Denis Salas vous répondra mieux que moi. Notre culture politique, démocratique, républicaine a eu ses hauts et ses bas, moins problématiques toutefois que ceux qu'a connus l'Allemagne ! Le socialisme de Bismarck n'était pas du socialisme, mais il a créé les tribunaux du travail – les Arbeitsgerichte. Le national-socialisme n'était pas du tout du socialisme, mais les Allemands en sont sortis. Bref, l'Allemagne n'est pas un modèle, pas plus que la Belgique ou la Suisse.
Vous avez raison sur un point : ces trois pays sont dépourvus d'une unité historique comparable à celle de la France. La Belgique n'en a pas du tout ; la Suisse est en réalité un État confédéral, plutôt que fédéral ; quant à l'Allemagne, elle s'est construite au fil du temps comme un État fédéral. Mais la France est sur cette voie, de même que toute l'Europe. Voyez le Royaume « désuni » d'Angleterre, du Pays de Galles, d'Écosse et d'Irlande ; l'Allemagne fédérale ; les Pays-Bas ; la Belgique divisée ; l'Italie, où l'État, n'ayant jamais existé, ne pouvait être ni fédéral ni non fédéral, et où progressent les partis régionalistes ; l'Espagne fédérale, où le fédéralisme est à peu près vivable en Catalogne, un peu plus compliqué au Pays basque, plus encore en Andalousie, etc.
En somme, l'Europe est en train de s'organiser en régions et la France fait de même en créant de grandes régions – parfois un peu étranges, Strasbourg devenant capitale de la banlieue de Paris, mais passons. Citons encore le statut de la Corse, que j'avais fait voter par le Parlement et qui a été, à ma grande satisfaction, sanctifié par référendum, puisque – les juristes soutiendront ce raisonnement a contrario – le contre-projet de 2003 qui visait à l'abroger a été rejeté par cette voie. La décentralisation, la transformation du statut des collectivités territoriales sont un grand mouvement historique lié à la culture et au droit.
Ainsi, la culture évolue, comme la structure de la France, y compris dans le domaine juridique. Bientôt vont paraître les graves avertissements délivrés par les institutions européennes à propos du fonctionnement de la justice des mineurs en France. En ce domaine, nous sommes en retard et en infraction. En retard sur le programme du Gouvernement actuel, annoncé il y a trois ans ; en infraction par rapport à des règles internationales ; c'est un peu paradoxal, mais c'est ainsi, et cela va être publié. Pour autant, cela va-t-il se savoir ?
Nous sommes aussi en infraction dans un autre domaine lié à l'évolution actuelle du droit : la justiciabilité, un néologisme venu de l'anglais que vous avez employé, monsieur le président, et qui désigne le fait que, pour un droit donné – par exemple le droit à une pension d'accident du travail ou d'invalidité –, il existe un juge qui en vérifie l'application et qui soit accessible. Savez-vous que vous ne pouvez pas entrer à la Commission centrale d'aide sociale, qui est une cour d'appel en matière sociale ? Commencez par en trouver l'adresse : celle qui figure dans l'annuaire administratif est fausse. Ensuite, vous pouvez toujours essayer d'entrer. J'en parle dans mon livre : si j'ai pu pour ma part y pénétrer, c'est parce que je suis avocat – à temps partiel, certes. Pour que le juge soit accessible, il faut aussi qu'il ne soit pas trop débordé pour vous répondre. Quand un système de justice est paralysé comme le nôtre par les pénuries et les retards, les gens n'y ont même plus recours. L'assistante sociale décourage ceux qui savent qu'ils pourraient le faire en les prévenant qu'on leur répondra six mois plus tard et qu'aucune décision n'interviendra avant trois ans. La justiciabilité, c'est ainsi un élément à la fois matériel, psychologique, juridique, social et culturel.
Pourquoi les tribunaux sociaux ne siègent-ils pas dans les palais de justice ? Parce que ceux-ci ont été construits pour accueillir les juridictions judiciaires, civiles et pénales. Les tribunaux administratifs, qui se sont créés depuis cinquante ans, n'y sont pas. Les tribunaux de commerce se sont bâtis des palais ailleurs. Les conseils de prud'hommes sont logés dans différents endroits – à Paris, rue Louis-Blanc, ce qui tombe très bien ! Mais les tribunaux des affaires de sécurité sociale, sauf exception, sont dans des annexes, en banlieue, etc. Voyez le tribunal du contentieux de l'incapacité, ou la cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail, installée dans un immeuble près de la gare d'Amiens. C'est que la justice a été organisée pour régler les différends entre les bourgeois, entre les voleurs et les volés, entre les propriétaires et les locataires, non pour s'occuper du droit social. De fait, tout au long du xixe siècle, celui-ci n'existait pas – du moins en France, car en Allemagne il était déjà apparu. Jusque dans les années vingt ou trente, il n'y a donc eu nul besoin de juridictions sociales et les palais de justice étaient employés à tout autre chose. Sur ce point aussi, les choses peuvent changer et il vaut la peine d'aller voir ce qui se passe à côté de chez nous.