Depuis le 7 janvier en effet, nous avons été contactés par de nombreuses familles des classes populaires, y compris d'origine maghrébine. Les attentats ont fait bouger le curseur : il s'agit avant tout de sauver l'enfant et la société, la question du fichage passant désormais au second plan, tandis qu'auparavant la crainte de lui fermer les portes d'une carrière dans l'armée, la police ou la gendarmerie, à laquelle rêvent de fait, beaucoup de ces jeunes retenaient les parents de bouger, comme les retenait l'idée qu'il valait mieux un enfant sombrant dans la religion que dans le trafic de drogue.
Les premiers, à l'inverse, à avoir réagi et à m'avoir contactée sont les couples d'enseignants, à l'image de ce père qui, en Haute-Savoie, s'inquiétait de ce que sa fille ait souri en apprenant que Mehdi Nemmouche avait massacré des juifs et a fini par découvrir deux niqabs dissimulés sous son lit. La jeune fille, une des premières dont nous nous soyons occupée, est aujourd'hui en cours de désembrigadement.
C'est un processus difficile. Nous nous sommes évidemment beaucoup référés aux travaux des psychiatres et des psychologues ayant travaillé sur la sortie des sectes pour élaborer notre propre méthode. Les parents sont, dans un premier temps, aux avant-postes. Sachant que tout discours rationnel est par essence invalidé, nous demandons en effet à la famille d'avoir recours à la « madeleine de Proust ». Il s'agit de travailler avec les parents sur ce qui a fondé la famille, des événements forts – positifs ou négatifs – qui ont pu marquer l'enfant et déterminer d'une manière ou d'une autre sa place dans sa famille. À partir de là, nous allons, dans chaque cas, envisager la manière de convoquer les souvenirs susceptibles de toucher l'enfant. Cela peut passer par des photos, des odeurs, des recettes de cuisine de la petite enfance, des promenades marquantes et j'en passe, dans le but de faire ressurgir, s'il est encore temps, le petit garçon ou la petite fille sous l'adolescent embrigadé. Cela peut marcher si les parents se gardent, lorsque leur enfant accepte de bon coeur de replonger pour quelques instants dans l'évocation de son passé, de vouloir le ramener trop brutalement à la réalité en lui reprochant son comportement actuel. Lorsque l'on estime que le jeune est suffisamment « ramolli » et qu'il s'est un peu réhumanisé, nous intervenons et organisons, avec le soutien des cellules préfectorales, des séances de désembrigadement. Je m'efforce d'y faire témoigner des familles de victimes, dont l'enfant est mort en Syrie, y est séquestré ou souffre de troubles psychologiques consécutifs aux massacres dont il a été le témoin.
Je pratique également la dissociation cognitive, c'est-à-dire que je m'efforce de mettre en lumière le décalage qui existe entre la réalité du terrain et le discours servi par les propagandistes.