Intervention de Dalil Boubakeur

Réunion du 5 mars 2015 à 9h00
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Dalil Boubakeur, président du Conseil français du culte musulman :

Leur nombre a été évalué récemment par le Premier ministre à 4,4 ou 4,5 millions. Mais, en réalité, le nombre de musulmans doit être de plus de 6 millions, peut-être 7 – ce n'est qu'une estimation, soit près de 10 % de la communauté française, et l'on ne doit pas trop se tromper vu le taux d'immigration que connaît la France. L'islam est la deuxième religion du pays. Et cette portion importante de la population connaît de multiples problèmes sur lesquels je ne reviendrai pas.

En son sein, le djihad touche plutôt une frange jeune d'activistes, qui suit – puisque nous parlons de filières – deux voies principales. Le djihadisme de ces jeunes qui débutent leur vie terroriste à treize ou quatorze ans, pour aller jusqu'à vingt-cinq ans et au-delà, est tributaire pour l'essentiel de deux étiologies, comme on dit en médecine. Vous me pardonnerez de les traiter en malades : c'est aussi ce qu'ils sont.

La première cause est la sociopathie. Elle concerne des jeunes en déshérence, désoeuvrés, qui ont d'énormes problèmes sociaux, qui ont affronté des échecs bien connus : l'échec familial, l'échec de l'autorité, l'échec socio-économique, d'où le recours à la morale de la rue, à l'incivilité, à la présence plus ou moins désordonnée dans les villes, provoquant des problèmes. L'échec est aussi celui de la scolarisation – ces jeunes sont sous-scolarisés – qui débouche, en fin de parcours, sur l'échec social et professionnel.

Tous ces échecs ne restent pas sans conséquence : c'est d'eux que naissent les tentations délétères de dérapage vers des voies de travers qui sont aussi des voies de traverse, et qui aboutissent à la première étape de la délinquance. Ainsi, malheureusement, à cause de la toxicomanie, des actions antisociales, du vol, du crime, etc., un certain nombre de ces jeunes ont affaire à la justice et sont emprisonnés.

La phase de la prison est fondamentale. La prison est désormais, selon les meilleures études et suivant un constat devenu banal, la « pouponnière » du djihadisme. Pour reprendre la formule d'un observateur, le jeune y entre en baskets et casquette, il en sort portant la barbe, la djellaba, voire un chapelet de prière et un Coran à la main. Ce changement physique s'accompagne d'un changement de comportement et de mentalité, marqué par l'acquisition de certains réflexes quotidiens en matière d'alimentation, de fréquentations, de langage, autant d'exigences induites par une vie collective mais quasi monacale. On constate ainsi une induction au fait religieux de personnes qui n'ont absolument aucune idée réelle de la religion, qui n'ont jamais étudié quoi que ce soit, mais qui deviennent de véritables puristes en la matière, entièrement transformés par des règles qu'ils ont appris à suivre, des prières qu'ils ont appris à faire, entre autres actions. On leur impose de nouvelles exigences, lesquelles se manifestent sur le plan religieux et se traduisent par le désir de se soumettre, par suggestion, à une espèce de manipulation sectaire qui les prépare, dès avant leur sortie de prison, à endosser une nouvelle identité : une identité religieuse, mais celle d'une religion prosélyte, qui les pousse à vouloir rencontrer des gens comme eux, voire à subir une manipulation mentale qui les oriente vers les recruteurs du radicalisme, d'abord vers les imams salafistes, ensuite vers les sites internet et, par leur intermédiaire, vers les djihadistes. Là, ils seront petit à petit amenés à fréquenter des personnes qui vont parfaire leur mise en condition et les préparer au combat.

La phase qui se déroule en France est une phase de latence, de mûrissement. Je prendrai pour exemple le jeune étudiant infirmier à La Pitié-Salpêtrière du nom de Benyettou qui était brusquement devenu un imam salafiste très écouté dans le quartier des Buttes-Chaumont, un véritable gourou. Ce garçon est particulièrement intéressant à étudier car il a été à l'origine, dans le cadre de son « sacerdoce », du terrorisme des jeunes Kouachi : c'est son oeuvre. Il a été emprisonné par la suite. Son apparence de douceur, de gentillesse, de prévenance – il apporte des bonbons à ses condisciples, etc. – est véritablement diabolique. C'est un vrai cas d'étude psychologique, significatif de comportements tout à fait hors norme. Les objectifs sont avérés et les méthodes extrêmement bien mises en oeuvre.

Voilà la première voie, qui mène ces jeunes à la case « prison », débouche sur leur radicalisation hors de prison et les conduit naturellement à demander à partir, par la Turquie, vers la Syrie et l'Irak, où ils trouveront tous les éléments qu'ils recherchent pour redorer, si je puis dire, une identité en perdition, dont ils ne veulent plus, et devenir tout simplement des barbares et des assassins.

La seconde voie est celle de l'immaturité, du trouble familial d'ordre psychanalytique, des problèmes psychiatriques. La psychologie des jeunes concernés est perturbée dès la petite enfance et cette perturbation neuro-psychologique fait d'eux des êtres asociaux, qu'aucune formation ni religieuse ni d'aucune sorte ne vient structurer. Disons pour simplifier qu'à l'âge de cinq ans, l'Œdipe est loin d'être achevé et que ce caractère pré-oedipien bloque l'accès à la maturité. La voie est alors largement ouverte aux délires d'interprétation, aux délires phobiques, à un comportement et à une conception de soi-même pathologiques. Les personnes qui en sont atteintes sont de véritables psychopathes. Leur malaise leur devenant insupportable – ainsi peut-être qu'à autrui –, ils sont disposés au changement, qui s'opère au contact d'un incitateur. Celui-ci leur donne raison d'être ce qu'ils sont, les persuade qu'ils sont des victimes et que la société entière est provocatrice, injuste, mécréante – la terminologie religieuse étant utilisée pour leur confirmer qu'ils sont dans le vrai, le droit, le juste, et qu'il faut poursuivre sur cette voie. La manipulation est alors évidente et il est très difficile d'y soustraire l'enfant ou le jeune.

Il peut s'agir de garçons ou de filles, y compris d'Européennes qui, sans que rien ne les y prédispose dans leur histoire familiale, sont sensibles à ce langage islamique en raison de ses pouvoirs de manipulation et de l'assuétude qu'il produit. On ne manipule pas les gens par la brutalité, mais bien par la flatterie, l'approbation, l'entraînement, la connivence. C'est ainsi qu'ils en viennent à adhérer totalement aux vues de leur gourou. Puis, avec internet, la vision de la réalité qui leur est proposée contribue à cet effet d'entraînement et le voyage n'est plus qu'une formalité.

J'en viens à la définition du djihadisme. En arabe, le mot jihad renvoie à l'effort : jahada, c'est faire effort. Le Prophète de l'islam indiquait lui-même, rentrant chez lui après avoir livré bataille : « Nous avons fait le petit jihad » – c'est-à-dire la lutte armée –, « à nous maintenant d'oeuvrer dans le grand jihad ». Celui-ci a une connotation quasi mystique : c'est un effort sur soi-même pour se corriger, se purifier, pour être un bon musulman, quelqu'un qui se remet en question et essaie d'être à la hauteur de ce que Dieu attend de lui.

En effet, l'islam privilégie l'effort. Au fond, nous n'avons pas la même conception de la vie que le chrétien. Pour ce dernier, la vie est balisée par certaines règles qui visent d'abord le salut : le chrétien craint le péché dont seul Jésus peut, dans sa fonction sotériologique, le délivrer à condition qu'il pratique l'amour du prochain et les autres règles. Dans l'islam, les choses sont très différentes. Le péché originel n'existe pas, car Dieu a pardonné à Adam et Ève au mont Arafat, en Arabie, ce qui les exonère du péché. De sorte que la vie n'est plus une recherche de rédemption – cela n'existe pas – mais une tentative de regagner ce fameux paradis perdu par un effort permanent. Chaque jour est un effort pour se rapprocher de Dieu, de la vérité, des recommandations divines en vue de s'améliorer. Et la lignée des prophètes est là pour rappeler à l'être humain ses engagements vis-à-vis de Dieu. C'est ce jihad-là qui est le grand jihad.

J'en terminerai sur ce point par quelques versets extrêmement importants du Coran. Dans la sourate 22 : « Luttez pour Allah avec tout l'effort qu'il mérite. » « Combattez dans la voie d'Allah ceux qui vous combattent, mais n'agressez personne. Dieu n'est pas transgresseur. » « Dieu vous incite à être justes et bons envers ceux qui ne vous chassent pas de vos foyers » – c'est quand même un élément qui atténue la violence du jihad ; « s'ils inclinent à la paix, incline-toi vers la paix ». Le Coran entend que les mosquées et les synagogues soient protégées. Il est un verset fondamental que nous récitons tous : « quiconque tue une vie humaine, c'est comme s'il avait tué tous les hommes et quiconque sauve une vie humaine, c'est comme s'il avait fait don de la vie à tous les hommes ». Cette recommandation extrêmement importante vise la protection de la vie et établit que le musulman ne doit pas tuer son prochain.

D'autres versets montrent que le jihad a connu deux phases. La première a consisté à ne s'attaquer qu'aux idolâtres. Les idolâtres de La Mecque refusaient le message du Prophète de l'islam, l'ont persécuté et chassé. Le fait d'être chassé, éloigné, l'émigration, l'exil, cela s'appelle la hijra en arabe. C'est cela que les djihadistes considèrent comme un fait absolu, la première phase du djihadisme : sortir de chez soi, partir ailleurs pour imiter la geste du Prophète qui a quitté La Mecque pour Médine, où il a enseigné l'islam. Ces groupes s'y estiment tenus.

Dans cette conception, les juifs et les chrétiens ne font pas partie des idolâtres. Ce sont les gens du Livre, porteurs d'une Écriture : la Bible et l'Évangile. Il est dit (sourate 2, verset 136) : « Nous croyons en Abraham, en Ismaël, en Isaac, en Jacob, aux Douze Tribus, nous croyons au Livre saint envoyé à Moïse, à Jésus, à vous et aux prophètes par le Seigneur, nous ne faisons aucune différence entre les prophètes et nous nous en rapportons à Dieu. » Voilà le credo musulman : nous croyons en tout cela et nous ne faisons aucune différence entre les prophètes de la Bible et de l'Évangile. « On vous dit : “Soyez juifs ou chrétiens, et vous serez sur le bon chemin.” Répondez-leur que nous sommes de la religion d'Abraham, vrai croyant qui n'était pas du nombre des idolâtres. » C'est important. Il est dit aussi : « Parmi les juifs et les chrétiens, il y a ceux qui croient en Dieu, au Livre et à ce qui a été révélé à vous et à eux, humbles devant Dieu et qui ne vendent pas ces versets à vil prix. » Moïse est cité 136 fois dans le Coran, Abraham 69 fois et Jésus, fils de Marie, 36 fois. C'est dire que le Coran est un livre quasi oecuménique puisqu'il concerne les musulmans, les juifs et les chrétiens.

Le Coran contient notamment des versets particulièrement favorables au judaïsme. Ainsi dans la sourate II, 122 : « Ô enfants d'Israël, rappelez-vous les bienfaits dont je vous ai comblés et que je vous ai favorisés par-dessus le reste du monde. » Ailleurs, « il a désigné parmi vous des prophètes et il a fait de vous des rois, il vous a donné ce qu'il n'avait donné à nul autre aux mondes » – les deux mondes, celui de l'éternité et la vie actuelle.

La séquence de ces versets montre que chrétiens et juifs ont une place quasiment privilégiée dans l'islam. J'espère que les musulmans savent lire et que, lisant ces versets…

1 commentaire :

Le 28/09/2015 à 09:35, laïc a dit :

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M. Boubakeur cite le coran : "« Combattez dans la voie d'Allah ceux qui vous combattent, mais n'agressez personne. Dieu n'est pas transgresseur. »

Or, ce verset est le numéro 190 de la sourate 2 du coran , et en fait il dit cela : "190. Combattez dans le sentier d'Allah ceux qui vous combattent, et ne transgressez pas. Certes. Allah n'aime pas les transgresseurs!"

Donc M. Boubakeur a changé le mot "transgressez" par "agressez", ce qui est une déformation du texte que les musulmans autres que lui ne sont pas obligés de reconnaître. Certes c'est rassurant de ne pas être agressé, mais est-ce bien cela qu'a voulu dire le coran lorsqu'il dit "ne transgressez pas" ? On peut aussi imaginer : "ne transgressez pas en mollissant au combat et en vous détournant du saint combat contre tout ce qui n'est pas musulman", ou encore "ne transgressez pas en obéissant à une loi qui n'est pas celle d 'Allah" (d'ailleurs sens courant reconnu par les musulmans sur la signification de ce terme).

Donc l'ambiguïté n'est pas levée, M. Boubakeur devrait venir en commission pour s'expliquer sur le sens de "trangressez" en islam, plutôt que de lui substituer un autre mot qui n'a rien à voir et qui relève de l'interprétation personnelle.

Si obéir à la républicaine plutôt qu'à celle du coran est une transgression, M. Boubakeur ne devrait-il pas alors atténuer la portée de ce verset ?

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