Intervention de Jean-Marie Guéhenno

Réunion du 4 décembre 2012 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Jean-Marie Guéhenno, président de la commission chargée de l'élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale :

Je vous dirai pour commencer un mot de notre méthode. La lettre de mission du Président de la République a fixé les axes de notre réflexion : le maintien de notre outil de dissuasion nucléaire ; la relance de l'Europe de la défense et les moyens d'y parvenir ; la nécessité de prendre en compte le contexte budgétaire, étant entendu que le budget de notre défense et de notre sécurité ne sera pas une variable d'ajustement mais qu'il ne sera pas non plus sanctuarisé, car un pays qui ne maîtrise pas ses finances ne maîtrise pas sa souveraineté. Un équilibre doit donc être trouvé sur ce plan, comme il doit l'être sur le plan temporel : nous devons tenir compte du court terme sans en être prisonniers. Un Livre blanc a un horizon de long terme ; il ne doit pas être le préambule d'une loi de programmation militaire mais il doit cependant permettre des politiques à plus courte échéance que la sienne propre. Je souhaite enfin que ce Livre blanc affiche ce qu'est la vision de la France de la manière la plus concise possible, pour être un document de référence pour tous ceux de nos concitoyens que la sécurité de la Nation intéresse et aussi parce qu'il sera lu par nos partenaires, en Europe et au-delà. Deux personnalités étrangères participent à nos travaux : Sir John Ricketts, ambassadeur du Royaume-Uni en France, qui a piloté un exercice similaire dans son pays, et M. Wolfgang Ischinger, qui a mené une brillante carrière dans le service diplomatique allemand. Leur présence a pour double avantage de donner d'autres perspectives, qui peuvent éclairer notre réflexion, et de montrer dans la transparence où nous en sommes, ce qui contribue à la confiance sans laquelle il serait illusoire d'imaginer relancer la défense européenne.

Sur le fond, nous partons du contexte stratégique pour définir le type de conflits auxquels la France pourrait être confrontée et en déduire le type de forces dont elle aura besoin pour y faire face. La difficulté, qui vaut pour nous comme pour tous ceux qui se sont livrés à un tel exercice, c'est que nous sommes dans une zone « grise ». Le Pacte de Varsovie n'est plus, des armées ne sont plus massées à quelques centaines de kilomètres qui menaceraient notre survie comme ce fut le cas aux heures les plus sombres de la guerre froide. Certains de nos partenaires européens en tirent peut-être la conclusion que les questions de sécurité et de défense sont de ce fait devenues secondaires. Toute la difficulté tient à trouver le juste calibrage, à admettre que la zone très paisible dans laquelle nous avons la chance de vivre ne peut préserver sa prospérité et ses acquis institutionnels et politiques que si elle n'est pas entourée d'une forêt vierge.

Voilà posée la question de l'impact de notre environnement stratégique sur notre sécurité, un environnement qui doit faire l'objet d'une double analyse, classique et plus novatrice. L'analyse classique, c'est l'analyse des puissances, le réalisme, selon le terme utilisé par M. Hubert Védrine devant votre Commission. Quels sont les pays dont la montée en puissance pourrait affecter notre sécurité ? L'émergence de la Chine se fera-t-elle de manière coopérative ? Dans cette émergence, la France et ses partenaires européens ont-ils un rôle à jouer sur le plan militaire ou l'essentiel tiendra-t-il aux leviers économiques, à notre capacité à être un marché dynamique et innovateur ? La question est d'autant plus légitime que les États-Unis ont signalé qu'ils entendaient focaliser désormais sur l'Asie le gros de leur puissance militaire, envisageant de concentrer dans cette région du monde 60 % de leur marine et de leur aviation. Cela ne signifie pas que l'Europe n'existe plus pour eux mais qu'ils ne la voient pas comme une zone prioritaire d'intervention militaire. Dans ce contexte, l'Asie doit-elle être une zone d'action prioritaire pour nous ? Notre commission n'a pas encore tout à fait tranché cette question centrale qui a, selon les termes de nos militaires, des aspects « dimensionnants » pour nos forces, puisque les paramètres à prendre en considération pour définir les types de marine et de forces de projection qu'il nous faut ne sont pas les mêmes selon que l'on envisage de se projeter à 3 000 ou à 10 000 kilomètres.

L'analyse classique impose aussi de s'intéresser à des puissances « réémergentes », telle la Russie, avec laquelle les relations se sont sérieusement dégradées – ce qui se reflète au Conseil de sécurité des Nations Unies, où l'on voit se creuser la division entre les trois pays membres occidentaux d'une part, la Chine et la Russie d'autre part. Cette division est-elle l'effet d'une crise temporaire et peut-elle être surmontée, ou est-elle structurelle ?

Ces considérations nous conduisent à l'examen des nouvelles menaces, où se jouera le rapport à des pays comme la Chine et la Russie. Par « nouvelles menaces », j'entends pour commencer celle que constitue la faiblesse d'un État, le fait que certains pays n'aient plus la capacité de contrôler leur territoire et leurs frontières ni d'assurer le minimum qu'une population attend d'un État – la sécurité, le fait de pouvoir aller dormir sans craindre d'être assassiné. Le fait que dans certaines régions du monde on assiste à cette déliquescence pose un problème stratégique fondamental, car toute notre approche diplomatique est traditionnellement fondée sur l'idée que les États sont la première ligne de défense du système international, que chaque État est le gardien bienveillant de son peuple. Lorsque des États sont incapables d'affirmer leur souveraineté – plusieurs pays du Sahel illustrent l'impuissance à contrôler les frontières - , leur fragilité peut devenir source de menaces stratégiques quand ils deviennent des lieux d'accueil pour des organisations terroristes ou des zones de transit pour des trafiquants d'êtres humains et de stupéfiants. Comment intervenir ? Sur quelle base juridique ? Quelles interventions seront efficaces ? Sur quelles zones la France doit-elle plus particulièrement concentrer son attention ? À ce moment, la géographie reprend ses droits : notre environnement proche - la Méditerranée, le nord de l'Afrique subsaharienne – est important pour nous. Si un problème se pose en Bolivie ou en Colombie, c'est ennuyeux pour l'Amérique du Nord, très indirectement pour l'Europe. Des priorités géographiques s'affirment, qui sont débattues au sein de notre Commission.

Que faire face à ces situations nouvelles ? Nous avons l'avantage d'élaborer le nouveau Livre blanc après qu'ont eu lieu les campagnes en Côte d'Ivoire, en Afghanistan et en Libye, trois interventions très différentes dont nous pouvons tirer certains enseignements. Je constate, à titre personnel, le caractère inachevé de ces trois engagements : il est difficile de dire avec certitude quelle sera la situation dans ces pays dans deux ou cinq ans. On voit là les limites de l'action militaire. Au terme d'une décennie pendant laquelle de nombreuses interventions militaires ont eu lieu - la France ayant participé à certaines et s'étant refusé de participer à d'autres -, on voit qu'elles ont toute leur importance mais qu'elles ne sauraient tout régler et qu'elles doivent être complétées par des interventions protéiformes, civilo-militaires. Certains de nos partenaires aimeraient penser que l'intervention civile suffirait et que l'intervention militaire, avec ce qu'elle a de « sale », devrait être laissée… aux Français. Des leçons apprises au fil de la décennie écoulée, il ressort pourtant que l'une appuie l'autre. Il est naïf de penser que l'aide au développement suffit à stabiliser ces espaces fragiles, et irréaliste de considérer que l'option militaire à elle seule peut régler la question fondamentale de la confiance d'un peuple en son État. La réconciliation politique, sans laquelle il n'y a pas de paix durable, suppose beaucoup plus qu'une action militaire : il y faut une action politique minutieuse, la reconnaissance par les vainqueurs de la légitimité des vaincus, ce qui est loin d'être acquis en tous lieux. Le nouveau Livre blanc explorera cette dimension davantage qu'elle ne l'avait été dans le précédent, et soulignera que pour réussir dans les pays fragiles, politique étrangère, politique de défense et politique de développement doivent se conjuguer.

Comment, alors, agir avec nos partenaires européens ? Tout doit commencer par une analyse convergente du contexte stratégique, car si nous n'avons pas la même, il est peu probable que nous arriverons à définir une vision européenne commune de l'action à mener. Le Livre blanc aura donc pour responsabilité d'analyser la manière dont les surprises peuvent se produire et de décrire à grands traits les défis du monde actuel. Ainsi pourrons-nous, comme le suggère M. Hubert Védrine, « tester » nos amis européens en leur demandant s'ils sont en désaccord avec notre analyse. Par rapport à la période écoulée, analysée avec une grande rigueur dans le rapport de M. Védrine, une différence permet quelque optimisme pour la période future - l'évolution de la position américaine.

Pendant de longues années, toute tentative d'organisation de la défense européenne a été perçue comme un acte hostile à l'égard des États-Unis. Aujourd'hui, il apparaît manifeste que les États-Unis, dont les difficultés financières sont considérables, devront inévitablement opérer des coupes budgétaires, y compris dans le budget de la défense. Ils demandent donc que les zones qu'ils ne considèrent pas comme prioritaires prennent une plus grande responsabilité dans leur propre défense. Cela vaut notamment pour l'Europe ; aussi, que les Européens s'attachent à organiser leur défense ne sera pas ressenti comme un acte dirigé contre les États-Unis. C'est un facteur très important pour ceux de nos partenaires européens très craintifs à ce sujet, mais cela ne suffit pas, car l'argument « otanien », très souvent utilisé pour refuser tout progrès dans la défense européenne, n'est qu'un argument de circonstance dissimulant le refus de considérer sa sécurité au-delà de la défense de ses propres frontières. On ne peut agir sur ce plan qu'en usant de la pédagogie nécessaire pour convaincre de la réalité des menaces auxquelles nous sommes confrontés et en faisant valoir que certaines d'entre elles – les cyberattaques par exemple – nous concernent inévitablement tous, ce pourquoi le programme de Stockholm doit être prolongé et approfondi. Si notre réseau électrique est attaqué demain, cela aura des répercussions immédiates sur nos voisins, et l'inverse est tout aussi certain. Certaines solidarités techniques imposent des réponses coordonnées et, paradoxalement, l'effort nécessaire à cette fin sera peut-être moins difficile à faire accepter que ne le sont les coordinations en matière de politique étrangère. Pour le Sahel, par exemple, on soupçonnera toujours la France d'avoir un « agenda caché » alors que, plus simplement, nous en savons un peu plus que les autres en raison du passé qui nous lie à cette région.

Alors, quelle voie suivre ? La commission du Livre blanc privilégie une approche pragmatique. Les auditions que nous avons menées et les contacts que nous avons noués font que nous rejoignons M. Hubert Védrine pour estimer que se lancer dans des initiatives d'ordre institutionnel constituerait sans doute une perte d'énergie. La meilleure voie à prendre, c'est de prouver l'utilité de la coopération européenne en matière de défense et de sécurité par des actions concrètes, davantage que par de grandes réformes dont personne ne veut aujourd'hui.

L'industrie de défense européenne a connu des réussites insuffisamment soulignées, notamment avec les missiles MBDA. Elle a aussi eu des déceptions, à chaque fois que l'on a souhaité additionner des spécifications, par exemple pour le programme d'hélicoptères NH90. Des programmes ainsi conçus sont trop coûteux et trop compliqués à réaliser. L'ensemble des appareils de défense devra se discipliner, car si chacun persiste à vouloir agrémenter le modèle initial de particularités correspondant à sa tradition nationale, on n'y arrivera pas ! Si une leçon doit être tirée des échecs et des réussites passés, c'est que l'on progresse quand il y a un pilote, et que lorsque l'on additionne des spécificités nationales, loin de faire des économies, on accroît la dépense.

Peut-on, dans ce contexte, tirer un meilleur bénéfice de l'Agence européenne de défense ? Je le pense. Là encore, il faudra « tester » les Européens par des propositions concrètes mais réalistes, sans tomber dans la rhétorique de la défense européenne et en partant toujours des situations réelles. Nous devons convaincre les Européens que nous ne serons pas les « Américains de l'Europe », que nous n'assurerons pas la sécurité de l'Europe pour eux. Nous sommes prêts à apporter notre contribution, mais parce que nous devons tenir compte de la contrainte budgétaire, nous ne pourrons véritablement répondre aux défis qui nous sont posés que si nous le faisons ensemble, dans une interdépendance acceptée.

Se pose alors inévitablement la question de notre relation avec le Royaume-Uni, qui a de l'Europe une vision opposée à la nôtre – ce serait s'illusionner que de feindre l'ignorer. Cependant, les Britanniques sont des gens pragmatiques, si bien que nous devons pouvoir avancer ensemble sur nombre de sujets pratiques. Cela ne signifie pas qu'il faille opposer notre relation avec le Royaume-Uni et notre relation avec l'Allemagne. En réalité, plus nous progresserons avec l'Allemagne, plus cela aiguillonnera le Royaume-Uni. Il serait dangereux de considérer que rien n'est possible au-delà des accords de Lancaster House, et ce n'est pas exact. Ces accords représentent un progrès utile et permettent des résultats tangibles pour certains programmes spécifiques, mais ils ne doivent pas nous conduire à négliger notre relation avec l'Allemagne.

Avec ce pays, les perspectives restent toutefois très différentes car l'idée d'une sécurité fondée sur la capacité d'influencer son environnement, l'idée, donc, que la sécurité ne commence pas à la frontière, heurte encore beaucoup en Allemagne, qui connaît toutefois une importante transition stratégique. Aurait-on demandé aux Allemands, il y a quinze ans, si leur armée interviendrait un jour en Afghanistan qu'ils auraient jugé la question absurde. C'est pourtant ce qui s'est produit. Ensuite, ils ont accepté de piloter une opération européenne au Congo ; ils l'ont fait avec de grandes réticences, pour se rendre compte rétrospectivement que cela n'avait pas été une mauvaise chose. Mais, sur toutes ces questions, l'Allemagne, qui demeure hésitante, doit être continuellement poussée. Un effort d'explication continu s'impose, grâce auquel il est sans doute possible d'avancer avec elle.

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