J'ai rencontré un certain nombre de détenus basques et corses, bien que leur nombre ait tendance à décroître. Or la lutte pour l'indépendance qu'ils mènent au nom de leur nation n'attire pas ceux qui ne sont pas basques ou corses. À l'opposé, le djihadisme a une prétention à l'universel, ce qui le rend très attrayant. Il s'agit d'ailleurs d'une de ses caractéristiques fondamentales.
Dans les banlieues et dans les prisons, qu'on le veuille ou non, l'islam dans sa version djihadiste est devenu la religion des opprimés. Tous ceux qui ont des reproches à faire à la société trouvent des réponses en son sein. Les jeunes qui, dans les années 1970, auraient pu adhérer aux groupes d'extrême-gauche tels qu'Action directe en France, les Brigades rouges en Italie ou Baader-Meinhof en Allemagne, trouvent dans le djihadisme un écho à leurs revendications : anti-impérialisme, anti-américanisme, rejet de l'arrogance occidentale.
À ceux qui souffrent d'un complexe de castration, qui se sentent mentalement dévirilisés du fait de l'intrusion, voire de l'invasion – de leur point de vue – des femmes dans l'espace public, qui estiment que les femmes exagèrent et qui regrettent que l'on ne sache plus qui est homme et qui est femme dans le monde actuel, le djihadisme apporte aussi des réponses, puisqu'il assigne les femmes à la maison et réserve le monde extérieur aux hommes. D'ailleurs, certaines femmes trouvent, elles aussi, cela attrayant : au moins, elles savent quel est leur domaine de souveraineté, alors que, dans la « grisaille » ambiante, elles doivent à la fois travailler et élever leurs enfants. Auparavant, les activités étaient partagées entre les hommes et les femmes de manière plus hiérarchisée, mais aussi plus claire.
Surtout, en Europe et, plus particulièrement, en France, le djihadisme participe d'une logique de provocation : il donne la possibilité à l'individu insignifiant de se hausser au-dessus des autres. Dans mon ouvrage Radicalisation, j'ai évoqué à cet égard la figure du « héros négatif », c'est-à-dire de celui qui se sent adulé du fait même de son rejet par les autres. Sauf que le héros négatif est, en l'espèce, médiatisé. Qui connaissait Mohammed Merah avant qu'il ne passe à l'acte ? Qui ne le connaît pas désormais ? C'est d'ailleurs pour cette raison que les djihadistes filment : la couverture médiatique devient partie intégrante de l'action destructrice. En ce sens, on peut parler d'une nouvelle forme de subjectivité hypernarcissique, d'une volonté de s'affirmer et de sortir de l'insignifiance.
Dans la logique des djihadistes, il s'agit aussi d'inverser la situation par rapport à la prison : « Vous m'avez jugé et condamné, c'est maintenant moi qui vous juge et qui vous condamne ! », pensent-ils. De plus, ils procèdent à une autre conversion, celle de la logique du mépris en logique de peur. Avant de passer à l'acte, ils avaient l'impression que la société les méprisait, que l'on portait sur eux un regard « réifiant » au sens sartrien du terme, qui les médusait, leur montrait leur insignifiance. Après, ils inspirent non plus le mépris, mais la peur, ce qui les satisfait grandement d'un point de vue anthropologique. En effet, les autres se retrouvent alors dans un rapport de symétrie inversée : avant, ils étaient supérieurs, ils les méprisaient et les jugeaient ; désormais, ils sont inférieurs, car ils craignent pour leur vie. La mort joue ici le rôle d'opérateur d'inversion.
Quant à la prison, elle devient le lieu même où ces phénomènes se déploient. Parmi ceux qui sont considérés comme des stars en prison, il y a notamment les détenus qui ont réussi à s'évader. De ce point de vue, Antonio Ferrara est « l'homme magnifique » : il a reçu de nombreuses lettres de la part de jeunes filles, parfois très jeunes, qui souhaitaient devenir sa copine. Précédemment, Guy Georges, qui avait violé et tué sept femmes, avait lui aussi reçu de telles lettres. Ce qui est à l'oeuvre ici, c'est la quête d'un héros négativement apprécié par la société et dont la raison d'être est dans la provocation, dans la rupture avec les normes sociales.
Or on constate très clairement des phénomènes anthropologiques analogues chez les jeunes filles qui partent faire le djihad – je réponds en partie à la question que vous m'avez posée à propos des classes moyennes, monsieur Guibal. Ces jeunes filles pensent que les jeunes garçons de leur entourage ne sont pas sérieux, parce qu'ils n'ont rien des attributs virils et n'ont pas été confrontés à la vie. En revanche, l'homme qui s'expose à la mort, se transformant ainsi en martyr potentiel, devient crédible à leurs yeux et peut faire un partenaire fiable – à supposer qu'il survive au djihad. Ce qui fait surface dans l'esprit de ces jeunes filles en quête de virilité masculine, c'est une inversion des idéaux féministes, une sorte de post-féminisme désenchanté ou – contradiction dans les termes – un « féminisme djihadiste ». Je suis en train de mener des recherches plus approfondies sur ce sujet, qui me passionne.
L'islam djihadiste n'est pas lié uniquement à la situation économique des banlieues, mais a aussi une dimension symbolique, qui est plus forte encore en France. Car – je m'avance peut-être sur un terrain mouvant – le politique a été constitutif de l'identité française, il a été au fondement même de la citoyenneté. La dilution du politique entame donc davantage l'intégrité des citoyens en France qu'elle ne le fait, par exemple, au Royaume-Uni, où le politique n'a pas joué un rôle aussi fondamental dans l'identité citoyenne. Or le djihadisme joue sur ces registres : il propose une solution en partie infra-politique et en partie extra-politique. Il apporte des réponses prétendument transparentes à des phénomènes très complexes tels que la guerre en Syrie, le conflit israélo-palestinien – qui inspire à ces jeunes un profond sentiment d'injustice – ou le fait que l'on transgresse les lois d'Allah et que l'on profane l'image du Prophète. C'est aussi la transparence illusoire de ces solutions qui rend le djihadisme attractif.
Dans le cas des classes moyennes, j'ai observé que la dilution de l'autorité au sein des familles recomposées jouait un rôle. Cela ne signifie pas qu'il faille en finir avec les familles recomposées : il s'agit d'un phénomène de société irréversible, sur lequel personne ne peut revenir. Cependant, tenir compte de cette dilution peut nous aider à réfléchir à des solutions de rechange. Il est utile que les familles, parents biologiques et beaux-parents, prennent conscience des problèmes qui assaillent un certain nombre de jeunes. De manière générale, dans les classes moyennes, c'est moins la dimension économique que ces formes de désarroi liées à la « grisaille » de la vie quotidienne qui entrent en ligne de compte.
Les phénomènes qui posent problèmes dans les classes moyennes sont donc totalement différents de ceux qui affectent les jeunes des banlieues. Ces derniers sont animés par une idée fixe : le sentiment d'être des victimes, la haine de la société, une vision quasi paranoïaque dans laquelle toutes les portes sont fermées. Certes, le racisme, l'islamophobie et toutes sortes de préjugés existent dans la société, mais toutes les portes ne sont pas fermées : il suffit de consulter la liste des médecins et des chirurgiens dans un hôpital de banlieue pour constater que nombre d'entre eux font partie de la deuxième, troisième ou quatrième génération issue de l'immigration. La victimisation est liée à un imaginaire obsidional qui n'a pas de pendant dans le réel. Mais là n'est pas la question : dans la mesure où ce phénomène existe, il fait partie de la réalité sociale, et il faudra donc le traiter d'une manière ou d'une autre.
Le 16/11/2015 à 13:53, laïc a dit :
"J'ai rencontré un certain nombre de détenus basques et corses, bien que leur nombre ait tendance à décroître. Or la lutte pour l'indépendance qu'ils mènent au nom de leur nation n'attire pas ceux qui ne sont pas basques ou corses. À l'opposé, le djihadisme a une prétention à l'universel, ce qui le rend très attrayant. Il s'agit d'ailleurs d'une de ses caractéristiques fondamentales."
Pour supporter le nationalisme basque ou corse, il faut pour le moins avoir quelque origine basque ou corse. Or là, certains se convertissent à l'islam sans aucune parenté ethnique avec un peuple converti à l'islam, alors que s'ils cherchaient davantage de spiritualité, et uniquement cela, la logique voudrait qu'ils se tournent d'abord vers le christianisme, plus proche de leur culture initiale et qui apporte aussi son lot de consolation aux malheureux avec la possibilité d'accéder à un paradis idéal où tout est bien. On a l'impression que les prisonniers se convertissent surtout et d'abord à la violence religieuse plutôt qu'à une religion déterminée car, comme le disait le savant arabo-andalou Ibn Khaldoun, la seule chose que l'islam a d'universel est la violence, l'opposition violente, qu'elle apporte au reste du monde. Ce mal propre à l'islam était donc déjà identifié par certains intellectuels musulmans du 14ème siècle et qui connaissaient bien leur sujet. L'universalité et la justification de la violence, voilà les principes de séduction numéro 1 de l'islam en prison. Pourquoi, dès lors, au 21ème, siècle, l'Etat ne serait-il pas en mesure de dénoncer la violence propre à l'islam, et la condamner officiellement ? Il n'y avait pas de djihadistes terroristes du temps d'Ibn Khaldoun, seulement des musulmans "normaux", c'est le coran et les autres textes saints qui étaient jugés ainsi par un croyant musulman renommé. Donc la violence intrinsèque de l'islam est une évidence historiquement prouvée, et ce sera un des grands chantiers politiques du 21ème siècle que d'y mettre fin. En attendant, toute conversion à l'islam ou activité musulmane intensive en prison sera évidemment des plus suspectes. Et toute tentative pour enseigner à l'école dès la 5ème un islam édulcoré où toute trace de violence est absente devra être dénoncée comme une tentative révisionniste pour tromper délibérément les connaissances et l'esprit des élèves. L'intégration de l'islam en France, si intégration il y a un jour, ne se fera pas au prix de mensonges historiques évidents et par le conditionnement intellectuel des jeunes générations.
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