Intervention de Philippe Gosselin

Séance en hémicycle du 10 juin 2015 à 15h00
Action de groupe en matière de discrimination et de lutte contre les inégalités — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPhilippe Gosselin :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission, monsieur le rapporteur, cher Razzy Hammadi, chers collègues, les députés Républicains partagent le diagnostic de M. le rapporteur et l’objectif de lutte contre les discriminations dans l’entreprise, les administrations et l’accès au logement. Je le fais observer avec plaisir, car ce n’est pas toujours le cas ! Nous partageons sans aucune ambiguïté la blessure, l’amertume et l’isolement des victimes de cette forme d’injustice. Sans doute, les discriminations abîment la République et l’idéal qu’elle incarne. Pour autant, cela ne nous empêche pas de nous demander si le principe de l’action de groupe est le meilleur moyen d’atteindre cet objectif – cela vaut du reste pour d’autres mesures. Est-il bon de légiférer ici et ainsi ?

Prenons l’exemple du CV anonyme. Il devrait être obligatoire depuis 2006, mais sa généralisation dans les entreprises de plus de cinquante salariés n’est jamais entrée en vigueur faute de décret, et la mise en garde du Conseil d’État n’y a rien fait. Le Gouvernement a donc récemment annoncé l’abrogation de cette disposition. Ainsi, même avec les meilleures intentions, il n’est pas toujours bon de légiférer. Or la proposition de loi qui nous est présentée, malgré son objectif plus que louable, laisse dubitatif si l’on se penche sur l’application concrète du dispositif. Premièrement, en l’absence de statistiques ethniques ou de statistiques relatives à l’appartenance religieuse, comment faire fonctionner le régime de la preuve dès lors que les situations individuelles doivent être appréhendées comme un ensemble ?

Deuxièmement, même si la majorité a hurlé au loup à l’évocation de cette réserve en commission, ne court-on pas un risque de communautarisation de la société en donnant qualité pour agir à des associations de lutte contre les discriminations, dont certaines pourraient le cas échéant instrumentaliser le dispositif ? D’ailleurs, afin de faire avancer le débat, j’ai déposé un amendement à l’article 1er proposant que l’État donne un agrément formel. Le sujet a été abordé tout à l’heure par M. le rapporteur, et nous y reviendrons au cours de la discussion. Il s’agit d’ailleurs d’une proposition que nous avions formulée il y a quelques années dans un rapport sur l’accès au droit.

Même si vous contestez que le risque de communautarisme est accru, chers collègues de la majorité, vous savez bien que les actions de groupe sont inspirées, pour ne pas dire importées, du modèle multiculturel anglo-saxon. En multipliant les actions de groupe en matière de consommation ou en matière médicale, comme le prévoit le projet de loi santé en cours de discussion, on judiciarise de plus en plus notre droit, on l’« anglo-saxonise », si vous me passez l’expression, et il me semble qu’on abandonne ainsi tout un pan de notre droit continental, car qui tient le droit et la pensée juridique tient le monde !

Vous n’avez pas eu l’air d’apprécier les propos de Malika Sorel cités en commission, cela ne nous a pas échappé. Je citerai donc aujourd’hui Laurent Bouvet, membre élu du conseil national des universités et directeur de l’observatoire de la vie politique de la fondation Jean Jaurès, homme de gauche s’il en est, que je citerai surtout à ce titre. Il relève très clairement trois difficultés soulevées par l’action de groupe.

Selon lui, « cette source d’inspiration américaine, et la volonté de transposer dans le droit français ce type d’action pour des raisons de discrimination, soulèvent plusieurs problèmes. D’abord, la question de la frontière entre droit civil et droit pénal, puisque les actions de groupe relèvent du droit civil alors que le traitement de la discrimination relève d’abord du droit pénal – la discrimination étant avant tout une atteinte à la personne, et ensuite seulement un dommage envers son intérêt. Ensuite, celle de la détermination précise des populations concernées, rendue possible aux États-Unis grâce à la catégorisation ethnique et raciale de la population par le recensement, ce qui n’est évidemment pas le cas en France. Enfin, parce que la possibilité donnée à des associations prétendant « représenter » des groupes en fonction de tel ou tel critère identitaire (ethno-racial, orientation sexuelle, caractéristiques physiques…) d’intenter ce type d’actions ouvre la porte à toutes sortes de dérives et manipulations ». On ne saurait être plus explicite ni mieux démontrer les préventions existantes !

Par ailleurs, au-delà de ces considérations, la proposition de loi me semble prématurée à plus d’un titre. Premièrement, nous n’avons aucun recul sur l’action de groupe en général, ni en matière de consommation ni dans le domaine médical. Il nous semble donc hasardeux de multiplier les dispositifs avant d’en avoir eu le moindre retour d’expérience. J’en parle d’autant plus volontiers que j’ai cosigné en 2011 avec George Pau-Langevin, qui a mal tourné puisqu’elle est entrée au Gouvernement, un excellent rapport d’information de la commission des lois – c’est bien évidemment à Mme Pau-Langevin que j’envoie des lauriers – relatif à l’amélioration de l’accès au droit. Nous y préconisions ensemble l’autorisation de nouveaux modes d’accès à la justice, en particulier l’action de groupe, formule à laquelle je ne suis donc pas du tout hostile.

En revanche, nous avions insisté à l’époque, et cela me semble toujours valable, sur la nécessité de la cantonner d’abord à la consommation avant de l’étendre à d’autres domaines. Je trouve donc dommage de ne pas attendre le bilan d’application de la loi consommation annoncé pour la fin du mois de juin. Y a-t-il à ce point urgence à légiférer aujourd’hui, alors que nous aurons dans quelques semaines des éclaircissements très concrets ? En outre, par-delà la contestation du principe même de l’action de groupe, même si l’on accepte l’idée de l’appliquer aux discriminations, on peut s’interroger sur les modalités retenues. Je ferai ici appel à plusieurs experts ayant récemment fait part de leur point de vue. Ils pointent la difficulté d’application concrète de l’action de groupe en matière de discrimination et privilégient des solutions distinctes de celles qui sont effectivement mises en oeuvre par la proposition de loi.

La solution retenue ne fait donc pas l’unanimité, tant s’en faut, même parmi ceux qui militent pour une réponse législative – dont je ne suis pas. Je citerai trois rapports datant de 2013, 2014 et 2015, donc récents. Le premier a été rendu en 2013 à un trio important constitué de M. le ministre du travail, Mme la ministre des droits des femmes et Mme la ministre de la justice. Difficile de faire mieux ! L’auteur du rapport, Mme Laurence Pécaut-Rivolier, préconise que le juge intervienne « pour demander qu’il soit mis fin aux discriminations, en ne sanctionnant leurs auteurs qu’en cas de refus de donner suite à ces injonctions », sans « vocation indemnitaire ». En vue d’améliorer la résorption des discriminations collectives, la juridiction civile doit pouvoir être saisie par les organisations syndicales représentatives dans le périmètre concerné par la situation de discrimination collective, à l’échelle nationale ou à celle de la branche, et par le procureur de la République.

Le deuxième rapport est plus proche de nous et date de la fin de l’année dernière. Le rapport sénatorial de nos collègues Esther Benbassa et Jean-René Lecerf sur les discriminations, intitulé « De l’incantation à l’action », s’inquiète des obstacles sérieux à l’application du dispositif et souligne que « l’introduction d’un recours collectif en matière de discrimination soulève certaines difficultés ». La première « tient à la spécificité même du contentieux de la discrimination, par nature très subjectif », alors même qu’il faut à la justice des éléments objectifs pour statuer.

Enfin, le dernier rapport a été rendu le 19 mai dernier et émane d’un groupe de travail mis en place par les ministères du travail, de la ville et de la justice. Il avance dix-huit propositions, dont treize ont été reprises par le Gouvernement. Il signale l’impossibilité d’agir à laquelle se heurtent certaines associations ayant un intérêt à le faire. Néanmoins, lors de la présentation du rapport, le ministre Rebsamen a affirmé qu’il est « nécessaire de prendre en compte les spécificités du monde du travail en réaffirmant le rôle central des partenaires sociaux dans la lutte contre les discriminations dans l’emploi. C’est pourquoi le nouveau recours placera les syndicats en première ligne. Il s’agit également de donner la priorité au dialogue social sur la voie contentieuse ».

Il y a donc bien un flottement sur ce sujet ! Même si quelques éléments de réponse ont été avancés tout à l’heure, je me permets donc d’interroger M. le rapporteur et le Gouvernement sur leurs intentions véritables, honnêtement et sans aucune polémique. Qui doit-on croire ? À qui accorder du crédit ? Qui aura le dernier mot ? Le ministre Rebsamen ? Vous, monsieur le secrétaire d’État, qui avez pris la parole il y a quelques instants ? Mme la garde des sceaux ? La majorité parlementaire ? J’ai vraiment le sentiment, soit dit sans chercher aucune polémique, que les positions ont beaucoup varié. Pour parler un peu trivialement, accordez vos violons afin qu’on y voie clair ! En conclusion, dans l’attente de réponses plus précises à ces diverses interrogations, et en rappelant combien nous souscrivons au diagnostic et à l’objectif de lutte contre les discriminations, ce qui n’est pas toujours le cas, le groupe Les Républicains ne votera pas la proposition de loi tant que ces interrogations ne seront pas levées. Nous verrons comment améliorer le texte au moyen des amendements, s’il devait malgré tout prospérer. Nous partageons le diagnostic et les objectifs, chers collègues socialistes, mais les moyens nous opposent !

1 commentaire :

Le 11/06/2015 à 09:45, laïc a dit :

Avatar par défaut

"Premièrement, en l’absence de statistiques ethniques ou de statistiques relatives à l’appartenance religieuse, comment faire fonctionner le régime de la preuve dès lors que les situations individuelles doivent être appréhendées comme un ensemble ?"

L'absence de statistiques ethniques et religieuse est un impératif de civilisation : il est hors de question de revenir dessus. Par ailleurs , les situations individuelles, puisqu'elles sont individuelles, ne sont pas collectives, on ne peut donc pas les fondre dans un tout cohérent et analysable en tant que tel.

Vous trouvez ce commentaire constructif : non neutre oui

Inscription
ou
Connexion