Quand la France voudra se doter d'une juridiction constitutionnelle, elle pourra s'inspirer de modèles existants. Le Conseil constitutionnel n'est pas une juridiction. Il est composé de personnalités politiques ou parfois juridiques, nommées par le Président de la République, le président du Sénat et le président de l'Assemblée nationale, à raison de trois tous les trois ans, sans la moindre garantie d'aucune sorte. Avec Renaud Denoix de Saint Marc, vice-président du Conseil d'État, c'est un grand professionnel du droit que l'on nomme ; avec Guy Canivet, ancien premier président de la Cour de cassation, un grand magistrat et professionnel du droit ; avec Pierre Joxe, ci-devant premier président de la Cour des comptes, un professionnel du droit qui s'est égaré pendant vingt ans au Parlement, mais dont le métier, qu'il a repris, reste le droit. Mais quand on nomme certaines autres personnes que je ne citerai pas, on envoie au Conseil constitutionnel des gens qui n'ont rien à y faire. Les Allemands regardent cela avec stupeur : voilà que l'on peut choisir quelqu'un et le transformer en magistrat ? C'est une mauvaise plaisanterie !
Et il faut voir comment ils travaillent ! J'ai siégé neuf ans au Conseil constitutionnel, sans exercer d'autre métier ; savez-vous de combien de rapports j'ai été chargé ? Deux ! Il n'y a aucune juridiction au monde où, dans une assemblée de neuf magistrats – pour laisser de côté les anciens présidents de la République –, cela puisse arriver. Il existe un tour de rôle, pour garantir l'équité, et il est possible de se déporter. Mais que, en neuf ans, un professionnel comme moi ne reçoive que deux rapports ! Et sur des sujets absolument mineurs : vous pouvez consulter les archives. Je ne les ai pas refusés, pour ne pas laisser dire que je refusais. J'ai eu à connaître d'une seule affaire importante, lorsque l'on a jugé la loi sur la rétention de sûreté, qui est une loi nazie transposée en France. J'avais annoncé plusieurs mois à l'avance que je serais aux États-Unis pendant une semaine et c'est cette semaine-là que l'on a choisie pour fixer l'audience. C'est honteux ! Même si, pour moi, c'est secondaire et oublié.
Voilà qui devra changer un jour – celui où les gens comprendront, monsieur Slama, que l'unité du droit suppose un sommet. En France, il y en a déjà deux : la Cour de cassation et le Conseil d'État. Même en droit social, ces deux juridictions se partagent le rang suprême puisqu'une partie des tribunaux sociaux relève du contrôle direct ou indirect de la Cour de cassation, l'autre du Conseil d'État. En outre, il y a inégalité au sommet puisque le Tribunal des conflits, qui joue un rôle très particulier, est, je l'ai dit, marqué par la prédominance et la prééminence du Conseil d'État sur la Cour de cassation. En Allemagne, je le répète, il existe une Cour constitutionnelle qui règle la jurisprudence des cinq ordres de juridiction de façon lisible.
En outre, les arrêts y sont motivés, sans quoi le droit n'est pas clair, et les opinions divergentes y sont publiées depuis toujours, comme elles le sont à la Cour suprême des États-Unis depuis quelque deux siècles, comme elles l'ont toujours été à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et dans les juridictions européennes. En France, ce n'est pas le cas. Pour le justifier, on invoque le refus d'attenter au secret du délibéré, ce qui est totalement mensonger. En effet, violer le secret du délibéré, ce serait dire ce qui s'est délibéré. Publier les opinions divergentes, c'est indiquer qu'à un moment donné au cours du débat, tel ou tel n'est pas d'accord avec la décision vers laquelle on s'oriente, et prend ses responsabilités en déposant son projet de résolution. Si celui-ci est accepté, il deviendra la décision ; sinon, il sera publié et l'on saura ce que la majorité a refusé et ce que cette personne a proposé. Voilà ce qui fait peur : que l'on publie ce qu'ils ont refusé ! Et voilà pourquoi, en quittant le Conseil, j'ai fait publiquement état d'une opinion divergente – sur un point symbolique, la garde à vue des mineurs ! – après avoir répété aux autres membres, pendant des années : « Un jour, cela va changer. Vous êtes une exception incroyable ! »
En prévision d'une visite du Conseil constitutionnel à Karlsruhe, j'avais demandé à quelques amis de la Cour suprême de me trouver des exemples d'opinions divergentes. Cette question a fait l'objet d'une réunion sur place – qui n'est donc pas soumise, elle, au secret du délibéré. Devant la présidente allemande, le Président du Conseil constitutionnel, Jean-Louis Debré, s'est étonné : « Quoi, vous publiez tout cela ? » « Mais c'est la règle ! » lui fut-il répondu. Ce fait ne parvenait pas à entrer dans son cerveau. C'est une règle, en effet : en Allemagne, quiconque veut publier une opinion divergente peut le faire. Simplement, il prend ses responsabilités : il dépose son projet publiquement, de sorte que, si celui-ci est ridicule, démagogique, impossible, trop coûteux ou dangereux, tout le monde saura que son auteur est un irresponsable. Mais il se peut aussi que l'avenir lui donne raison. De ce point de vue, la France est incroyablement en retard.
Quant à la durée du délibéré, au Conseil constitutionnel, on siégeait le matin à partir de dix heures, et l'on déjeunait à treize heures. Aucune audience ne durait donc plus de trois heures, et l'apparition des questions prioritaires de constitutionnalité n'a pas dû arranger les choses. Ce n'est pas concevable ! À Karlsruhe, certaines questions ont été délibérées des jours, des semaines durant, par exemple le droit à l'avortement.
Sur ce point, il ressort des comparaisons internationales qu'en gros, au cours des trois premiers mois de la grossesse, c'est du corps de la femme qu'il s'agit, de sorte qu'elle est seule concernée, tandis qu'au dernier trimestre, c'est un enfant, si bien que se pose la question de l'infanticide. C'est pour la période intermédiaire que l'on observe des variations, en fonction des convictions philosophiques notamment : il n'y a pas d'absolu. Ici, les questions juridiques rencontrent tout à coup des questions philosophiques : qu'est-ce que la vie ? Au nom du droit à la vie, faut-il se refuser à tuer un embryon de dix secondes ? Ce n'est bien sûr pas cela que l'on veut dire ! Mais d'un jour, de dix jours ? Comment fixer la limite, de manière nécessairement arbitraire, en se référant à quelque chose d'indéfinissable ? Infans conceptus pro nato habetur, disait le droit romain : l'enfant conçu est déjà considéré comme s'il était né. Mais cela ne valait que du point de vue des intérêts patrimoniaux : l'enfant conçu pouvait déjà hériter. En revanche, l'enfant qui naissait pouvait être « zigouillé » par le père ! Tant qu'un homme, en principe son père, ne l'avait pas pris – c'est le mancipium – et ne s'était pas levé pour le montrer et manifester ainsi qu'il le reconnaissait comme enfant et comme être humain, il n'était rien : on pouvait le donner à manger aux cochons ! Aujourd'hui, le droit à la vie interdit de tuer un enfant qui naît ; même si le père ne le reconnaît pas comme son fils, personne ne le mettra à la décharge municipale ! Pourtant, des sociétés entières ont vécu sur ces fondements.
Et sur le droit à la vie, qui a donné lieu à des débats si complexes dans tant de pays, sur le droit à l'interruption de la vie, l'on pourrait se contenter de siéger trois heures ?
Non, vraiment, ne me parlez pas du Conseil constitutionnel, ou alors à huis clos. (Rires.) Certes, j'ai travaillé, j'ai participé aux délibérés. Mais deux rapports en neuf ans de présence, sans jamais en refuser ! Alors que j'habite à côté du Conseil constitutionnel, que j'étais là, toujours à l'heure, que j'y avais mon bureau ! Si, lorsque je présidais une juridiction, j'avais laissé un magistrat ne serait-ce qu'un an sans rapport, s'il avait été laissé à l'écart tout en continuant d'être payé, il se serait plaint. Allez raconter cela aux Allemands, ils ne vous croiront pas ! Alors parlons d'autre chose, si vous le voulez bien.
Le 08/03/2017 à 22:02, Laïc1 a dit :
"Non, vraiment, ne me parlez pas du Conseil constitutionnel, ou alors à huis clos. (Rires.) Certes, j'ai travaillé, j'ai participé aux délibérés. Mais deux rapports en neuf ans de présence, sans jamais en refuser ! Alors que j'habite à côté du Conseil constitutionnel, que j'étais là, toujours à l'heure, que j'y avais mon bureau ! Si, lorsque je présidais une juridiction, j'avais laissé un magistrat ne serait-ce qu'un an sans rapport, s'il avait été laissé à l'écart tout en continuant d'être payé, il se serait plaint. Allez raconter cela aux Allemands, ils ne vous croiront pas ! Alors parlons d'autre chose, si vous le voulez bien."
Voilà qui ferait beaucoup rire le Canard enchaîné...
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