Intervention de Laurent Bigorgne

Réunion du 5 décembre 2012 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne :

Je me réjouis de la présence de Jean-Paul Delahaye : l'arrivée d'un nouveau directeur général de l'enseignement scolaire, au moment où une nouvelle loi d'orientation va être mise en oeuvre, témoigne d'une volonté politique de mettre en cohérence la législation et son application pratique.

Je ne reviendrai pas sur le tableau brillamment brossé par Éric Charbonnier. Je ne retiendrai que deux idées : non seulement notre système éducatif est trop peu performant, mais il est devenu très inégalitaire, cette dernière évolution ayant longtemps eu lieu dans une certaine indifférence.

La question posée au gouvernement et à la représentation nationale est de savoir comment passer de la démocratisation de l'accès à l'éducation – qui semble être un succès en France – à la démocratisation de la réussite, à la réussite pour tous. Le problème n'est d'ailleurs pas propre à la France, mais est celui de toutes les grandes démocraties. On sait, en effet, que les personnes les moins qualifiées ont moins de chance de pouvoir vivre une vie normale de citoyen, de salarié, d'entrepreneur, de fonctionnaire – une vie d'homme libre. Toutes les grandes décisions de politique publique doivent donc tenir compte de cette question fondamentale.

Pour éclairer vos débats, je rappellerai quatre principes.

Le premier est que la petite enfance, avant même l'âge de trois ans, doit être la priorité des priorités. Si de nombreux facteurs expliquent les excellents résultats que connaissent, en matière scolaire, certains pays du nord de l'Europe – par exemple le fait que le finnois est une langue plutôt facile à apprendre –, il en est un qui me paraît décisif : dans ces pays, relativement peu peuplés, on considère que « laisser tomber » un élève revient à se priver d'un talent et d'une contribution à la productivité, à l'attractivité, à la cohésion sociale du pays. L'idée de voir 20 % de la population scolaire sortir de l'école sans rien à l'âge de seize ans est, là-bas, inacceptable – c'est un « luxe » que l'on ne peut tout simplement pas se permettre.

Au contraire, en France, on s'est accoutumé, en matière scolaire, à un niveau de douleur insupportable, non seulement pour ceux qui la vivent, mais aussi pour la nation dans son ensemble.

Deuxième principe : cette priorité doit trouver une traduction budgétaire. Les pays qui ont cherché à améliorer la performance et l'équité de leur système scolaire ont investi ou surinvesti à deux niveaux : la petite enfance et l'université. En France, nous avons fait exactement le contraire, en portant l'effort sur le lycée napoléonien, sur le baccalauréat, sur les filières d'enseignement général, technologique et professionnel. Certes, ces secteurs sont très importants mais, dans le même temps, nous avons laissé s'appauvrir les enseignements primaire et supérieur – en tout cas jusqu'à la licence. C'est un choix public qu'il faut remettre en question, en concertation avec le corps social, car je ne pense pas qu'il offre aux individus une formation en phase avec les enjeux de la mondialisation.

Troisième principe : la question de la formation des maîtres est absolument cruciale, qu'il s'agisse de la formation initiale, en alternance ou continue. Je suis moi-même enseignant du second degré et je n'ai pas vu une salle de classe avant d'avoir réussi mon concours ! Après cinq années d'études, je n'ai donc pas pu éprouver ma vocation ni être formé directement par des enseignants chevronnés avant d'entamer mon stage pratique. Je crois sincèrement que cette formation en alternance nous a manqué, à moi et à mes camarades de l'institut universitaire de formation des maîtres. À cet égard, le dispositif des emplois d'avenir me semble aller dans le bon sens.

De même, il est paradoxal que l'on investisse aussi peu dans la formation continue des 800 000 enseignants que compte notre pays.

Quatrième et dernier principe : il est important, en particulier dans certains quartiers sensibles ou certaines zones particulièrement défavorisées, d'assurer un continuum entre les structures permettant d'accueillir les enfants âgés de moins de trois ans et l'école maternelle, puis élémentaire. Pouvons-nous nous satisfaire d'une situation dans laquelle 30 % des petits Parisiens peuvent se voir accueillis en crèche, contre 5 % seulement des enfants de Clichy-Montfermeil ? Certains choix publics sont donc fondamentaux, notamment en matière de péréquation entre territoires. Le prix Nobel d'économie James Heckman a montré qu'un euro investi entre zéro et trois ans, bien utilisé, aura toujours un effet plus fort que s'il est dépensé plus tard dans la vie d'un individu. Nous le savons depuis les années 1960, mais nous n'en avons pas tiré toutes les conclusions.

On peut demander beaucoup de choses à l'école, mais on ne peut pas tout lui demander, surtout si les structures placées en amont ne fonctionnent pas. L'Institut Montaigne a publié avec Gilles Kepel l'enquête « Banlieue de la République », qui consacre un chapitre entier à l'éducation. Elle montre la déficience des structures précédant l'école maternelle. Il faut y porter remède.

J'en viens maintenant à cinq points sur lesquels nous devons faire preuve de vigilance.

Tout d'abord, il convient de remettre la formation des maîtres au coeur du dispositif. La qualification du capital humain, la capacité à attirer les meilleurs d'une génération vers le métier d'enseignant – qui fut longtemps un des moteurs de notre république – devront être au centre du projet de loi dont vous allez débattre.

Ensuite, il faut s'assurer que leur formation initiale comprenne une part de formation en alternance, et que les enseignants bénéficient d'une formation continue. J'en profite pour souligner que la recherche en psychologie cognitive et en éducation reste insuffisante dans notre pays. L'Agence nationale de la recherche, le ministère de l'enseignement supérieur – en lien étroit, cela va sans dire, avec celui de l'éducation nationale – doivent consentir des efforts beaucoup plus importants en ce domaine. Un système éducatif aussi fort que le nôtre devrait pouvoir compter sur une recherche de premier plan, à même de publier dans des revues internationales à comité de lecture et de rayonner dans le monde entier. Ce n'est pas le cas aujourd'hui : la recherche existe, mais elle est loin d'atteindre au niveau que notre potentiel universitaire autoriserait. Or, en éducation comme en médecine, c'est la recherche qui permet de proposer des outils nouveaux, puis de les tester et de les évaluer.

Il faut également enrichir considérablement l'offre de formation continue, au profit de l'enseignement dispensé en salle de classe – grâce à l'amélioration des compétences pédagogiques –, mais aussi au bénéfice de la carrière des enseignants. Alors que l'on ne cesse de dire aux salariés qu'ils n'exerceront pas le même métier toute leur vie, il ne serait pas anormal, après tout, d'aider les professeurs à évoluer vers d'autres métiers de la fonction publique, voire d'autres secteurs économiques. Je connais d'ailleurs des enseignants passionnés de numérique qui sont presque devenus des entrepreneurs. La formation continue doit donc être un outil puissant de qualification, mais aussi de requalification. Non seulement il ne faut pas s'étonner de voir des enseignants, après dix ou vingt ans de carrière, envisager d'exercer un autre métier, mais il est du devoir de la fonction publique d'offrir cette possibilité d'évolution à ses agents.

Autre point de vigilance, la participation des familles. L'étude réalisée à Clichy et à Montfermeil montre qu'un écart se creuse entre ces dernières – en particulier les primo-arrivantes, mais pas uniquement – et l'institution scolaire. Celle-ci doit consentir un effort d'ouverture. Je ne veux pas être caricatural, car je sais que cet effort est consenti, dans certains endroits, de façon merveilleusement efficace, mais il doit devenir beaucoup plus systématique, afin que les familles puissent prendre conscience des enjeux de la scolarité maternelle et élémentaire.

Enfin, le dernier point de vigilance, s'il n'est pas central, a une grande valeur symbolique. Il serait paradoxal de vouloir faire de la petite enfance une priorité tout en laissant le débat sur les rythmes scolaires « s'enkyster ». Nous savons tous que l'année scolaire n'est pas suffisamment étendue et qu'au contraire les journées d'école sont trop longues. Nous savons aussi que le ministre s'est saisi de ce sujet avec sérieux et ténacité. Sur ce point, il ne faut pas lâcher : certes, la semaine de quatre jours ne pose aucun problème à mes enfants, mais il n'en va sans doute pas de même dans d'autres territoires et pour beaucoup d'autres familles.

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