Dans mon ouvrage L'islam dans les prisons, publié en 2004, je dénonçais la pénurie d'aumôniers musulmans : il y en avait à l'époque environ 90 pour l'ensemble de la population carcérale, alors que près de la moitié de celle-ci était musulmane d'après mon estimation. Or l'absence d'aumônier est source de danger : n'importe quel individu exalté peut s'autoproclamer imam et déclarer que le djihad constitue le message ultime de l'islam dans une société d'hérétiques. N'oublions pas que les jeunes dont il est question viennent souvent de familles profondément désislamisées ou qui n'ont pas véritablement de culture religieuse. Ainsi, le djihadisme ne s'inscrit pas dans la continuité de la culture familiale concernant l'islam, mais est en rupture consommée avec elle. Certains manifestent même un mépris à peine dissimulé à l'égard de la religiosité de leurs parents, laquelle relève généralement de l'orthopraxie – c'est-à-dire d'une sorte de ritualisme – beaucoup plus que de l'orthodoxie. Souvent, les parents n'ont pas le bagage intellectuel qui leur permettrait de lire le Coran. Il en va de même pour l'écrasante majorité des radicalisés, qui ne comprennent pas l'arabe. En définitive, ils sont d'autant plus à l'aise pour réinventer l'islam qu'ils n'ont pas de bagage intellectuel, culturel ou religieux : ils identifient abusivement une religion à sa guerre sainte, et cela paraît relever pour eux d'une évidence aveuglante.
La question des ministres du culte musulman en prison revêt deux aspects. Le premier est l'insuffisance de leur nombre : il n'est pas normal que, dans plusieurs grandes prisons françaises, où le droit de pratiquer son culte est en théorie reconnu à tous en vertu du principe de laïcité, les musulmans ne puissent pas faire la prière collective du vendredi. Au cours des entretiens que j'ai menés en prison, de nombreux jeunes ont formulé le grief suivant : « Les chrétiens ont la messe du dimanche, les juifs ont shabbat, mais nous, nous n'avons pas la prière du vendredi ! » Il s'agit en effet d'un véritable problème, qui crée une frustration profonde et alimente le sentiment que l'islam est méprisé. Ce sentiment est d'ailleurs partagé par les non-pratiquants, pour qui l'absence d'imam ne devrait poser, dans les faits, aucune difficulté. Cette logique n'est contradictoire qu'en apparence : on peut se considérer comme musulman en raison de son origine ou par son identité et, même si l'on ne pratique pas et que l'on ne connaît pas les prières, trouver anormal de ne pas avoir « son » ministre du culte, alors que les autres détenus ont le leur. Or s'il n'y a pas d'imam agréé dans la prison, il n'y a pas de prière du vendredi. Tout simplement parce que la direction craint qu'un exalté ne prenne la parole au cours de la prière et ne compromette l'ordre au sein de l'établissement.
Deuxième aspect du problème, tout à fait essentiel : qui désigner comme aumôniers musulmans ? À l'exception d'une petite minorité, les imams que j'ai rencontrés dans les prisons sont des pères et des grands-pères d'origine nord-africaine, qui ne maîtrisent pas très bien le français et ne comprennent pas la mentalité des jeunes. Il y a une sorte de rupture subjective entre les jeunes et eux. Ces jeunes les « respectent » – même s'ils se moquent parfois d'eux –, mais ils ne communiquent pas avec eux et ne leur font pas part de leurs problèmes. Quand bien même ils le souhaiteraient, les imams ne seraient guère en mesure, matériellement, de répondre à leur demande : ils sont trop peu nombreux par rapport au nombre de détenus musulmans.
Il va donc de soi, pour moi, qu'il faut davantage d'imams dans les prisons : il conviendrait qu'il y ait une parité avec les autres confessions, ce qui implique probablement de multiplier leur nombre par trois. Mais encore faut-il que ces imams comprennent et intègrent autant les orientations culturelles de la société française que les exigences d'une religiosité apaisée. Or, pour la plupart des imams âgés que j'ai rencontrés, cette synthèse semble hasardeuse : ils ne comprennent ni les unes ni les autres. En effet, ils sont souvent dans une sorte d'entre-deux : ils appréhendent les orientations de la société française bien davantage comme des injonctions que comme des formes intériorisées d'expression de soi. D'autre part, ils sont incapables d'empathie à l'égard de jeunes, alors qu'ils devraient leur prêter une oreille attentive. Ils pratiquent une sorte de ritualisme désincarné : les cérémonies qu'ils président sont dépourvues de toute forme de subjectivation. Il est donc souhaitable que les nouveaux imams soient des franco-musulmans relativement jeunes.
Parler de « génération perdue » est en partie pertinent, mais cela m'indispose, car le djihadisme n'attire plus seulement une catégorie spécifique de la population, mais « M.ou Mme Tout-le-monde ». Nous devons prendre conscience de ce danger. Autre point fondamental : les jeunes se radicalisent certes sur internet, mais aussi et surtout par effet d'imitation ou par esprit de compétition. Le copinage, la complicité avec les amis jouent un rôle indéniable : un jeune va partir faire le djihad parce qu'un de ses copains est parti avant lui. Une étude sur les familles des jeunes Britanniques qui sont partis pour la Syrie a révélé l'importance de cette dimension. Je présume qu'il en va de même en France. Il faudra donc agir aussi sur ce plan-là, c'est-à-dire briser les cercles de complicité qui se focalisent sur le djihadisme.
Les djihadistes ne sont comparables à des paumés qui rejoignent une secte que dans une certaine mesure. Les sectes présentent une structure organisationnelle bien déterminée, avec une hiérarchie et des gourous. Le djihadisme, lui, opère par des formes d'action collective beaucoup plus décentralisées. Il est certes quasi sectaire, mais aussi méta-sectaire. On ne peut pas nécessairement utiliser contre lui l'ensemble des remèdes qui ont été mis au point pour lutter contre les sectes. Il s'agit d'un phénomène à la fois beaucoup plus dangereux et beaucoup plus diffus que le sectarisme. Dans un groupe djihadiste, il y a plusieurs personnalités charismatiques, et les relations ne sont pas hiérarchisées de la même manière que dans une secte.
D'autre part, le salafisme se développe d'une manière que l'on peut juger troublante : l'écrasante majorité des salafistes ne deviennent pas des djihadistes. C'est d'ailleurs là la différence majeure entre le djihadisme et le fondamentalisme : un grand nombre de djihadistes – y compris les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, d'après les informations dont je dispose – ne sont pas passés par la phase fondamentaliste. Dans des cas très minoritaires, il arrive que le fondamentalisme soit l'antichambre du djihadisme. Mais il peut aussi être une sorte de remède contre le djihadisme, dans la mesure où les fondamentalistes observent un certain nombre de prescriptions contraignantes et se considèrent souvent, de ce fait, comme des élus, ce qui satisfait leur subjectivité.
J'en viens à la différence entre le fondamentalisme et la radicalisation. Celle-ci peut être non djihadiste, ainsi que le montre le cas d'Anders Breivik, qui a tué plus de soixante-dix personnes et en a blessé plus d'une centaine d'autres en Norvège. La radicalisation, au sens où les sociologues l'entendent, est la conjonction d'une idéologie radicale et d'une action violente. Si l'on a le premier élément sans le deuxième, on n'est pas dans le registre de la radicalisation. Tel est le cas de certains intellectuels, qui défendent une idéologie radicale sans pour autant prendre les armes. De même, une action violente qui n'est pas inspirée par une idéologie radicale est un simple hold-up, une action crapuleuse, qui relève de la criminalité de droit commun.
En ce qui concerne les fondamentalistes, dans la très grande majorité des cas, cette conjonction n'existe pas. D'ailleurs, une suspicion indue à l'égard des fondamentalistes peut, au-delà d'un certain seuil, pousser quelques-uns d'entre eux vers des formes d'action violente, dans la mesure où ils penseront que, de toute façon, on ne fera pas la différence entre des djihadistes et eux. En France, le fondamentalisme est un phénomène illégitime, mais pas illégal. Après tout, vous avez le droit de penser que les normes édictées par Dieu sont supérieures à celles de la République, tant que vous ne les appliquez pas. Si vous gardez cette opinion pour vous-même, personne ne peut vous faire un reproche quelconque. En revanche, si vous passez à l'acte, si vous transgressez la loi sous une forme violente, vous tombez dans le registre de la radicalisation. Or la plupart des fondamentalistes, en particulier des salafistes, ne transgressent pas la loi, en tout cas de manière ostensible. S'ils le font, c'est en recourant à de multiples biais ou stratagèmes, par exemple en revêtant un masque chirurgical pour contourner l'interdiction de porter le voile intégral. Il ne s'agit pas là de radicalisation, laquelle s'inscrit dans une logique de violence, souvent disproportionnée, qui condamne par avance les autres à l'annihilation. Cela caractérise d'ailleurs non seulement la radicalisation dans sa version djihadiste, mais aussi la radicalisation « à la Breivik » : celui-ci a tué des gens, en particulier des jeunes, pour la simple raison qu'ils étaient, dans sa perspective, complices de la reddition des sociétés chrétiennes face à l'islam. Soyons vigilants et n'identifions pas indûment fondamentalisme et djihadisme : ils relèvent de deux registres différents.
S'agissant de la déradicalisation, nous connaissons deux types d'expérience : celle des sociétés démocratiques, en particulier du Royaume-Uni et de la Norvège – nous pourrons nous inspirer, par exemple, des travaux menés il y a quelques années en matière de déradicalisation des néonazis – et celle des sociétés non démocratiques, notamment de l'Arabie Saoudite, de l'Algérie et de certains pays du Sud-Est asiatique. Bien évidemment, nous ne pourrons pas reproduire l'expérience de l'Arabie Saoudite, d'une part parce qu'elle comporte une dimension violente à laquelle une société démocratique ne peut pas se permettre de recourir, d'autre part parce que les largesses accordées à certains jeunes pour les détourner du djihadisme – maison, femme, travail – coûtent très cher et pourraient susciter, en France, des vocations de djihadistes chez des gens honnêtes qui ont des revenus modestes.
J'ai assisté à certains travaux en matière de déradicalisation. Par exemple, au Royaume-Uni, certains jeunes ont été encadrés pendant plusieurs mois par des policières portant le foulard ou des policiers portant le turban, des imams, des représentants de l'État – notamment des renseignements généraux – et des « barbes blanches » de leur quartier. En France, il serait très difficile de mettre toutes ces personnes ensemble. Néanmoins, nous pourrions imaginer des solutions de rechange. Il ne faudrait pas qu'une compréhension trop radicale de la laïcité nous amène à négliger la dimension théologique de la déradicalisation. Même si c'est plus compliqué à faire que dans d'autres pays, la laïcité doit nous permettre d'engager, dans des limites bien circonscrites, un dialogue avec le religieux. Nous ne pouvons pas confier la déradicalisation uniquement à des psychologues et à des psychothérapeutes : nous avons aussi besoin de théologiens, afin de porter le débat sur le « noyau dur » de la conviction religieuse de ces jeunes, en particulier sur la notion de djihad. Ils ont souvent une compréhension très superficielle de cette notion, qu'ils approfondissent d'ailleurs en prison – ils n'ont pas le temps de le faire avant. Ainsi, c'est la djihadisation qui succède à la radicalisation, et non l'inverse comme on pourrait l'imaginer. Il faut que l'on puisse combattre le djihadisme aussi au nom d'une version tempérée de l'islam.
Le 16/11/2015 à 10:20, laïc a dit :
"ou" sans accent...
Le 16/11/2015 à 10:07, laïc a dit :
"Même si c'est plus compliqué à faire que dans d'autres pays, la laïcité doit nous permettre d'engager, dans des limites bien circonscrites, un dialogue avec le religieux."
Pas du tout, la laïcité ne permet pas de dialogue avec le religieux : où le religieux obéit aux lois de la République, où la République dissout la religion réfractaire aux lois de la République. La laïcité induit aussi une épreuve de force avec les religions récalcitrantes. On ne vaincra pas l'obscurantisme et le terrorisme en procédant à des aménagements avec les principes fondamentaux de la République française. Ce serait une victoire du terrorisme sur la civilisation.
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