Intervention de Raphaël Liogier

Réunion du 21 janvier 2015 à 8h45
Commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes

Raphaël Liogier, professeur des universités, directeur de l'observatoire du religieux à l'institut d'études politiques d'Aix-en-Provence :

Il n'existe pas d'étude approfondie sur les nouvelles filières djihadistes. L'observatoire du religieux a procédé à quelques enquêtes parcellaires, mais nous n'avons pas les moyens d'approfondir la réflexion, pourtant utile, sur les moyen et long termes. C'est la raison pour laquelle il faut rester prudent sur ces questions.

Le terme de « djihad » signifie « effort continu », que la majorité des musulmans considèrent comme intérieur – le grand djihad –, mais a nourri des controverses sur l'idée de guerre depuis le VIIIe siècle. Aux frontières de l'empire arabo-byzantin en Asie centrale, les individus se réclamant du djihad procédaient à des razzias et empiétaient sur les limites de l'empire abbasside.

Il y a lieu de distinguer le djihadisme du martyr – « chahîd » qui signifie « témoin » en arabe – ; le Coran n'affirme nulle part que celui mourant au combat devient un martyr, mais des interprétations complexes et concurrentes se sont développées. L'idée de martyr remonterait d'ailleurs à une période antérieure à la fondation de l'islam et notamment à celle de l'épopée de Gilgamesh dans laquelle les guerriers laissant la vie sur le champ de bataille se voyaient destinés au paradis.

Le djihad moderne résulte de la décomposition de l'islamisme, c'est-à-dire l'islam politique issu du néo-fondamentalisme. Toutes les religions ont engendré un courant fondamentaliste ou littéraliste, animé par des personnes souhaitant revenir à une pratique présentée comme pure ; le néo-fondamentalisme se caractérise par la haine obsessionnelle de l'Occident ; ce mouvement, qu'a fait naître en 1799 l'entrée de Napoléon Ier au Caire, s'est enraciné au fil des défaites militaires qui ont fait naître un complexe occidentaliste et ont favorisé l'essor de nombreux groupes comme celui des Frères musulmans.

À partir de 1956 et de la crise du canal de Suez, Gamal Abdel Nasser instrumentalise ce courant dans une logique tiers-mondiste en utilisant le conflit israélo-palestinien et le thème d'un complot occidental. Cette représentation dégénérée de l'Occident n'épouse pas forcément les contours d'une image dégradée de la démocratie. Ainsi, l'ancien terroriste du début des années soixante-dix M. Ahmed Rami, d'origine marocaine, s'est exilé en Suède où il est devenu un farouche défenseur de la liberté d'opinion et d'expression tout en restant islamiste. Le développement d'un islamisme réformiste peut s'avérer très conservateur comme le montre la Turquie actuelle. À ses côtés se tient un islamisme radical, analysé par mon directeur de thèse et prédécesseur, Bruno Étienne, dans un livre intitulé L'islamisme radical, qui se caractérise par une très grande complexité, important des idées occidentales comme l'anticapitalisme et les retournant contre les démocraties libérales. Ahmad Fardid a développé le concept de la pestilence occidentale – ou westoxification – et qualifiait les droits de l'Homme de piège bourgeois tendu aux travailleurs. Cet islamisme radical défend l'idée d'un complot de l'Occident, incluant un complot sioniste qu'il décèle sur le fondement d'extraits du Coran suspicieux envers les juifs. Ces idées se retrouvent aujourd'hui dans la pensée de M.Tareq al-Suwaidan, prédicateur koweïtien influent, et de M. Omar Bakri, de nationalité britannique.

Le passage à la lutte armée terroriste s'effectue à partir de ces thèses et de la conjonction de deux phénomènes : l'échec de l'islamisme politique et de l'installation d'un grand califat au Moyen-Orient – mis en lumière par MM.Bruno Étienne et Olivier Roy – et la guerre en Afghanistan qui a fourni un terrain d'entraînement pour les djihadistes, y compris ceux venus d'Occident. En outre, – et ce point, plus rarement évoqué, a été relevé par M.Olivier Roy – le démantèlement des réseaux terroristes d'extrême-gauche des années soixante-dix, La bande à Baader ou Les Brigades rouges, favorisera le développement du djihadisme en occident à la toute fin des années 70 et au début d'années 80. Son idéologie et ses méthodes croisent celles de l'extrême-gauche, notamment dans la définition des cibles symboliques à atteindre – comme les tours du World Trade Center incarnant le capitalisme – ou dans l'évocation de conflits comme celui qui oppose les Israéliens et les Palestiniens. Mustafa Bouyali s'inscrivit dans cette démarche lorsqu'il fonda le premier maquis islamiste armé en Algérie en 1982.

Les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix sont marquées par l'existence de groupes à l'idéologie cohérente, radicale, révolutionnaire, « occidentaliste » car focalisée sur l'Occident et anti-occidentale, armés et entraînés grâce à l'expérience afghane, et se soumettant à une pratique religieuse intense reposant sur des interprétations radicales du Coran.

Depuis le début des années 2000, le djihadisme croise cette ancienne forme avec de nouvelles caractéristiques qui le rendent plus difficilement cernable et contrôlable. La révolution de la communication de masse et d'Internet a surtout amené, au-delà de la large diffusion qui existait déjà grâce à la télévision, l'interactivité qui contribue à créer une société civile virtuelle. Un marché global de la terreur s'est constitué avec la mise en spectacle de celle-ci ; d'anciennes organisations comme Al-Qaïda se sont ainsi transformées pour s'adapter à ce marché sur lequel la concurrence est vive. Daech a émergé dans ce secteur en mettant en spectacle des exécutions et en trouvant une spécificité : Al-Qaïda défendait l'idée que seul l'islam était pur, Daech prospère en affirmant que seul le sunnisme est pur. En Irak, Daech prospère donc sur la frustration de la majorité des sunnites tout en se créant une niche mondiale de défenseur de cette partie de l'islam.

Cette compétition sur le marché de la terreur entraîne une multiplication des « filiales », notamment au sein d'Al-Qaïda où Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et Al-Qaïda dans la péninsule arabique (AQPA), présente surtout au Yémen, qui se sont créées et connaissent de fortes luttes jusque dans leurs propres rangs. Ces organisations deviennent des « franchises » établissant des chartes et demandent à ces groupes de simplement se revendiquer d'elles après une attaque afin de prospérer localement, comme au Mali, et à l'échelle planétaire.

M. Arjun Appadurai, anthropologue américain, a montré que le XXIe siècle est marqué par la crainte du voisin humilié qui peut assassiner les gens de son entourage, alors que le siècle précédent l'était par l'angoisse des révolutions de masse. M.Appadurai dessine ainsi une géographie de la colère et de l'humiliation dans le monde.

Le profil des nouveaux djihadistes – que l'on retrouve chez les assassins qui ont agi dans les locaux de Charlie Hebdo comme chez Mohammed Merah, même si celui-ci était moins professionnel et moins formé – laisse apparaître l'absence de toute idéologie cohérente, d'endoctrinement théologique ou de maîtrise de l'arabe classique. Il conviendrait donc de réviser la notion de « radicalisation », qui ne s'avère opérante que pour les djihadistes de la fin du XXe siècle, dont certains restent en activité et croisent la nouvelle génération. En prison, nous ne rencontrons plus de cas comme celui de Khaled Kelkal qui étudie le Coran et l'arabe classique pendant ses deux années d'incarcération ; maintenant la prison abrite la rencontre des humiliations et les personnes se mettent ensuite à la guerre. Cette individuation post-adolescente reposant sur une incapacité à construire une histoire positive de soi-même rend difficile l'évaluation de la dangerosité de la multitude de groupes qui se forment ; n'importe quel idéologue peut transformer en positive la stigmatisation négative ressentie par ces personnes en leur affirmant que le chômage, la pauvreté et la discrimination constituent des épreuves qui font d'eux des héros de l'islam.

Un groupe comme Forsane Alizza – les cavaliers de la fierté – créé en 2010 et dissous en 2012 par M. Claude Guéant, alors ministre de l'intérieur, était composé d'individus s'habillant en noir et jouant de manière inquiétante aux soldats de l'islam, mais qui s'avéraient en fait davantage des punks islamistes ou des skinheads cherchant l'extrême plus que la pratique.

Ces personnes tombent dans le djihadisme sans passer par l'islam et se présentent rétroactivement comme musulmans, ce qui peut amener à s'interroger sur l'utilité de former des imams si ceux-ci se trouvent contournés par des individus qui les jugent illégitimes.

La politique française a mis l'accent sur la lutte contre le communautarisme, mais les individus actuels sont désocialisés et éloignés de toute structure communautaire, même musulmane. Il convient donc de distinguer le mouvement fondamentaliste existant depuis le début des années 2000 du néo-fondamentalisme occidentaliste. La question du voile a accompagné cette évolution et nous avons constaté, à l'observatoire du religieux, avant 2009, que des jeunes femmes célibataires ayant vécu des moments difficiles dans des quartiers durs ont voulu se racheter une honorabilité et vivre de manière ascétique en portant un voile intégral. Cette nouvelle tendance s'est séparée de l'islamisme car il ne s'attache pas à l'obsession de l'Occident. Aujourd'hui, de nouveaux imams radicaux rencontrent un grand succès, notamment M. Rachid Abou Houdeyfa, de la mosquée de Brest, surnommé « l'imam YouTube » : lorsque celui-ci poste une vidéo sur Internet, 50 000 personnes la regardent en seulement quelques heures. Ce jeune imam, habillé en blanc ou de façon traditionnelle, s'avère radical et fondamentaliste, mais son salafisme piétiste, très individualiste, s'oppose au djihadisme et à toute forme de violence. Il a diffusé une vidéo après l'attentat à Charlie Hebdo dans laquelle il condamne avec virulence ce type d'actes. L'impact de cet imam est bien supérieur à celui d'imams, comme M. Hassen Chalghoumi, que l'on cherche à promouvoir pour se rassurer mais qui n'ont aucun impact. Les fidèles rejettent ces personnes qui parlent mal le français – que maîtrise parfaitement M. Abou Houdeyfa – car cela est interprété comme une volonté d'humiliation et alimente donc la théorie du complot. M.Abou Houdeyfa incarne une sorte de M. Tariq Ramadan pour des personnes de moins de vingt-cinq ans n'ayant pas la formation intellectuelle pour suivre le discours de M. Ramadan.

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