Monsieur le Président, mesdames et messieurs les députés, je tiens à vous remercier de m'avoir convié devant cette commission pour évoquer la question de la prévention de la radicalisation, phénomène d'une tragique actualité.
Mon propos liminaire portera principalement sur la réponse publique qui a été initiée en France depuis neuf mois dans le champ de la prévention, et sur le rôle que le CIPD a été amené à jouer.
Au préalable, avant de mettre en place une réponse publique, il nous a fallu comprendre le phénomène et détecter les situations à enjeu. Nous pouvons définir la radicalisation comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence et pour ce qui nous préoccupe, le djihadisme.
Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut conduire à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux. L'action préventive a vocation à se situer en amont, afin d'éviter le basculement dans une phase de recrutement et de passage à des actes violents. Les personnes qui ont basculé dans l'extrémisme et qui sont susceptibles de commettre des actes terroristes ne relèvent plus d'une démarche préventive mais d'un traitement policier et judiciaire.
Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement dans l'extrémisme, cette radicalisation doit être distinguée d'une pratique – même quiétiste – de l'islam. La difficulté a été d'éviter le piège de la stigmatisation et de la confusion. Nous avons constamment veillé au respect de nos principes fondateurs et républicains de laïcité. Il n'est pas pour nous envisageable d'entrer dans une approche qui consisterait à identifier ceux qui pratiquent plus ou moins bien leur religion.
Une fois fixée cette ligne rouge, il nous appartient surtout de nous préoccuper de ceux qui se mettent en danger ou qui mettent en danger nos concitoyens. Pour ce faire, nous avons essentiellement travaillé sur des indicateurs de rupture et de basculement car les personnes concernées sont, dans leur très large majorité, dans une situation de grande fragilité personnelle qui peut avoir diverses origines. Il n'existe pas un profil type de personne tentée par cette radicalisation violente qui peut procéder d'une quête de sens, d'une recherche d'identité, d'un désir de se réaliser voire d'aider les autres, mais aussi d'une volonté d'en découdre avec le système, de refouler une frustration ou une haine entretenue. Quoi qu'il en soit, ces personnes sont en grande fragilité au moment de leur basculement. Elles sont souvent en situation d'échec, d'isolement voire de rupture.
Nous avons assimilé cette radicalisation à une dérive sectaire par la forme qu'elle revêt. Ainsi, lorsque ce sont des mineurs qui sont concernés, nous avons recommandé de privilégier l'approche relevant de la protection de l'enfance, considérant qu'il s'agit avant tout d'une mise en danger.
Le processus de radicalisation n'est pas toujours visible, même des proches, et il se manifeste souvent par une rupture rapide et par un changement de comportement. Le degré de radicalisation se traduit largement par la nature du lien de la personne avec son environnement. À ce titre, nous avons privilégié l'identification des indices comportementaux : il importait de détecter précisément le processus d'endoctrinement qui mène ces personnes à la rupture scolaire, amicale, sociale et familiale. Ce basculement concerne aussi bien des adolescents que des jeunes adultes, des femmes, des personnes relevant de diverses catégories socioprofessionnelles. Paradoxalement, le phénomène peut aussi toucher des jeunes parfaitement insérés.
Au 29 janvier 2015, 1 150 signalements étaient parvenus à la plateforme téléphonique, via le numéro vert, et 1 163 signalements avaient été collectés directement par les préfectures. Quelque 24 % du total concernaient des mineurs, 35 % des femmes et 40 % des personnes non issues de familles de culture arabo-musulmane. Lors de l'entretien avec les familles qui appellent la plateforme, on réalise souvent que le jeune est en fait un converti.
Quelle a été la réponse publique ? Le ministre de l'intérieur a présenté, lors du conseil des ministres du 23 avril 2014, le plan de lutte contre la radicalisation violente et les filières terroristes. Par circulaire du 29 avril 2014, il a fixé les modalités d'organisation au niveau déconcentré de la prévention de la radicalisation, afin d'accompagner les jeunes et leurs familles.
Le secrétariat général du CIPD assure au niveau national le suivi et le pilotage de diverses mesures : la prise en charge individuelle et l'accompagnement des familles ; la sensibilisation des acteurs au moyen d'une formation spécifique ; le lancement d'une campagne de communication.
Après le filtrage réalisé par le service en charge du numéro vert, les signalements avérés sont adressés aux préfets : l'information est centralisée par l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), mais son traitement est effectué de manière déconcentrée. Cette prise en charge se conçoit bien évidemment en direction de personnes qui sont signalées sur la base d'indicateurs précis mais qui se situent en dehors du champ pénal. Le rôle des préfets est tout à fait essentiel dans la mise en oeuvre du dispositif de prévention. Dès réception des informations transmises par la plateforme téléphonique, il leur appartient d'en aviser le procureur de la République. Celui-ci pourra éventuellement, lorsqu'il s'agit de mineurs, envisager la mise en oeuvre des mesures d'assistance éducative. En concertation avec le parquet, les préfets informent le maire de la commune concernée au titre de ses compétences dans la prévention de la délinquance.
Au vu des remontées, les cellules de suivi mises en place par les préfets mobilisent les services de l'État et les opérateurs concernés : police, gendarmerie, éducation nationale, protection judiciaire de la jeunesse, Pôle emploi, missions locales, collectivités territoriales – outre la mairie concernée et les services sociaux du conseil général – et le réseau d'associations, notamment celles qui interviennent en direction des familles et des jeunes. Ce partenariat n'est pas figé et nous souhaitons le voir enrichi de nouveaux acteurs professionnels, notamment les représentants du secteur de la santé – et surtout de la santé mentale – qui sont encore insuffisamment associés.
Pour chacune des situations, l'action en direction des jeunes concernés doit procéder d'une logique de déconstruction-reconstruction. Elle suppose à la fois une prise en charge psychologique et un accompagnement éducatif et social. Il faut avoir à l'esprit que pour les personnes concernées, la radicalisation apparaît non comme une difficulté mais comme une solution. C'est ce que nous ont appris les psychiatres avec lesquels nous travaillons, que ce soit Tobie Nathan ou Serge Hefez.
Dans toutes les phases du parcours, l'un des principaux enjeux est de réussir à obtenir l'adhésion de la personne grâce au concours de sa famille, et la cellule de suivi désigne un référent qui sera le plus souvent un travailleur social. Si vous le souhaitez, nous pourrons parler de la non-adhésion et des contraintes possibles quand nous faisons face à des situations assez particulières.
En 2015, le Fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) – dont les crédits vont augmenter de 20 millions d'euros – sera mobilisé en priorité pour soutenir des actions de prévention de la radicalisation : près de 9 millions seront consacrés au suivi individuel des situations préoccupantes et à leur prise en charge. Le 13 janvier dernier, nous avons lancé un appel d'offres d'un montant de 600 000 euros, afin de recruter des équipes mobiles de psychothérapeutes formés à ces enjeux, qui pourraient intervenir dans les départements qui en sont démunis.
La formation des professionnels et la sensibilisation de la population à ce phénomène sont essentielles. Depuis octobre 2014, le secrétariat général du CIPD a mis en place une formation pluridisciplinaire qui a bénéficié à près de 600 professionnels – directeurs de cabinet, délégués du préfet, directeurs académiques des services de l'éducation nationale, représentants du secteur associatif – et qui va se poursuivre en 2015.
L'éducation nationale souhaite une formation spécifique pour ses cadres supérieurs. À la chancellerie, trois directions formulent une demande similaire : la direction des affaires criminelles et des grâces pour les 167 référents des parquets en matière de lutte contre le terrorisme ; la direction de l'administration pénitentiaire pour le personnel d'encadrement des sites où se mèneront les expérimentations d'isolement des prisonniers radicalisés, notamment à Fresnes ; la direction de la protection judiciaire de la jeunesse pour les psychologues référents qui seront bientôt recrutés. En 2015, nous envisageons de former près de 1 300 personnes.
Cette formation a aussi bénéficié à certains médias, ce qui a eu pour conséquence de sensibiliser plus largement les publics concernés à l'existence de la plateforme téléphonique et en a multiplié l'impact.
Outre la mise en place du site du Gouvernement, « stop-djihadisme », une campagne de communication a été lancée depuis le 29 janvier 2015 pour faire davantage connaître le numéro vert, en ciblant principalement les parents et les proches. Elle se décline sous forme d'affiches et de plaquettes mises à disposition dans les commissariats, les brigades de gendarmerie, les mairies, les centres sociaux, les caisses d'allocations familiales, ainsi que dans les locaux d'accueil des familles au sein des établissements pénitentiaires. Les préfets sont chargés de relayer cette campagne.
Voici ce que je souhaitais dire en propos liminaires. Je me tiens à votre disposition pour répondre à vos questions.