Intervention de Michel Winock

Réunion du 12 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Michel Winock, président :

Je voudrais tout d'abord remercier M. Pierre Joxe d'avoir accepté de se joindre à nous et de nous faire profiter de son expérience et de sa science.

Trois questions principales, je crois, nous sont posées à propos de la justice en France : celle d'abord de son indépendance par rapport au pouvoir politique ou aux autres pouvoirs ; celle ensuite de ses moyens, à la fois organisationnels et budgétaires, qui sont notablement insuffisants ; celle enfin de l'équité de la justice, qui n'est pas aujourd'hui égale pour tous : faire en sorte qu'elle ne soit pas une justice de classe.

Je me contenterai de rappeler ici quelques données historiques sur la première question. La Constitution de 1791 a voulu mettre en application le principe énoncé par Montesquieu dans L'Esprit des Lois : « Il n'y a point de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutif. » Jusqu'à la Révolution, la justice est l'affaire du roi et de son représentant, le Chancelier, même si les parlements ne cessent d'affaiblir le pouvoir royal. La Révolution de 1789 entend séparer les pouvoirs et utilise pour la première fois l'expression « pouvoir judiciaire » : « Le Pouvoir judiciaire ne peut, en aucun cas, être exercé par le Corps législatif ni par le roi. » Les juges, de surcroît, sont recrutés par élection. La Constitution de l'An III réaffirme en son article 202 : « Les fonctions judiciaires ne peuvent être exercées ni par le Corps législatif, ni par le Pouvoir exécutif. »

Le Consulat et l'Empire, dans leurs constitutions successives, ne parlent plus de « pouvoir judiciaire ». On parlera dans la Constitution de l'An XII de « l'ordre judiciaire », un ordre régi par l'Empereur, qui nomme les présidents de la Cour de cassation, des cours d'appel et de justice criminelle. La justice est au service du pouvoir impérial. La Restauration, par la Charte de 1814, reprend l'expression « ordre judiciaire » et affirme : « Toute justice émane du roi. Elle s'administre en son nom par des juges qu'il nomme et qu'il institue. » La monarchie de Juillet, dans sa charte constitutionnelle de 1830, reprend mot à mot cet article de « l'ordre judiciaire ».

Le retour de la République en 1848 réaffirme le principe d'un « pouvoir judiciaire », mais n'en laisse pas moins la nomination des principaux magistrats au Président de la République. Ce « pouvoir judiciaire » fait long feu, puisqu'il disparaît de nouveau dans les constitutions du Second Empire. Et il ne réapparaît pas davantage dans les lois constitutionnelles de la IIIe république qui, on le sait, sont le fruit d'un compromis entre la droite orléaniste et les républicains modérés. Le régime de Vichy donne au chef de l'État, le maréchal Pétain, par un acte constitutionnel du 27 janvier 1941, les « pouvoirs judiciaires ».

Arrivons à la IVe République. Il est notable que dans le préambule de sa Constitution, qui énonce des principes, nulle mention n'est réservée à la justice et à son indépendance. Le titre IX traite du Conseil supérieur de la magistrature, lequel présentera au Président de la République la liste des magistrats, à l'exception de ceux du parquet, que celui-ci nommera. « Le Conseil supérieur de la magistrature assure, conformément à la loi, », énonce l'article 84, « la discipline de ces magistrats, leur indépendance et l'administration des tribunaux judiciaires. ».

La Ve République ne rétablit nullement un « pouvoir judiciaire » : la Constitution de 1958 consacre son titre VIII à « l'autorité judiciaire ». Le Conseil de la magistrature est conservé, toujours présidé par le Président de la République – mais un président qui a une autre autorité que dans la république précédente –, et le ministre de la justice est son vice-président. L'influence du pouvoir politique sur la nomination et la carrière des magistrats – ceux du parquet encore bien plus que ceux du siège – pose le problème de la docilité des magistrats à l'égard du pouvoir politique. De fait, l'histoire de la Ve République est émaillée d'« affaires » au cours desquelles se trouvent dénoncés les empiétements du pouvoir politique sur l'exercice de la justice.

Ce rapide exposé fait apparaître le « pouvoir judiciaire », dont l'expression a cessé d'être constitutionnelle depuis 1848, comme fort peu autonome par rapport au pouvoir politique. On peut se demander si la théorie de la séparation des pouvoirs n'a jamais été qu'un leurre. La procédure de nomination, les pressions fréquentes exercées par le pouvoir exécutif, les scandales qui émaillent l'histoire de la justice devraient nous amener à réfléchir sur l'institution d'un véritable pouvoir judiciaire et sur les moyens d'assurer son autonomie. La réflexion que vous avez menée, monsieur le ministre, avec d'autres, notamment avec notre collègue Christine Lazerges, dans votre Manifeste pour la justice, doit assurément nous aider.

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