Je suis ravi d'être présent parmi vous, et j'espère que je vous apporterai des éléments utiles. J'ai commencé à étudier les phénomènes de radicalisation dans les années 1990. J'ai notamment publié, en 1997, un ouvrage intitulé L'islam des jeunes, dans lequel j'appelais l'attention sur les formes de radicalisation que j'avais observées dans certains quartiers de France. Ensuite, j'ai réalisé des travaux empiriques dans plusieurs prisons, une première fois entre 2000 et 2003, puis entre 2011 et 2013 à la demande du ministère de la justice. J'ai remis un rapport à l'issue de cette deuxième enquête et formulé un certain nombre d'observations. Enfin, il y a quatre semaines, juste avant les événements tragiques qui ont touché Charlie Hebdo, j'ai publié un livre intitulé Radicalisation.
Je souhaite d'abord appeler votre attention sur un fait troublant, mais dont on peut expliquer la raison d'être ex post facto – les sociologues ont parfois le don de comprendre les choses à l'avance, mais ils les saisissent le plus souvent après les événements ou, à tout le moins, au moment où ceux-ci se produisent. En France et dans une très grande partie de l'Europe, notamment au Royaume-Uni, l'image classique que nous avons du djihadiste est celle d'un jeune de banlieue qui est passé par les étapes suivantes : déviance, prison, sortie de prison, récidive, participation à des trafics, illumination mystique qui fait d'eux des sortes de musulmans born again – sans être nécessairement désislamisée, leur famille est souvent enfermée dans une forme de religiosité qui n'a rien à voir avec le djihadisme –, voyage initiatique dans des pays où sévissent des formes de djihadisme, retour en Europe, accomplissement d'un certain nombre d'actes violents sur les citoyens. Ces jeunes des banlieues ont généralement une vision obsidionale de leur identité, l'islam servant en quelque sorte à sacraliser leur haine de la société. Car l'élément fondamental est leur sentiment d'être des victimes, d'être exclus de la société, du travail et de la dignité. Ils éprouvent une haine inextinguible à l'égard des « autres », qui se focalise, souvent de manière indistincte, sur tous ceux qui ont une forme de vie citoyenne et professionnelle normale, et qui leur renvoient l'image de leur propre indignité, y compris les personnes d'origine maghrébine qui ont réussi.
Or, depuis 2013, c'est-à-dire depuis la guerre civile en Syrie, nous sommes confrontés à un phénomène nouveau, que nous ne rencontrions auparavant que de manière exceptionnelle : l'afflux de jeunes issus des classes moyennes vers le djihadisme. Leur profil anthropologique, leur subjectivité, leur façon de concevoir les choses et la forme que prend leur expression de soi sont totalement différentes de celles des jeunes des banlieues : ils ont non pas une haine ou une mentalité agonistique à l'égard de la société, mais plutôt le sentiment d'une profonde injustice. C'est par une forme d'engagement humanitaire qu'ils embrassent la version djihadiste de l'islam et décident de partir sur le terrain. En outre, ils présentent un certain nombre de caractéristiques frappantes du point de vue du sociologue : on trouve notamment parmi eux un nombre très élevé de convertis, issus de familles juives, catholiques, protestantes et même, dans quelques cas, bouddhistes, le plus souvent sécularisées, agnostiques ou athées. Ainsi, le djihadisme se diversifie de manière très troublante.
Tant que le profil du djihadiste était celui du jeune en guerre contre la société, nous pouvions imaginer un certain nombre de remèdes : répression, persuasion, tentative de briser le cercle infernal que j'ai évoqué précédemment. Mais nous avons désormais en face de nous des jeunes qui ne présentent pas plus de symptômes de malaise social que les autres. Et la palette est large : cela peut être M.Tout-le-monde ou, d'ailleurs, Mme Tout-le-monde, puisque – autre phénomène troublant – environ 20 % des personnes qui s'identifient à cette version de l'islam radical et tentent de faire le voyage sont des jeunes filles. De plus, on trouve parmi eux de plus en plus de post-adolescents, âgés de quinze à dix-sept ans. Bref, nous sommes confrontés à un nouveau type de djihadistes, qui présente une subjectivité aux contours totalement différents de celle des djihadistes classiques.
En France et dans une grande partie de l'Europe, les plus virulents restent, à ce stade, les djihadistes classiques, ainsi que le montrent clairement les événements de janvier 2015 : les trois individus qui ont perpétré ces crimes sont tous issus des milieux défavorisés des quartiers difficiles. Cependant, compte tenu du nouveau phénomène que j'ai décrit, je pense, en tant que sociologue, que nous risquons d'avoir quelques surprises à l'avenir avec les jeunes issus des classes moyennes, si nous ne sommes pas vigilants et si nous n'essayons pas de remédier à cette situation.
Or notre réaction est passablement tardive. S'agissant de la radicalisation en prison, j'avais souligné, il y a plus d'un an et demi déjà, qu'il fallait, entre autres, fermer les frontières. Cependant, en France comme dans le reste de l'Europe, nous n'avons pas prêté une attention assez soutenue à ces problèmes. Depuis six mois, nous prenons un certain nombre de mesures – mieux vaut tard que jamais –, mais elles sont encore très insuffisantes : il faudrait les renforcer et, surtout, les diversifier, afin de les adapter à la situation mentale des jeunes qui reviennent de Syrie. Car les djihadistes ne forment pas un groupe uniforme. Pour ma part, je distingue au moins trois catégories en leur sein.
La première catégorie est constituée par ceux qui s'engagent dans le djihadisme avec une forme de prédisposition humanitaire, pensant aller aider leurs frères musulmans à lutter contre un régime sanguinaire. Ils subissent un endoctrinement, qui dure à ma connaissance six semaines dans le cas de Jabhat al-Nosra. Un certain nombre d'entre eux se transforment alors en djihadistes endurcis : avec cet endoctrinement et dans une situation de guerre, d'effervescence et de violence généralisée, ils en viennent à considérer que l'islam dans sa version radicale est la solution idoine. De retour en France, certains sont tentés d'exercer ce magistère répressif sur la société et de faire justice eux-mêmes par la violence. Bien évidemment, il faudra neutraliser cette première catégorie de djihadistes, les mettre en prison pendant un certain temps de telle sorte qu'ils ne puissent pas commettre de crimes contre des citoyens innocents.
La deuxième catégorie est formée par ceux que l'on pourrait appeler les « déconvertis » ou les « djihadistes repentants ». Une fois confrontés à la réalité du terrain, un certain nombre de candidats au djihad prennent conscience de l'abîme qui sépare leur imaginaire djihadiste – leurs aspirations, leur élan héroïque, leur volonté d'en découdre avec les forces du mal – et la véritable nature de l'État islamique ou Daech, qui s'avère tout le contraire de ce dont ils rêvaient : une violence souvent sommaire, des formes de corruption généralisée et de clientélisme, une absence de justice digne de ce nom. De retour au pays, certains peuvent être profondément affectés et aimeraient, en un sens, se racheter. Il faudrait que la société leur donne la possibilité de s'exprimer, de faire part de leur vérité et de l'expérience qu'ils ont vécue sur le terrain, ce qui pourrait dissuader d'autres jeunes d'emboîter le pas aux djihadistes. Pour peu qu'ils soient d'accord – nous sommes en démocratie et nous ne pouvons pas les contraindre –, nous devrions les utiliser et prévoir des aménagements pour les « récompenser ».
La troisième catégorie, ce sont les « traumatisés ». Les guerres, on le sait, créent des traumatismes profonds : nous connaissons des cas concrets de soldats américains ou français de retour d'opérations qui deviennent violents parce que le spectacle d'une société paisible ne correspond plus à leur état mental. Une prise en charge thérapeutique de ces djihadistes « traumatisés » apparaît nécessaire afin qu'ils ne commettent pas de méfaits.
Le point essentiel est de ne pas mettre des repentis et des traumatisés en contact direct avec des djihadistes endurcis. Si on le fait, les plus forts et les plus radicalisés vont tenter de convertir les plus fragiles à leur vision du monde, ainsi que je l'ai observé en prison. Chacun sait que la vie en prison est difficile – pour y avoir passé deux à trois jours complets par semaine pendant une période assez longue, je puis dire que certains établissements pénitentiaires sont certes passionnants comme objet d'étude, mais déprimants comme lieu de séjour – et qu'un tiers de la population carcérale souffre de problèmes mentaux. Et on voit bien comment cette population fragilisée peut être influencée, voire « mesmérisée » par les djihadistes endurcis. Cela peut donc avoir du sens d'isoler ces derniers dans des quartiers réservés. Toutefois, les réunir en un même lieu peut aussi favoriser la constitution de réseaux plus structurés : entre eux, ils peuvent préparer des coups plus redoutables encore que par le passé. Il faut donc agir avec beaucoup de discernement. En tout cas, les solutions à l'emporte-pièce qui consistent à placer tous les djihadistes ensemble dans des quartiers isolés sans tenir compte de leur degré de djihadisation ni de leur implication réelle – je conviens qu'il est très difficile de faire le tri – peuvent avoir des effets contre-productifs à terme.
Autre problème fondamental : les jeunes de banlieues. Fort heureusement, tout jeune de banlieue ne devient pas un djihadiste ! Cependant, il se trouve qu'une grande partie des djihadistes les plus endurcis proviennent des banlieues. Il ne faut surtout pas stigmatiser les banlieues, mais il ne faut pas non plus faire de l'angélisme : pour des raisons sociologiques et anthropologiques, les banlieues sont des lieux privilégiés de formation du djihadisme. Et la prison constitue, dans une certaine mesure, la continuation des banlieues. Dans les prisons qui jouxtent les grandes villes de France, le taux de jeunes musulmans, pratiquants ou non, mais qui se réclament de l'islam comme principe d'identification subjective, est très élevé : je l'ai estimé à environ 50 %, cet ordre de grandeur n'ayant pas été contredit par les autres travaux sur la prison – pour sa part, M.Jean-Marie Delarue avançait le chiffre de 40 %.
D'autre part, en principe, l'entrée en prison est un choc, et les premiers mois d'incarcération sont très durs : c'est à ce moment-là que le risque suicidaire est le plus élevé. Or tel n'est pas le cas, la plupart du temps, pour ces jeunes, et il s'agit, là aussi, d'un fait saillant. Pour eux, la prison est une forme de rite de passage : en séjournant en prison, ils prennent en quelque sorte du galon ; ils ont le sentiment d'être promus, dans la mesure où ils entrent en contact avec d'autres personnes qui ont commis des actions déviantes. À leur sortie de prison, ils auront gagné une crédibilité et une légitimité supplémentaires en la matière.
Nous devons donc réviser la manière dont nous traitons le problème des banlieues, notamment notre modèle d'industrialisation. La meilleure solution, c'est de créer des emplois – je conviens que c'est plus facile à dire qu'à faire. En Allemagne, où le taux de chômage est beaucoup plus faible, cela fait longtemps qu'il n'y a pas eu d'actes violents sous la forme de ceux que nous avons connus en France, même dans les quartiers difficiles où vivent de nombreux jeunes musulmans. La dernière fois que des caricatures du prophète Mahomet ont été publiées en Allemagne, des individus ont fait sauter le siège d'un journal, mais à un moment où il était vide. Créer des emplois n'est pas la solution miracle, mais, selon moi, on ne résoudra pas ces problèmes à long terme uniquement avec de la subjectivation, ainsi que le laissent croire certaines incantations.
Autre problème à régler : celui des prisons. Elles sont, on le sait, un des lieux de la radicalisation. Selon mon expérience, le phénomène est récurrent pour deux raisons. D'abord, le profil du détenu radicalisé que les autorités carcérales ont en tête est aujourd'hui totalement en porte-à-faux par rapport à la réalité de la radicalisation. Lorsque j'avais mené mon enquête en prison dans les années 2000, j'avais relevé une certaine convergence entre le problème du fondamentalisme et celui de l'extrémisme islamiste. Les deux groupes de détenus se comportaient un peu de la même façon : ils se laissaient pousser la barbe, devenaient agressifs à l'égard des surveillants, insultaient l'imam de la prison lorsqu'il y en avait un, faisaient du prosélytisme de manière ostentatoire au sein de l'institution carcérale.
Or, quand je suis retourné dans les prisons entre 2011 et 2013, j'ai été très frappé de constater que les deux voies ne convergeaient plus : les plus radicalisés avaient désormais une attitude introvertie, ils ne se laissaient pas pousser la barbe, ne montraient aucune agressivité à l'égard des surveillants, voire dissimulaient leur religiosité à ces derniers lorsqu'ils s'étaient convertis. De telle sorte que les surveillants, dont le rôle est pourtant d'informer les autorités de ces formes de conversion, étaient dans plusieurs cas totalement ignorants du phénomène. Ce nouveau modèle de radicalisation, introverti, concerne souvent de très petits groupes, deux ou trois personnes au maximum, les intéressés sachant pertinemment qu'ils risquent de mettre la puce à l'oreille du service de renseignement de la prison s'ils sont plus nombreux. Certes, quelques fondamentalistes restent susceptibles de se radicaliser, mais la logique de la radicalisation en milieu carcéral a totalement changé de nature en l'espace d'une décennie à peine. J'ai moi-même été étonné de constater l'étendue de ces transformations. Surtout, j'ai observé plusieurs cas de personnes mentalement fragiles qui avaient été prises pour cible par des radicalisés notoires et avaient été profondément influencées par eux.
Pour détecter les formes nouvelles de radicalisation dans les prisons, il faudrait porter un regard neuf. Or les surveillants sont malheureusement démunis à cet égard. Les éléments de profilage qu'on leur fournit correspondent davantage aux formes extrêmes de fondamentalisme qu'à la radicalisation. Pour une grande part, la dichotomie entre ces deux phénomènes n'a pas été saisie par les autorités carcérales, ce qui est compréhensible dans la mesure où elles n'ont pas l'expérience de ces situations nouvelles. La supervision continue donc à reposer sur le repérage des inconduites. Rappelons que les manifestations ostentatoires de fondamentalisme sont en rupture avec les normes carcérales : il est interdit de faire des prières collectives « sauvages » le vendredi dans les cours de récréation, de faire du prosélytisme ou d'aborder les autres détenus pour leur commander d'obéir à des préceptes religieux. Ces actes sont généralement passibles de réprimande, voire d'une incrimination. Mais il faut prendre conscience que la radicalisation suit de plus en plus une logique autonome par rapport au fondamentalisme.
Deuxième raison essentielle de la récurrence du phénomène de radicalisation dans les prisons : la surpopulation carcérale et le sous-effectif criant de surveillants. J'en ai été témoin dans les maisons d'arrêt des grandes villes davantage que dans les maisons centrales. Pour qu'un surveillant puisse travailler efficacement, il faudrait qu'il suive au maximum trente à cinquante détenus. Or ce nombre varie entre quatre-vingt-dix et cent trente, voire cent quarante, ce qui rend presque impossible une observation attentive et lucide. Ce travail déshumanise à la fois les détenus et les surveillants – j'ai pu le constater quotidiennement et j'en ai fait quelquefois les frais. À la longue, on observe des formes de dépression chronique chez les surveillants. Je les plains d'avoir à subir les assauts des uns et des autres, d'autant que le tiers de la population carcérale, je le rappelle, est atteinte de problèmes mentaux, et que certains individus peuvent devenir agressifs de manière imprévisible et sans aucune raison valable.
En outre, compte tenu de la surpopulation carcérale, on met souvent deux ou trois, plus rarement quatre détenus par cellule. Dès lors, il n'est plus possible de surveiller leur interaction, et les éventuelles formes de complicité qui se nouent entre eux peuvent échapper à la vigilance. Ainsi que je l'ai indiqué, il y a une continuité entre la logique des banlieues et celle de la prison, mais cette dernière présente une spécificité dans la mesure où il est très difficile d'y déceler les nouvelles formes de radicalisation.
À cela s'ajoute un dernier point, tout aussi fondamental à mes yeux : lorsque j'ai mené ma deuxième enquête entre 2011 et 2013, j'ai constaté avec étonnement que les renseignements étaient le parent pauvre de l'institution carcérale. Le nombre d'agents était très faible – j'espère que la situation s'est améliorée récemment – au regard du nombre de prisons et de l'importance de la population carcérale, en particulier dans les maisons d'arrêt, où il est possible que les phénomènes de radicalisation connaissent une recrudescence.
De plus, les officiers et les surveillants chargés de suivre ces phénomènes peuvent être amenés à changer de dossier du jour au lendemain, en fonction des événements qui surviennent dans la prison et des urgences ressenties par la direction, ainsi que je l'ai constaté dans une prison très connue. Ailleurs, dans l'une des plus grandes prisons d'Europe, le surveillant qui travaille sur la radicalisation collecte les informations grâce aux relations amicales qu'il a nouées avec ses collègues. Lorsqu'il prendra sa retraite, dans quelques années, ces réseaux informels ne seront pas transmis à son remplaçant. Enfin, il est arrivé plusieurs fois que des surveillants me montrent des textes en arabe qu'ils avaient trouvés et qu'ils n'étaient pas en mesure de déchiffrer sans l'aide de leurs collègues d'origine maghrébine. Or il s'agissait d'écrits d'une grande banalité, de sourates du Coran ou de Dires du Prophète qui sont reproduits dans tous les livres.
Bref, ces agents m'ont paru très démunis. Mais ils ne sont pas responsables de ces défaillances : on ne leur donne que des moyens dérisoires pour suivre les détenus. Pour être efficaces, il faudrait que nous menions un travail de surveillance plus institutionnalisé, rationnel et professionnel, que nous disposions d'un véritable centre d'observation des phénomènes de radicalisation, doté de moyens humains suffisants.