Messieurs les présidents, mesdames, messieurs, la question du bicamérisme est lancinante depuis 1789 : elle revient à chaque changement de régime, à chaque révision constitutionnelle. Des colloques sont organisés, des réflexions menées.
M.Jean-Noël Jeanneney a retracé devant vous l'histoire du bicamérisme, et je n'y reviendrai que brièvement avant de formuler ma propre position.
Le bicamérisme est une tradition française, puisque seules trois de nos constitutions l'ont écarté. Mais les contours de la seconde chambre ont beaucoup varié : sous le Directoire, les deux chambres étaient presque des clones ; il y a eu plus tard des chambres aristocratiques. Depuis 1875, le Sénat représente les collectivités territoriales, même si les sénateurs n'ont pris conscience de ce fait qu'à partir du milieu des années 1950. Ils ont alors construit, sur cette base, une légitimité particulière. N'oublions pas que la première Constitution rédigée en 1946 ne prévoyait pas de Sénat ; dans l'histoire constitutionnelle, deux référendums ont porté sur le bicamérisme – il est vrai qu'ils ont échoué tous les deux. Les sénateurs ont donc le souci de se légitimer.
En Europe, une majorité d'États ne connaissent pas le bicamérisme : l'Union européenne ne compte que treize systèmes bicaméraux pour vingt-huit États. Il faut noter que la question du bicamérisme ne peut pas être pensée sans s'interroger plus globalement sur le modèle d'État que l'on met en place : un État fédéral suppose un bicamérisme, de même qu'un État unitaire régionalisé – je laisse ici à part la question du Sénat italien, qui est très particulière. Dans les États unitaires décentralisés, tel que le nôtre aujourd'hui, la seconde chambre trouve également sa justification.
La carte des systèmes bicaméraux fait apparaître que toutes les secondes chambres représentent les territoires : la représentation de catégories de personnes est exceptionnelle. Je n'évoque pas la Chambre des Lords britannique, mais je pourrais donner l'exemple de l'Irlande, dont la Chambre haute comporte des représentants des syndicats d'employeurs et de salariés, ainsi que des universités, ou de la Slovénie. Ces États demeurent néanmoins des exceptions.
Je note enfin que, depuis 1789, toutes les prises de position contre le bicamérisme mettent en avant le peuple souverain, un et indivisible.
Faut-il à l'avenir conserver le bicamérisme en France ? Oui, évidemment. Faut-il le repenser ? Oui, assurément. Chacun a un avis sur le Sénat, et son avenir est – comme vous avez vous-même pu le mesurer, monsieur le président Bartolone – une question fort délicate. La palette des possibilités de réforme est extrêmement large : changement du mode de scrutin, chambre des territoires, fusion avec le Conseil économique, social et environnemental (CESE)… Mais méfions-nous : il est toujours plus facile de compliquer que de simplifier ; or c'est bien vers plus de simplicité qu'il conviendrait d'aller.
Il faut, à mon sens, conserver un bicamérisme. On constate aujourd'hui que le Sénat participe activement, et plutôt positivement, à l'élaboration de la loi. On attribue traditionnellement à la seconde chambre certaines qualités – modération, expérience… Elle saurait prendre le temps de mener une réflexion approfondie et, le fait majoritaire ayant aussi moins de force au Palais du Luxembourg, les sénateurs pourraient se permettre d'agir en sages. Toutes ces qualités sont reconnues dans les débats politiques, notamment constituants, et certainement incontestables. Le Sénat est une chambre de compromis, où les clivages sont moins marqués qu'à l'Assemblée nationale ; il donne de la loi une lecture moins passionnée, mais pas moins intéressante.
On dit souvent que le bicamérisme de la Cinquième République est inégalitaire. Je ne comprends pas bien cette appréciation, en tout cas pour ce qui concerne la législation ordinaire : depuis 1959, 11,4 % des textes seulement ont été adoptés en dernière lecture par l'Assemblée nationale, ce qui signifie que dans presque 90 % des cas, les deux chambres sont arrivées à un accord. L'apport sénatorial est réellement important : lorsque les deux chambres ont la même couleur politique, le taux de reprise par les députés des amendements votés au Sénat dépasse 90 %, pour atteindre 95 %, voire 96 %, certaines années. Bien sûr, en période de divergence politique entre les deux chambres, les commissions mixtes paritaires concluent moins d'accords, les dernières lectures sont plus nombreuses ; mais le taux de reprise des amendements atteint tout de même 50 % – et il ne s'agit pas uniquement d'arguties rédactionnelles. On peut donc parler de bicamérisme quasiment égalitaire : les deux chambres sont à peu près égales, et le Sénat participe activement à l'écriture de la loi.
On peut aussi considérer, inversement, que, ce faisant, il renforce encore l'inflation législative – qui ne concerne pas tant, en réalité, le nombre de textes votés, qui n'a pas énormément changé, hors conventions internationales, que leur longueur. L'existence d'une seconde chambre, de ce point de vue, constitue un problème ; mais, sans seconde chambre, il faudrait de toute façon modifier le déroulement de la procédure législative, et l'on peut craindre que le résultat final ne soit pas très différent.
Je note aussi que le Sénat fait son travail de législateur dans la mesure où le Gouvernement lui en donne les moyens, mais cette observation vaut tout autant pour l'Assemblée : le Parlement est souvent dépossédé de ses prérogatives, tant par l'usage des ordonnances prévues à l'article 38 de la Constitution, que par celui de la procédure accélérée, de plus en plus souvent utilisée.
Quant au contrôle, la Chambre haute a souvent été plutôt en avance sur cet aspect important du travail parlementaire, et en particulier sur le suivi de l'application des lois.
À mes yeux, le bicamérisme sert donc à recueillir différents points de vue, et par là même, il est positif. Faut-il néanmoins le repenser ? Oui, assurément.
Je commence par souligner que la composition du Sénat est nécessairement liée aux fonctions qui lui sont attribuées.
L'une des orientations possibles est de fusionner – totalement ou partiellement – le Sénat avec le CESE. C'est une idée qui remonte au XIXe siècle. Du point de vue de la souveraineté populaire – notion préférée, longtemps, à la souveraineté nationale, notamment par Sieyès – et de la représentation, elle pose problème ou en tout cas imposerait une large transformation des fonctions de la Chambre haute. Comment, en effet, des sénateurs non élus pourraient-ils participer à l'élaboration de la loi ? Le Sénat deviendrait forcément une assemblée consultative ; ce serait donc une atteinte au bicamérisme conçu comme une modération, comme un équilibre entre deux légitimités. Montesquieu avait pensé l'équilibre de trois « puissances », mais dans une société d'ordres ; dans une société unitaire comme la nôtre, il en va tout autrement – c'est de là que part la pensée de Sieyès.
Le bicamérisme n'a de sens que si la seconde chambre représente des intérêts totalement différents de la première, et non des intérêts concurrents. Le problème que rencontre notre Sénat actuel, c'est qu'aux termes de l'article 24 de la Constitution, il « assure la représentation des collectivités territoriales de la République » mais que, qu'on le veuille ou non, il représente avant tout le peuple, puisqu'il est élu au suffrage universel, certes indirect. On l'oublie trop souvent, parce que les sénateurs eux-mêmes se légitiment en faisant référence aux collectivités territoriales. Mais il élabore la loi au même titre, je m'en suis expliqué, que l'Assemblée nationale. Il participe en particulier, à égalité avec les députés, à la modification du texte constitutionnel.
On peut d'ailleurs s'interroger sur ce point : pourquoi des sénateurs qui représentent les collectivités territoriales auraient-ils quelque chose à dire sur l'exception d'inconstitutionnalité, par exemple ? À quel titre pouvaient-ils, en 1990, s'opposer à cette réforme ? À force de répéter que le Sénat représente les collectivités territoriales, on en oublierait presque qu'il représente aussi le peuple !
Le Sénat pourrait, inversement, être élu au suffrage universel direct. C'est le cas aujourd'hui dans très peu d'États : en Italie, en République tchèque, en Pologne – mais cela pose, dans ces trois pays, des problèmes de légitimité. Un clone constitutionnel ne sert à rien ! Il faut donc que les deux chambres représentent des intérêts très différents.
L'idée d'élire tous les sénateurs au scrutin proportionnel est séduisante, puisque cela permettrait de représenter toutes les forces politiques, mais elle est périlleuse : la seconde chambre finirait par mieux représenter le peuple que la première… C'est un non-sens, sauf à modifier entièrement le scrutin pour la première chambre.
Pour penser le bicamérisme, il faut surtout, je crois, envisager conjointement les deux chambres. Il est inutile de créer des conflits là où il ne devrait pas y en avoir.
Comment réformer le bicamérisme ? Les constitutions sont toujours élaborées par leurs rédacteurs avec un but précis en tête, mais celui-ci n'est jamais atteint, ou alors très rarement… La Constitution, c'est une règle du jeu, mais les acteurs politiques en usent ensuite à leur guise. À mon sens, il est donc nécessaire d'aller vers plus de simplicité, plutôt que de produire une rédaction très complexe, dont les résultats seront presque à coup sûr décevants.
Puisque le Sénat se dit représentant des collectivités territoriales, il pourrait devenir – comme c'est le cas dans beaucoup d'États unitaires décentralisés, ce qu'est le nôtre aujourd'hui – une chambre des territoires, mais seulement des territoires. Il compterait un certain nombre de membres de droit : présidents de conseils régionaux, de conseils départementaux, maires de grandes villes, ainsi que des représentants élus parmi les maires des plus petites communes. Cela implique, j'en suis conscient, de remettre en cause les règles de non-cumul pour les sénateurs. Peu importent, dans le fond, les modalités, mais l'idée est que le Sénat ne compte que des représentants, ès qualités, des collectivités territoriales.
Bien sûr, une telle réforme aurait des conséquences importantes sur les fonctions du Sénat ; y perdant beaucoup, il faudrait qu'il y gagne quelque chose… Je serais par exemple favorable au maintien d'une compétence législative ; on pourrait imaginer que le Sénat puisse continuer de voter des amendements, mais à la majorité qualifiée : il lui reviendrait de faire la preuve que sa proposition est suffisamment forte pour rassembler différentes composantes. S'agissant des réformes constitutionnelles, il perdrait bien sûr le droit d'intervenir sur les réformes générales, mais on pourrait imaginer de lui donner un droit de veto sur tout projet relatif à l'organisation des collectivités territoriales. En tout cas, il faut imaginer un donnant-donnant : sinon, tout cela n'a aucune chance de marcher.
Il y aurait en tout cas une logique à permettre à un Sénat qui représenterait les collectivités territoriales de s'opposer à une réforme qui les viserait. J'irai même plus loin, en proposant un droit de veto sur la législation ordinaire relative aux collectivités territoriales. La question des finances locales est plus complexe, et peut se discuter.
Ce pourrait être, je crois, l'occasion de faire du Sénat une véritable chambre des territoires, en renforçant au passage la présence des régions : aujourd'hui, au Parlement, c'est la logique communale, et surtout la logique départementaliste, qui s'imposent. Chaque changement proposé est peu à peu grignoté et les départements regagnent les prérogatives que le Gouvernement voulait leur ôter. Il suffit pour s'en rendre compte de regarder les péripéties de la compétence sur le transport scolaire, et le système très complexe qui a fini par être voté. Il serait donc bon de renforcer l'influence des régions, tout en maintenant une influence des communes, qui constituent la base de notre organisation territoriale – même si je suis, à titre personnel, favorable à une simplification de la carte communale. La Suède a mené une réforme de ce type et s'en trouve fort bien.
Enfin, s'il est utile et intéressant de disposer d'un éclairage venu du droit comparé, il ne faut pas oublier que notre histoire est très particulière ; l'organisation d'un État est toujours le fruit d'un passé, d'une culture. Prenons garde au mimétisme et à l'importation de modèles étrangers, car elle est en matière constitutionnelle toujours périlleuse : les mouvements, les réalités, les dynamiques sociales et politiques varient infiniment suivant les pays. La discordance entre une Constitution et le jeu des acteurs politiques peut être très important.
Ma proposition est donc de faire du Sénat la chambre des territoires, mais seulement la chambre des territoires.