Intervention de Pierre Joxe

Réunion du 12 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Pierre Joxe :

Merci au Président de l'Assemblée nationale, Claude Bartolone, un vieil ami que j'ai connu alors qu'il était très jeune… Merci aussi à Michel Winock, dont j'admire l'oeuvre depuis longtemps.

Je vous ai envoyé par écrit mes réflexions, fondées sur des comparaisons. Si la distinction sémantique qui vient d'être rappelée entre pouvoir judiciaire et autorité judiciaire est très éclairante pour comprendre le fonctionnement de notre justice, les comparaisons avec d'autres pays ne le sont pas moins. Il ne s'agit pourtant pas d'étendre cette comparaison à l'ensemble du monde car, dans beaucoup de pays, on ne peut parler ni d'indépendance de la justice ni de service public de la justice. Il y a également des types de justice très différents du nôtre, comme le modèle anglo-saxon, à la fois anglais et américain – la Cour suprême des États-Unis étant une institution tout à fait particulière – qui ne saurait nous aider à imaginer des voies de réforme françaises.

En vérité, nous sommes trop liés au modèle romano-germanique pour que l'on puisse trouver des comparaisons opérantes ailleurs que dans l'Europe qui nous est proche. Il y a là une matière captivante : en Allemagne depuis quarante ans, en Belgique depuis dix ans, en Suisse depuis vingt ans, dans ces trois pays frontaliers fonctionnent des systèmes différents les uns des autres mais qui ont tous en commun de fournir à la démocratie et à l'État de droit un appareil judiciaire compétent, respecté, qualifié et autonome. Ces systèmes – l'un coiffé en Allemagne par une cour constitutionnelle installée au sommet du système judiciaire, l'autre caractérisé en Suisse par la dimension fédérale de la Constitution qui rapproche les cantons des États américains, et le troisième issu en Belgique, pays fragile dont l'unité est menacée, d'une reforme qui a débuté il y a une vingtaine d'années et est véritablement mise en oeuvre depuis dix ans – semblent totalement ignorés par la France.

« L'indépendance de la justice est professionnelle autant que constitutionnelle. Elle est constitutive d'une certaine culture judiciaire. Elle est aussi constituée – ou non… – par cette culture et vécue comme une “exigence morale”. » Cette citation de Denis Salas définit parfaitement cet état de la magistrature que je connais bien, étant moi-même, à l'origine, magistrat, puisque, à la sortie de l'École nationale d'administration, je suis entré à la Cour des comptes, où j'ai travaillé de nombreuses années comme auditeur, conseiller référendaire, puis premier président. La magistrature, en effet, est un état, et non un métier comme les autres. On y est à la fois extrêmement protégé et extrêmement surveillé : protégé par les statuts et surveillé par ses pairs.

J'ai découvert tardivement le système judiciaire français, d'abord à travers la justice des mineurs, puis à travers les juridictions sociales, que j'ai explorées de façon méthodique. Dans ces juridictions judiciaires, le sentiment d'indépendance n'existe pas pour la bonne et simple raison que la pénurie de moyens est telle, en personnel comme en matériel, que l'on y passe son temps à courir.

La différence avec l'Allemagne, la Suisse ou la Belgique est saisissante. En Allemagne, les audiences commencent toujours à l'heure et finissent à l'heure annoncée. Un magistrat allemand peut terminer ses journées à dix-huit heures tandis que, en France, il sortira à vingt-trois heures trente d'une audience qui a duré tout l'après-midi, avec le sentiment de se sentir « sale », comme me l'a confié une magistrate, qui avait été trop vite mais n'avait pourtant pu traiter toutes les affaires. L'affaire très banale d'une jeune fille qui présente des troubles psychologiques et dont la mère célibataire demande une assistance sera traitée en France en un quart d'heure, car la juge a dix-sept autres affaires à traiter dans la journée ; à Lausanne, la juge consacrera à la même affaire une heure et demie, assistée de médecins, d'experts et de psychologues.

Et que dire des prud'hommes dans notre pays, qui ne sait même pas ce qu'est un auditeur du travail ! Au tribunal du travail belge, l'équivalent de toutes les juridictions sociales que je décris dans mon livre, du Arbeitsgericht et du Sozialgericht allemands, siège, à côté du président ou de la présidente et de ses assesseurs, un auditeur du travail. C'est un membre du parquet, en général très expérimenté, qui assiste le requérant tout au long de la procédure – lors de la mise en état et pendant l'audience – si celui-ci n'a pas d'avocat. C'est que la justice sociale belge considère que le rapport de forces entre l'employeur et l'employé est à ce point déséquilibré qu'il est nécessaire que ce dernier puisse s'appuyer sur un représentant de la loi, comme au pénal.

Vous me direz que, pour que le système soit transposé en France, il faudrait deux fois plus de magistrats ; c'est vrai. C'est la raison pour laquelle nous avons besoin, pour réformer notre justice, d'un plan sur vingt ans – et non sur cinq ans comme l'a annoncé le Gouvernement. En effet, recruter sept à huit mille magistrats supplémentaires n'est pas l'affaire de quelques semaines si l'on veut des personnes de qualité qui auront été correctement formées. Jeune magistrat à la Cour des comptes, il m'a fallu plusieurs années d'apprentissage avant d'avoir une réelle existence juridique : pendant deux ans, avant de devenir auditeur de première classe, je n'ai rien signé ! J'ajoute que, pour former de jeunes magistrats, il faut des magistrats expérimentés. Or, cela requiert dix ou quinze ans de métier, et l'on ne devient pas président d'un tribunal pour enfants avant d'avoir dix ans d'expérience.

Est-il irréaliste d'envisager de recruter trois à quatre cents magistrats par an ? Pas nécessairement, d'après mon expérience : Robert Pandraud, qui m'a succédé avec Charles Pasqua au ministère de l'intérieur en 1986, m'avait promis qu'il poursuivrait la mise en oeuvre du plan de modernisation de la police dont j'avais pris l'initiative. Lorsque je lui ai de nouveau succédé deux ans plus tard, c'était chose faite. Ce qui a fait la force de ce plan, ce n'est pas seulement qu'il avait été bien conçu, c'est que sa mise en oeuvre a été poursuivie au-delà des alternances politiques. Il a fallu vingt ans pour faire la bombe atomique, trente ans pour développer, sous la IIIe République, notre système d'enseignement public, et le programme spatial français, auquel j'ai participé en tant que ministre de la défense, s'étalait sur trente ans. Rares sont les grandes réalisations politiques qui sont accomplies en moins de vingt ans.

L'Allemagne est dotée, avec la Cour suprême de Karlsruhe, d'une véritable juridiction constitutionnelle composée de dix-huit membres, tous magistrats professionnels, à l'exception d'un ou deux d'entre eux, choisis parmi des universitaires ou avocats de renom. Ces magistrats, après avoir été simples auditeurs, sont nommés, à mi-carrière, juges adjoints, puis enfin désignés juges par le Parlement, qui vote à la majorité qualifiée, ce qui protège la Cour de toute orientation partisane. Par ailleurs, l'autorité et le prestige de la justice sont assis outre-Rhin sur une vieille tradition philosophique de l'État de droit qui, par-delà Bismarck et le national-socialisme, remonte à Frédéric le Grand. On raconte que ce dernier, tentant de convaincre un paysan rebelle de lui céder sa parcelle pour qu'il puisse accroître son domaine de chasse, s'entendit répondre par ce dernier, qui refusait d'être exproprié : « Sire, il y a des juges à Berlin, qui en décideront. »

Pour vaincre en France la légende selon laquelle les juges ne sont pas indépendants, inspirons-nous des démocraties proches, et réformons notre système selon ce qu'il y a de meilleur chez nous, chez les Suisses, les Belges et les Allemands. En Belgique, un Conseil supérieur de la justice, composé de magistrats et de non-magistrats, gère le Service public fédéral justice, institution sui generis ; quant au ministre de la justice, il n'est pas garde des sceaux mais ministre de l'administration de la justice, ce qui le rapproche de notre ministre de la défense, qui n'est pas chef des armées et n'a pas grand pouvoir à part celui de gérer les budgets. Si notre justice n'est pas aujourd'hui aussi soumise au Président de la République que le sont nos armées, elle est loin d'incarner un véritable pouvoir judiciaire, compte tenu de la pression qu'exerce le pouvoir exécutif sur le Conseil supérieur de la magistrature, dans des conditions insupportables et incompréhensibles pour une démocratie.

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