenter une offre conjointe. De même, on défendra avec des entreprises concurrentes des normes utiles à tous auprès des organisations internationales. Les choses sont plus subtilement teintées qu'en noir et blanc.

Il nous faut en effet organiser notre influence par une ingénierie spécifique, une planification souple, l'organisation de réseaux. C'est ce à quoi s'emploie la délégation interministérielle, et c'est ce qu'elle souhaite développer dans de plus nombreuses organisations internationales. Votre soutien nous sera précieux.

Notre objectif est que les entreprises confrontées à la contrainte extérieure se prennent en main au niveau territorial. Nous faisons de la pédagogie et nous leur fournissons des outils, et nous constatons qu'en matière d'intelligence économique le principe de subsidiarité fonctionne. Ne remonte vers nous que ce qui ne peut être traité au niveau local.

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