Intervention de Luc Derepas

Réunion du 3 juin 2015 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Luc Derepas, directeur général des étrangers en France au ministère de l'intérieur :

J'indiquerai les conséquences de cette évolution au cours de deux dernières années sur la situation en France et en Europe, ainsi que la position de notre pays pour essayer d'y répondre au niveau européen.

En France, le fort accroissement des arrivées sur le territoire européen depuis deux ans, lié au chaos libyen et à la structuration des routes de migration irrégulières, a eu assez peu d'impact direct. Cela tient au fait que les nationalités des migrants ne sont pas susceptibles de donner lieu à une installation dans notre pays, soit par le biais de l'asile, soit par celui de l'immigration irrégulière.

On a constaté en 2013 et 2014 essentiellement des arrivées de Syriens, d'Érythréens et de ressortissants de la corne de l'Afrique. L'Italie ne les a pas stabilisés sur son sol et a laissé partir la plupart d'entre eux en Europe. La France n'a été dans la plupart des cas qu'un pays de transit, les principaux pays de destination étant l'Allemagne, la Suède et le Royaume-Uni.

Le seul impact visible porte sur la situation à Calais, où la frontière britannique a été déplacée sur le territoire français, avec une sécurisation imparfaite : les migrants savent qu'en se présentant dans cette ville et en essayant d'entrer dans les trains ou les poids lourds, ils ont une chance raisonnable de rejoindre l'Angleterre. Cela a entraîné une extension de la zone d'immigration irrégulière de Calais et du Calaisis et une forte augmentation du nombre de migrants, d'environ un millier en un mois.

En termes de demande d'asile, l'impact est nul, voire négatif, puisque la France est le seul pays de l'Union pour lequel cette demande a diminué – de 5 %. La plupart des partenaires de destination – la Suède, l'Allemagne ou l'Italie – ont au contraire vu celle-ci augmenter.

Concernant l'immigration irrégulière, les données sont toujours très difficiles à collecter et on ne peut en général apprécier les effets dans ce domaine qu'au bout de quelques années. Mais à ce stade, nous n'avons pas constaté d'impact fort.

Au niveau européen, en revanche, ces migrations sont préoccupantes à plusieurs égards.

D'abord, car elles mettent à mal le système de protection des frontières et de libre circulation à l'intérieur de l'espace Schengen, sur lequel l'Union s'est construite au cours des dernières décennies. Le chaos libyen, la création d'un boulevard en provenance de l'Afrique subsaharienne, la mise en place des opérations Mare Nostrum par l'Italie et l'extension des opérations de Frontex ont créé une voie d'entrée irrégulière mais très efficace à l'intérieur de l'Union. S'ajoute à cela l'aggravation de la situation sur la frontière orientale, avec une difficulté très nette de la Grèce et de la Bulgarie à tenir celle-ci, ainsi qu'une difficulté au moins aussi importante de la Turquie à juguler les départs, notamment à destination des îles grecques, d'autant qu'elle a déjà sur son sol 2 millions de réfugiés syriens à prendre en charge.

La deuxième préoccupation porte sur la résistance du système de l'asile européen. Celui-ci est fondé sur des règles de plus en plus communes – avec en particulier les dernières directives adoptées en 2013, qui visent à l'unifier – ainsi que sur celles de Dublin, qui prévoient que le pays compétent pour examiner une demande d'asile est le premier pays d'entrée dans l'Union. Or, du fait de l'incapacité ou de l'absence de volonté des autorités italiennes et grecques de faire jouer ces règles , les demandeurs d'asile ne sont pas enregistrés à l'arrivée et leurs empreintes ne sont pas prises. Il y a de la part de ces autorités une passivité, voire une incitation à partir des premiers pays d'entrée. D'où la concentration très forte de la demande d'asile en Allemagne, en Suède ou en Hongrie pour les nationalités évoquées – la Hongrie étant un cas à part puisqu'elle est un pays de première entrée pour les demandeurs d'asile kosovars, qui ont une tactique de premier enregistrement dans ce pays, puis de fuite et d'installation dans d'autres pays occidentaux, avec l'espoir que ceux-ci n'oseront pas les retransférer vers cet État pour l'examen de leur demande. En tout état de cause, on constate aujourd'hui un échec des règles de Dublin et la remise en cause d'un des fondements de la politique européenne de l'asile, avec une mise en danger assez forte de la solidarité croissante que les États européens avaient construite en la matière.

Troisièmement, on assiste vraisemblablement à une pression très forte de l'immigration irrégulière hors asile dans l'ensemble de l'Union, probablement à destination des mêmes pays – Allemagne, Suède, Pays-Bas ou Grande-Bretagne –, qui sont aujourd'hui économiquement les plus attractifs, avec des risques de déstabilisation socio-économiques assez importants, dont on commence à ressentir les effets au travers de manifestations politiques en Allemagne, en Suède ou aux Pays-Bas.

Pour résoudre ces difficultés, la France a pris un certain nombre de positions.

Quand on a constaté les premiers départs importants depuis la Libye, notre pays a plaidé pour une protection maximale de la frontière et le fait que l'Europe ne devait pas développer des opérations de recherche et d'assistance aux personnes en mer, au motif qu'elles pourraient inciter les passeurs à mettre davantage de migrants à la mer. Cette tactique, qui a fonctionné un temps, n'a pas résisté au cynisme et à la bonne information des réseaux de passeurs, qui ont vite compris qu'un nombre croissant de décès en Méditerranée allait mobiliser les opinions publiques et contraindre les États européens, voire l'Union européenne, à créer une passerelle avec la rive sud.

C'est exactement ce qui s'est passé, puisque l'Italie a d'abord unilatéralement, contre l'avis de la majorité des États membres de l'Union, créé l'opération Mare nostrum, qui a été un premier pont entre la rive libyenne et le territoire européen. Puis, elle a arrêté cette opération pour des raisons essentiellement financières et les tactiques des passeurs se sont perfectionnées. On a vu certains d'entre eux forcer des personnes par les armes à prendre la mer, y compris dans des zones très dangereuses, dans l'idée que des naufrages éventuels seraient instrumentalisés pour amener les bateaux de l'Italie ou de l'Union vers la côte libyenne.

Pour des raisons humanitaires, cela n'a pas pu être empêché. Il a alors été décidé d'étendre les opérations de Frontex, Triton et Poseidon, en vue d'assurer le contrôle de la frontière et l'assistance des migrants jetés à la mer.

Beaucoup de travail a été fait ces derniers mois entre les États membres et la Commission européenne pour trouver une nouvelle réponse, laquelle s'est traduite par l'agenda pour les migrations, présenté par la Commission en avril et qui a débouché sur un ensemble de propositions plus concrètes présentées il y a deux semaines, fondées sur plusieurs principes.

Le premier est qu'un grand nombre de migrants est éligible à la demande d'asile et l'obtiendra vraisemblablement : c'est le cas notamment des ressortissants syriens et érythréens, pour lesquels l'ensemble des autorités compétentes au niveau européen accorde le statut de réfugié ou la protection subsidiaire à des taux proches de 100 %.

L'idée de la Commission est de dire que si l'Europe joue son rôle en matière d'asile, il faut qu'elle l'accorde à ces migrants de façon très rapide. Cela ne peut se faire en faisant jouer les règles de Dublin car cela ferait peser sur l'Italie et la Grèce une charge excessive. La Commission a donc proposé, conformément à la suggestion que nous avions faite, un mécanisme de répartition des personnes réfugiées ou susceptibles de l'être à l'échelle de l'ensemble de l'Union, de façon à ce que le fardeau soit réparti entre tous les États membres. Elle a proposé une clé de répartition qui fait l'objet d'une discussion avec ceux-ci. Mais globalement, le mécanisme nous paraît bon. On ne pourra résoudre durablement la question d'un afflux massif de réfugiés en Europe qu'à travers leur répartition solidaire sur son sol.

Le corollaire est – plutôt que de devoir réagir à des arrivées irrégulières et ensuite attribuer l'asile – de proposer à des personnes voulant venir en Europe de le faire – en faisant jouer la même clé de répartition – par le biais d'une opération de réinstallation adressée à des personnes proches des zones de crise. On sait ainsi que sur les 3 à 4 millions de réfugiés syriens situés dans les pays entourant la Syrie, une proportion encore relativement faible souhaite quitter la région. Autant leur proposer directement de venir en Europe, plutôt que de les inciter à un périple très dangereux.

La Commission a proposé à ce titre que les États européens se répartissent 40 000 réfugiés arrivés sur le territoire de l'Union et 20 000 personnes présentes dans les zones de conflit, essentiellement autour de la Syrie. Il s'agit, non de faire tomber les règles de Dublin, mais de les mettre entre parenthèses temporairement pour un certain nombre de personnes.

La France est d'accord avec cette proposition, mais il y a eu des malentendus dans la façon dont elle a été présentée par la Commission et la presse, ce qui a donné lieu à l'expression de « quotas de migrants », laquelle a été refusée par le Gouvernement.

Il est vrai que la Haute représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères, Mme Mogherini, a une conception beaucoup plus accueillante que le commissaire en charge des migrations. Elle a d'ailleurs affirmé que toute personne arrivée en Europe devait pouvoir y rester sans risquer d'encourir un mécanisme de retour vers son pays d'origine. Les médias ont alors utilisé cette expression, accréditant l'idée que l'Europe se répartirait l'ensemble des personnes arrivées sur le territoire européen.

C'est contre cette interprétation que le Gouvernement a réagi, en disant qu'il ne s'agissait pas de créer des quotas de migrants pour accueillir par exemple l'ensemble des 270 000 personnes arrivées en 2014, mais seulement les réfugiés et les personnes ayant 99 % de chances d'obtenir cette qualité.

Deuxième élément de la proposition européenne : pour les personnes qui ne demandent pas l'asile ou le font à des fins abusives, la Commission estime que l'Europe doit organiser de façon claire et déterminée des procédures de retour vers le pays d'origine, en conformité avec le droit européen. Elle a donc proposé la création de « hotspots », ou lieux d'arrivée sur le territoire européen, dans lesquels les migrants sont retenus pour être orientés selon qu'ils ont des chances d'obtenir l'asile ou qu'ils sont arrivés dans une logique de pure migration ou de demande d'asile manifestement abusive. Ces centres doivent permettre de repérer les différentes situations juridiques et d'organiser des retours vers les pays d'origine pour les ressortissants d'Afrique subsaharienne non éligibles à une demande d'asile. Ce dispositif est à inventer de toutes pièces avec des mécanismes juridiques nouveaux.

Le troisième élément de la proposition européenne, que nous soutenons également, porte sur le travail avec les pays d'origine et de transit. Il est évident que la cause de ces migrations est pour une large part la pauvreté, dans un contexte de croissance démographique redoutable : entre 2010 et 2050, l'Afrique devrait gagner un milliard d'habitants tandis que l'Europe en perdrait cent millions. Ce différentiel va certainement encore accroître la pression migratoire.

Il s'agit de faire jouer à ces pays, en partenariat avec nous, un rôle de frein aux migrations irrégulières vers l'Europe. Au ministère de l'intérieur, nous travaillons à la création de centres – avec les institutions internationales – visant à stabiliser les personnes dans les pays de transit, à leur proposer des formations et une aide au retour dans le pays d'origine assorti d'un projet de réinsertion économique. À cela s'ajoute un travail avec les pays de transit pour qu'ils sécurisent leurs frontières et rendent moins perméables les zones de passage vers l'Union européenne.

Nous avons notamment engagé à cet égard un travail important avec le Niger, par lequel passent 60 % des migrants arrivant par la Libye.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion