Bien sûr, la guerre d'Espagne est totalement différente sur de nombreux aspects. Mais si j'ai fait cette comparaison, c'est parce que vous y rencontriez également des jeunes gens venus de tous les continents se battre pour une cause plutôt que pour un pays.
Ensuite, j'aurais du mal à vous apporter une réponse précise. En effet, les journalistes sont plutôt des observateurs des fonctionnements et des dysfonctionnements de l'histoire contemporaine. Et je vous renvoie au dicton : « il y a trop de diplomates qui se prennent pour des généraux, trop de généraux qui se prennent pour des diplomates, et trop de journalistes qui se prennent pour les deux ».
Malgré tout, j'insisterai sur le contexte géopolitique parce que, sans lui, on ne peut pas comprendre l'État islamique. Je précise que je parle d'« État islamique » parce que c'est ainsi qu'il se nomme, même s'il ne représente sans doute pas tout l'Islam et que c'est un « proto État » qui n'en possède pas tous les attributs.
Je pense qu'il faut avoir une vision très précise de cette situation géographique et politique parce que nos partenaires, eux, l'ont. La coalition à laquelle participent la France, les États-Unis et d'autres pays occidentaux est complexe. Mais si de nombreux pays en font partie, ils sont beaucoup moins nombreux à agir militairement. Et quand ils agissent militairement – je ne parle pas des Américains – c'est de façon assez sériée : globalement, les pays arabes bombardent des cibles en Syrie, et les Occidentaux en Irak.
Des pays comme la Turquie, qui font nominalement partie de la coalition, n'apportent aucun soutien militaire. Ils peuvent même prendre des mesures qui s'y opposent et continuent à être une plaque tournante et un point de passage pour les recrues de l'État islamique. Ainsi, des membres de l'État islamique se font soigner dans des hôpitaux turcs, et des réseaux de trafic d'armes et de volontaires passent par les frontières turques. La raison en est que la Turquie considère l'État islamique comme un moindre mal, ou du moins comme un des paramètres d'une situation compliquée, voire comme un atout dans une grande guerre régionale, à la fois contre l'Iran et contre ses alliés, Syriens et Hezbollah libanais. Elle s'inquiète beaucoup plus de la résurgence du mouvement kurde. De fait, les Kurdes du nord de l'Irak sont en grande partie affiliés au PKK.
Donc, sans apporter de solutions, je répondrai qu'on ne peut pas appréhender le phénomène en disant que ce sont des djihadistes, et qu'il faut absolument les éradiquer pour que tout redevienne comme avant. La situation est profondément bouleversée. Il n'est pas certain que l'on retrouvera au Moyen-Orient les frontières que l'on connaissait depuis un siècle. L'État irakien n'est plus celui qui existait entre 1922 et 2003, l'État syrien non plus. On doit faire face à une nouvelle réalité. Mais c'est quelque chose que l'on a déjà vu par le passé. L'histoire est pleine de rebondissements, et le Moyen-Orient est en train de traverser une crise majeure.
J'ajouterai que cette crise ne pourra pas être résolue, ou en tout cas contenue, sans la participation des États arabes et musulmans puisque ce sont eux les premiers concernés. De toute façon, dans ces régions-là, les interventions occidentales se sont toujours avérées périlleuses. La France et la Grande-Bretagne en ont fait l'expérience dans le passé, et nous avons pu observer le même phénomène ces dernières années. C'est particulièrement le cas lorsque les Américains sont impliqués. Je ne porte pas de jugement de valeur sur la politique de Washington, mais je constate que le monde arabe éprouve une sorte de répulsion contre tout ce qui s'apparente à une intervention américaine.
Donc, sans apporter de solution, et croyez que je le regrette bien, je pense qu'un des points importants, voire essentiels, est d'avoir à l'esprit cette situation géopolitique et d'admettre que la solution temporaire, voire définitive si elle existe, viendra des pays arabes et musulmans.