Expert-comptable de profession, aujourd'hui à la retraite, j'ai été élu pour la première fois en 2001, maire de Lunel, commune de 26 000 habitants située entre Nîmes et Montpellier. Si notre ville a tant fait parler d'elle, c'est à cause d'événements que je vais résumer brièvement. En l'espace d'un mois et demi, six jeunes Lunellois partis faire le djihad ont été tués. Dans une déclaration maladroite, le président de l'association gérant la mosquée s'est abstenu de condamner le départ de ces jeunes, estimant qu'Allah jugerait. Puis, au cours d'une descente musclée, la brigade antiterroriste a appréhendé trois habitants de Lunel – une enquête, menée par le parquet de Paris, est en cours. Enfin, nous avons reçu la visite de la secrétaire d'État chargée de la politique de la ville, Mme Myriam El Khomri, et du ministre de l'intérieur, M.Bernard Cazeneuve, qui a déclaré qu'une importante filière djihadiste avait été démantelée à Lunel.
La succession de ces événements a suscité un matraquage médiatique que les Lunellois et leurs élus vivent mal, car il nuit à l'image de leur ville. J'ai encore pu constater, la semaine dernière, lors de ma participation à l'émission télévisée « C à vous », que les journalistes ne s'intéressent qu'à un aspect des choses : ils voudraient à tout prix que notre commune abrite la principale filière djihadiste en France. Si Paris comptait la même proportion de djihadistes que Lunel, disent-ils souvent, ils seraient 30 000 ou 40 000.
Ce phénomène n'a pas une cause unique. À cet égard, il me paraît important de rappeler le contexte général. Lunel, où ma famille est implantée depuis plusieurs générations, comptait, l'année de ma naissance, en 1942, 7 000 habitants ; elle en compte désormais 26 000. Dans les années 1960 et 1970, la ville s'est développée sans rencontrer de problèmes particuliers. Aujourd'hui, en revanche, le taux de chômage y est très élevé. Cherchant à comprendre les causes de cette situation, nous avons confié, il y a deux ans, une mission à un économiste parisien, M.Nicolas Bouzou, du cabinet Asterès. Il ressort de son rapport que notre commune a connu une importante croissance démographique entre 1970 et la fin des années 1990 – on vient alors à Lunel pour diverses raisons, notamment parce que les logements y sont peu chers. La grande majorité de ce flux migratoire est composée – je le dis sans sentiment raciste – de personnes d'origine maghrébine qui sont plutôt en demande d'assistance. Selon Nicolas Bouzou, cette poussée démographique a été trop importante pour pouvoir être absorbée par l'économie de Lunel, laquelle, par ailleurs, ne crée pas moins d'emplois qu'une autre. Dès lors, à partir des années 2000, tout bascule et les équilibres se rompent : des problèmes surgissent entre communautés, le taux de chômage atteint 25 % en 2001 – il est actuellement de 20 % – et l'insécurité croît de sorte que Lunel a été placée en zone de sécurité prioritaire. Le flux migratoire maghrébin, la religion musulmane, le chômage, qui n'est jamais bon conseiller : autant d'éléments qui peuvent expliquer la formation d'un terreau propice à l'apparition de choses pas forcément très bonnes.
La ville de Lunel, en particulier sa jeunesse, a été stigmatisée par la récente campagne médiatique. Or, les jeunes Lunellois, dans leur grande majorité, naissent, s'instruisent, s'amusent et sont heureux de vivre dans cette commune. Une partie d'entre eux sont identifiés comme étant en situation difficile, pour des raisons familiales ou économiques. Pour les encadrer, nous avons donc mis en place, grâce à nos partenaires – le conseil général, le conseil régional et l'État – des dispositifs classiques, bien connus des élus : Programme de réussite éducative (PRE), Contrat local d'accompagnement à la scolarité (CLAS), Conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) et bientôt contrat de ville.
Puis est apparue, sans que je m'en aperçoive, cette jeunesse marginale qui, pour diverses raisons, décide de quitter la France pour participer à la construction d'un nouvel État islamique où s'appliquera, non plus la loi de la République, mais la loi coranique. J'ignorais ces départs ; je n'en ai eu connaissance qu'après coup, lorsque j'ai appris par leurs familles que certains de ces jeunes avaient été tués – les corps ne sont jamais revenus à Lunel. Six morts, cela fait beaucoup. Ces jeunes Lunellois partis en Syrie ou en Irak seraient un peu plus d'une dizaine selon le ministre de l'intérieur, une quinzaine selon le préfet de l'Hérault et une trentaine selon les journalistes… On peut penser, mais personne n'en est certain, qu'ils sont aux environs d'une quinzaine, dont ceux qui sont morts. Tout vient de ces six jeunes malencontreusement tués, qui se trouvaient au mauvais endroit au mauvais moment. La semaine dernière, la presse locale relatait que dix habitants de Nîmes, une ville voisine, avaient été tués au djihad. Pourtant, on n'en parle pas. Les projecteurs ont été braqués sur Lunel parce qu'il s'agit d'une petite commune.
La pression médiatique a été terrifiante. Nous recevions, chaque jour, quatre ou cinq appels du monde entier, y compris d'Al Jazeera et du New York Times, qui a dépêché une équipe, que j'ai reçue ; des journalistes de France 3 sont restés 48 heures à Lunel, mais leur reportage a dû déplaire à leur rédaction, car il n'a pas été diffusé. Toujours est-il qu'une seule question les intéressait : « Pourquoi Lunel est-elle un nid de djihadistes ? » À cet égard, les propos qu'a tenus M. le ministre de l'intérieur me paraissent exagérés – mais l'enquête en cours nous dira ce qu'il en est. Certes, ces jeunes formaient une filière locale, comme il doit en exister un peu partout sur le territoire français. Il s'agit d'amis, parfois de frères, dont j'ai appris après coup qu'ils fréquentaient la mosquée et participaient à des séminaires sur le Coran et à des formations au Moyen-Orient.
Je précise tout de même qu'en novembre 2013, soit un an avant que ne surviennent les premiers décès, un musulman, qui a décliné son identité mais en demandant que son nom ne soit pas divulgué, avait fait une déclaration en main courante auprès de la police municipale pour indiquer que des jeunes partaient se former au djihad. Ce signalement a été communiqué aux services de gendarmerie, mais il n'a pas particulièrement attiré l'attention. Je ne fais de reproches à personne dans cette affaire ; la situation était différente en 2013. Aujourd'hui, il est certain qu'on y serait beaucoup plus attentif.
J'en viens à la question de la mosquée de Lunel. Environ un tiers de la population lunelloise est d'origine maghrébine. Depuis 2001, nous avons toujours très bien coopéré. J'ai d'ailleurs accompagné la construction d'une nouvelle mosquée, car celle qui existait se trouvait dans une maison du centre de Lunel et était trop petite pour accueillir, notamment le vendredi, l'ensemble des fidèles qui, de ce fait, priaient dans la rue. Cela ne pouvait pas durer. Nous avons convenu, au cours de nos échanges très cordiaux, que la commune ne financerait pas la construction d'une mosquée, mais que j'étais disposé à les aider notamment à trouver un terrain, à condition que cette mosquée ne comporte pas de minaret – cet accord a été respecté – et que l'imam parle français. Plusieurs imams se sont succédé qui parlaient français, mais ce n'est pas le cas de celui qui officie à la mosquée depuis maintenant deux ans et qui est originaire du Maroc. Je lui ai d'ailleurs indiqué, lorsqu'il est venu se présenter, fort courtoisement, et m'a demandé de l'aider à obtenir un logement social, que je verrai ce que je peux faire pour lui lorsqu'il sera capable de tenir une conversation en français.
Je dois dire cependant que les rapports ont changé. Nous observons tous, depuis trois ou quatre années, des signes évidents de radicalisation, qu'il s'agisse de comportements ou de propos. Je peux vous en citer quelques exemples. À deux reprises, j'ai croisé dans le centre de Lunel un couple dont la femme portait une burqa qui la couvrait entièrement, y compris le visage. La première fois, sachant qu'une telle tenue est interdite sur la voie publique, j'ai photographié les intéressés avec mon téléphone portable pour apporter la preuve de ce que j'avais vu. L'homme, portant la barbe et une longue djellaba blanche, m'interpelle ; je lui explique que sa femme enfreint la loi. Aussitôt, celle-ci s'en va et la conversation s'envenime et ce monsieur, qui savait que j'étais le maire, finit par me dire qu'il est français, et même plus français que moi. Ils sont partis et je ne suis pas parvenu à les rattraper.
La seconde fois, je croise un autre couple, vêtu de la même manière. La police municipale les appréhende mais, comme elle n'a pas le droit de verbaliser, la gendarmerie est appelée. Entre-temps, au cours de la discussion, l'homme produit un certificat médical indiquant que sa femme souffre d'une maladie de peau et qu'elle doit être couverte. J'ai ensuite appris que, bien qu'ils aient été emmenés par les gendarmes, cette affaire n'avait pas eu de suite. Peu de temps après, au cours d'une réunion de la commission de sécurité à la préfecture, où mon directeur de cabinet me représentait, il a même été plus ou moins reproché au maire de Lunel de semer la panique. En somme, j'aurais mieux fait de ne rien voir et de laisser faire. Quoi qu'il en soit, cette loi n'a pas été appliquée. L'est-elle sur le reste du territoire français ? Je l'ignore. Toujours est-il que je n'ai plus croisé de femmes vêtues de burqa.
Autre exemple précis : il y a à peine un mois, alors qu'elle célébrait un mariage, une de mes adjointes, ceinte de l'écharpe tricolore, tend la main au futur époux, qui refuse de la lui serrer, au motif que sa religion le lui interdit. À sa place, lui ai-je dit, je n'aurais pas célébré le mariage, mais elle a été prise au dépourvu. On m'a rapporté qu'un incident identique s'était produit dans une école.
Tous ces petits faits accumulés témoignent d'une certaine radicalisation depuis quelques années qui, ajoutée au chômage important, a pu créer un terreau propice à l'endoctrinement des jeunes.
Par ailleurs, les familles des jeunes Lunellois décédés n'ont pas toutes réagi de manière identique. L'oncle de l'un d'entre eux m'a dit qu'il fallait les comprendre, qu'ils n'étaient plus chez eux dans leur pays d'origine, le Maroc ou l'Algérie, et qu'en France, ils se sentaient, à tort ou à raison, rejetés. Mais le père d'un autre vient de porter plainte pour incitation au terrorisme. Son fils, du reste, n'était pas dans une situation sociale difficile : il avait reçu une bonne éducation et il était titulaire d'un diplôme en informatique de niveau bac + 4. Pourtant, il a été endoctriné et il est parti. On me parle beaucoup du rôle d'internet, mais je ne sais pas ce qui s'y passe. Il se crée ainsi des filières locales, à Lunel comme dans beaucoup d'autres villes.
J'ignore quelles sont les solutions à ce problème, mais c'est à l'échelle de la nation qu'il doit être traité. Bien entendu, nous devons faire tout notre possible pour remédier à la situation des jeunes en difficulté qui ont des problèmes d'emploi. Mais cette jeunesse-là, qui rejette les valeurs de la République et part construire un État fondé sur la loi coranique, nous échappe complètement.