– L'Office a toujours inscrit dans son programme de travail des sujets liés à la santé. Le numérique est par ailleurs une de ses préoccupations grandissantes. L'avènement du numérique connecté est parfois comparé à l'invention de la machine à vapeur en Angleterre, qui a donné lieu à la première révolution industrielle au XIXe siècle.
Sur une saisine de la commission des affaires sociales de l'Assemblée nationale, en date du 28 février 2014, l'OPECST a désigné M. Gérard Bapt et moi-même comme rapporteurs pour une étude sur « Le numérique au service de la santé ». Une audition publique s'est tenue le 15 mai 2014 sur ce sujet. Il en ressort les principaux éléments suivants.
– « E-santé », une véritable révolution
Les aspects numériques de l'application des technologies de l'information et de la communication (TIC) à la santé sont souvent désignés par le terme d'« e-santé », ou télésanté. Cela concerne la télémédecine (téléconsultation, télé-expertise, télésurveillance médicale, téléassistance médicale et réponse médicale apportée dans le cadre de la régulation médicale), la domomédecine, les dossiers médicaux électroniques (dossier médical personnel-DMP, dossier hospitalier…) ou encore l'exploitation des données de santé (« big data »). La « mHealth », ou santé mobile, concerne les applications de santé sur téléphone portable, de plus en plus nombreuses, qu'elles soient grand public ou médicales.
Lors de l'audition, ont été décrites deux expériences : une de télécardiologie, qui a permis la collecte de données via un boitier, puis leur mise à disposition pour les médecins qui en ont besoin ; une autre, de télésurveillance, qui a permis le suivi des personnes atteintes d'insuffisance cardiaque. La créativité technologique en matière d'e-santé paraît sans limites : ont ainsi été citées des pilules numériques ou des robots miniatures entrant dans le cerveau...
Dans un contexte de vieillissement de la population (maladies chroniques, maintien à domicile, dépendance…), d'accès aux soins sur l'ensemble du territoire et de contraintes croissantes sur les budgets, l'e-santé sera forcément porteuse de modifications en profondeur de notre système de santé. Le numérique de santé favorisera la prévention, le maintien à domicile et le suivi à distance des maladies chroniques (diabète, hypertension, insuffisance cardiaque…). Il apparaît comme un moyen de réformer notre système de santé, de le rendre plus proactif et préventif. Notre système de santé ne peut donc qu'évoluer avec le développement du numérique
– La santé partagée : parcours de soins, DMP, hôpital numérique
Lorsque les patients se rendent chez leur médecin, l'analyse médicale repose principalement sur les données récoltées in situ de façon instantanée, réduisant ainsi la capacité d'établir un diagnostic complet. On estime que, dans 12 % à 15 % des cas, les diagnostics émis pourraient être faux. L'historicité des données médicales pourrait réduire les redondances et les faux diagnostics, elle permettrait une plus grande coordination dans le parcours de soins, elle accroîtrait la qualité des soins en diminuant les coûts.
Mais force est de constater l'échec en France du dossier médical personnel (DMP), car vécu comme une charge inutile par les praticiens et comme une surveillance excessive par les patients. Au moment de l'audition publique, seuls 400 000 dossiers avaient été créés, la plupart restant inutilisés, pour un coût évalué par la Cour des comptes à plus de 500 millions d'euros. Au jour de l'examen des conclusions, le nombre de dossiers créés est d'environ 520 000, dont 290 000 ont été alimentés par 1,6 million de documents. Gérard Bapt est spécialiste du DMP, il complètera sans doute ce résumé. Il est certain que notre système de santé devra adopter une approche globale, et non plus sectorielle, et inclure la notion de système d'information. C'est l'objectif de l'hôpital numérique.
– L'hôpital numérique
On estime que moins de 15 % des hôpitaux sont en mesure d'alimenter le DMP de manière sécurisée, interopérable et automatisée. Les comptes rendus des médecins sont encore très souvent dictés à une secrétaire et diffusés sur support papier. Moins de 40 % des hôpitaux sont capables de fournir un document d'hospitalisation dans les huit jours suivant la sortie du patient. L'informatisation de ces comptes rendus permettrait une information de meilleure qualité à destination de tous les autres personnels de santé, urgentistes, médecins généralistes… et, en particulier, de ceux qui n'ont pas l'habitude de travailler ensemble : pompiers et usagers professionnels.
Le programme « Hôpital numérique » vise à gommer les clivages entre les établissements, mais aussi avec les centres d'hospitalisation à domicile (HAD). Quelque 120 000 nouveaux patients ont ainsi été « hospitalisés » en 2013 ; mais ce développement, souhaité par tous, se heurte encore aux systèmes d'information des médecins et des hôpitaux qui ne communiquent pas entre eux et à l'Internet haut-débit qui n'existe pas encore partout en France. Un outil informatique commun permettrait de planifier le parcours de soins (grossesse, chirurgie ambulatoire…), avec production d'alertes si une étape a été oubliée, sans oublier la surveillance centralisée par des dispositifs de mesure installés au domicile des patients.
L'évolution des technologies permet d'envisager de façon opérationnelle la télémédecine et la domomédecine, sans que le patient se rende à l'hôpital. Sur le plan technologique, les capacités des capteurs, des objets connectés (balance, tensiomètre…), des injecteurs et de la miniaturisation sont aujourd'hui remarquables. Les mesures de ces objets connectés sont ensuite centralisées et analysées.
Éviter l'hospitalisation et prévenir la maladie constituent des potentialités importantes d'économies budgétaires et une source de confort accru pour les patients qui seraient ainsi traités à domicile. Dans le contexte de vieillissement de la population, cette évolution est particulièrement utile. Il faudra cependant veiller à ce que la télémédecine ne soit pas considérée comme une médecine de seconde zone. Une phase d'appropriation par les patients, avec des garanties en termes de sécurité et de fiabilité, est donc un préalable. Ce qui nous amène au « Big data ».
– « Big data » ou traitement massif de données
La prolifération des données numériques est communément dénommé big data. Leur nombre serait passé de 1,2 zettaoctets par an en 2010 à 2,8 zettaoctets en 2012, avec une prévision de 40 zettaoctets en 2021. Elles sont issues de sources très variées, structurées ou non. Tous les domaines de la santé sont susceptibles de produire des données : l'imagerie, le diagnostic, les outils thérapeutiques, les données de condition physique et les outils de la pratique médicale.
Les outils connectés se développent et produisent des données à chaque instant : bracelets, montres, terminaux de bord (smartphones)… la frontière entre jeu et santé s'estompe. Ces outils savent tout de nous et le transmettent, on parle de « quantified self » (« quantification de soi »). D'où l'inquiétude des patients concernant l'intrusion de ces outils dans leur vie privée. Car nous produisons des données à notre insu, à travers ce que nous écrivons ou consultons chaque jour sur Internet. Ces données sont traitées très souvent également à notre insu et sont monétisables. Certains services Internet (Google Fit, Apple Health…) se sont spécialisés dans la santé, avec les mêmes objectifs.
Cette prolifération entraîne des comportements nouveaux. Les patients s'approprient leur santé par ce suivi, mais aussi en consultant les forums Internet sur les maladies et les médicaments ; la relation avec le médecin s'en trouve profondément modifiée. Cependant, la qualité des informations médicales qui sont publiées sur les sites Internet commerciaux (Doctissimo…) ne fait l'objet d'aucun contrôle en France. Un réel « service public d'information de santé » fiable est encore à construire.
Les capacités de traitement, d'analyse et de simulation de ces données numériques continueront à croître. L'analyse de ces données connectées permettra une amélioration de l'épistémologie, rendant ainsi possible de prévenir et d'agir avant que la pathologie ne soit déclarée. Mais il reste encore à assurer le bon équilibre entre exploitation des données et préservation de l'anonymat.
– Protection des données
Le besoin de protection des données médicales personnelles est à la hauteur de leur multiplication et de leur circulation croissante. Il constitue un véritable enjeu. Le patient exige une information complète et veut, à juste titre, être rassuré sur la sécurité de la conservation, de l'accès et de la circulation de ces données. La Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a récemment attiré l'attention des hébergeurs de données de santé et des établissements hospitaliers sur le respect de la confidentialité des données médicales. Au moment de l'audition publique, elle réfléchissait cependant à la possibilité de faire évoluer sa position sur l'interdiction de l'utilisation du numéro de sécurité sociale (NIR) pour les données de santé. Comme le dira très certainement Gérard Bapt, depuis l'audition, le projet de loi de modernisation de notre système de santé, adopté en première lecture à l'Assemblée nationale, a autorisé l'utilisation du NIR comme identifiant national de santé (INS).
Les récentes intrusions dans les systèmes informatiques des opérateurs téléphoniques (cas d'Orange pendant l'audition) confirment que les risques de piratage et de virus informatiques sont réels et peuvent concerner les systèmes informatiques de santé. D'ailleurs, aucun site Internet de vente pharmaceutique ne serait conforme à la règlementation, puisque leur hébergement ne serait pas sécurisé. Au niveau européen, la proposition de règlement du Conseil sur la protection des données (COM [2012] 11 final), en cours de discussion, définit ce que l'on entend par « données de santé » et étend à ce secteur l'obligation de notification des failles de sécurité (violations de données à caractère personnel), actuellement limitée aux opérateurs de télécommunication.
L'« e-santé » représente une opportunité formidable, à condition qu'elle soit accompagnée d'un cadre de confiance, dont la protection des données est un élément déterminant. Il est impératif de travailler dès à présent sur la sécurité, d'un bout à l'autre de ces systèmes, afin que l'individu puisse comprendre et garder le contrôle de ses données et de son environnement. Un haut niveau de sécurité des données de santé doit prévaloir, avec une transparence totale des règles en la matière.
– Filière industrielle
L'application de ces technologies à la santé pourrait, selon certains, engendrer la création de 200 000 emplois en France. Toutefois, le marché demeure peu structuré. Le foisonnement actuel de l'offre s'apparente à un émiettement. L'impératif absolu d'interopérabilité des systèmes engendre un besoin de normes, de référentiels et de certification, essentiellement à la charge de l'administration.
La « collaboration ouverte », avec l'« open source » et le « crowdfunding », permet des réalisations étonnantes à des prix défiant toute concurrence, comme par exemple l'impression en 3D au Soudan d'une prothèse dont les plans sont en accès libre sur Internet. Jouant le rôle d'interface multiculturelle, les « Living Labs » (une vingtaine en France dans le domaine de la santé) permettent le développement de nouveaux outils par les industriels et les médecins, en intégrant dès la conception les besoins des usagers. Le prix des dispositifs médicaux peut être divisé par dix. Le foisonnement des idées et l'enthousiasme collectif engendré par les nouvelles machines ne doit pas cependant nous empêcher de nous méfier des fausses bonnes idées.
– Un cadre juridique est indispensable
Dans tous ces domaines nouveaux, le besoin de règlementation est indispensable. Ce fut le cas du DMP, qui bute encore sur son cadrage juridique, c'est celui des « pilules numériques », qui sont dans un vide juridique total. On peut citer encore les besoins de règlementation en matière d'hébergement des données, de remboursement des actes de télémédecine, de HAD, de nouveaux dispositifs médicaux connectés… Un environnement de confiance doit être construit, pour éviter que ne se reproduise, pour le numérique de santé, la défiance récente envers notre système de supervision des médicaments...
Il ne s'agit cependant pas de multiplier les processus de labélisation : CNIL, DSSIS (Délégation à la stratégie des systèmes d'information de santé), Union européenne, industriels (Les entreprises des systèmes d'information sanitaires et sociaux – LESISS)… ni aller à l'encontre de la souplesse nécessaire à l'émergence de technologies nouvelles, avec le principe selon lequel « on avance en marchant ». Une mauvaise interprétation du principe de précaution ne doit pas devenir à un frein cette inventivité.
Et il faudra aussi trouver comment financer les infrastructures et investissements en numérique de santé (partenariats public-privé ?).
Apparaissent enfin les besoins de formation des praticiens et d'éducation des patients. Il s'agit d'éviter le risque du développement d'une médecine parallèle sur les moteurs de recherche et d'un recours systématique à l'autodiagnostic par les patients.