Intervention de Pierre Joxe

Réunion du 12 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Pierre Joxe :

Oui, ma pensée n'a pas changé !

Si Mme Cohendet a besoin d'un paratonnerre, je peux en tenir lieu.

S'agissant des points de convergence, plusieurs de mes expériences montrent qu'il est possible d'en trouver. D'abord, l'arme nucléaire. J'étais dans l'armée lorsqu'elle a été expérimentée pour la première fois et mon père était assez lié avec de Gaulle sur ces questions. Elle a été très combattue à gauche pendant des années et nous avons eu, en particulier avec les communistes, des débats difficiles, notamment sur le maintien « en état » ou « en l'état ». Mais cette question a fait l'objet d'une évolution très profonde chez les uns comme chez les autres.

Ensuite, la police. Au-delà de la modernisation du matériel, mon action en ce domaine a consisté à étendre la qualification d'officiers de police judiciaire à des personnels dont on avait renforcé la formation. Cette disposition a été combattue, puis adoptée. Des rapprochements sont donc possibles.

Le besoin en est puissant, mais il est masqué parce que c'est la partie la plus pauvre de la population qui pâtit des problèmes de la justice. Ceux qui sont moins pauvres ont un intermédiaire, un ou plusieurs avocats. J'ai vu des affaires aux prud'hommes où un petit syndicat faisait face à une grosse société représentée par trois directeurs des ressources humaines et quatre avocats, et ce à cause du risque de jurisprudence.

Une petite juge de Melun, qui préside le tribunal des affaires de sécurité sociale, a eu à se prononcer sur un ingénieur d'Areva mort d'un cancer après avoir respiré de l'uranium au Niger pendant des années. Elle a rendu une décision circonstanciée qui faisait jurisprudence, pensait-on. Le jugement a été déféré et réformé en cour d'appel. Pourquoi cet acharnement ? Parce que quelque 3 000 ou 4 000 Africains qui travaillent dans les mêmes mines ne devaient pas savoir que, selon un juge de Melun, un tel décès ouvrait droit à indemnisation.

Voyez l'affaire Continental : une juge formidable a passé je ne sais combien de jours et de nuits à rédiger un arrêt, lui aussi déféré, en vue de déterminer si Continental AG était maison mère ou coemployeur. Nous parlons de problèmes très spécifiques dans lesquels le simple particulier, voire le bon juriste que je suis, ne peut entrer qu'au bout de plusieurs heures de travail. Quand on peut, on s'en remet aux spécialistes ; mais le commun des mortels est, lui, totalement démuni.

Vous me reparlez du Conseil constitutionnel : c'est de la provocation ! Voici comment il a résolu le problème des gardes à vue. Après avoir validé les gardes à vue abusives, il a été à nouveau saisi de la question il y a quelques années, alors qu'il y avait jusqu'à un million de gardes à vue par an en France, et il a alors inversé sa jurisprudence. Je cite sa décision : « Considérant […] que, entre 1993 et 2009, le nombre [des] fonctionnaires civils et militaires ayant la qualité d'officiers de police judiciaire [les inspecteurs de police, les officiers de police, les gendarmes] est passé de 23 000 à 53 000 » – ce qui était un progrès, d'autant que leur recrutement et leur formation ont été améliorés ; « considérant que ces évolutions ont contribué à banaliser le recours à la garde à vue, y compris pour des infractions mineures », etc. Et voilà la juridiction suprême qui bombarde quelques petits fonctionnaires qui mettraient les gens en prison parce qu'ils sont trop nombreux ! Mais c'est honteux, déshonorant ! Il s'agissait d'instructions ouvertes, revendiquées publiquement par le Gouvernement de l'époque ! C'est à se demander qui devrait aller en garde à vue ! (Rires.)

Lorsque la loi sur le « contrat première embauche » a été votée en 2006, le président Chirac a décrété qu'il ne la promulguerait pas. Le Conseil constitutionnel, après en avoir délibéré, a validé le texte, sachant qu'il ne serait pas promulgué ! Je l'ai dit à ce moment-là : il y avait forfaiture. C'est un crime ! Annoncer ainsi que l'on ne va pas promulguer la loi ! Mais si cela se passait au Salvador, il y aurait immédiatement une intervention des États-Unis !

Faites donc un cours sur le Conseil constitutionnel, madame : vous trouverez des témoins. Et, je le répète, si vous avez besoin d'un paratonnerre…

Quant à l'article 64, on peut évidemment le modifier, comme cela a été proposé. De Gaulle est devenu Président de la République lors d'une crise très grave, un putsch – j'étais alors à l'armée – suivi d'un référendum puis d'élections. Avait-il provoqué ce putsch, l'avait-il facilité, suscité ? Peu importe. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas par un putsch qu'il est resté au pouvoir. On a dit que les électeurs l'avaient choisi sous la menace ; cela peut se discuter. Finalement, le jour où il a été désavoué, il est parti. Entre-temps, il s'était fait tirer dessus au Petit-Clamart, où trois balles de fusil-mitrailleur ont traversé sa voiture, dont une – c'est prouvé par la balistique – est passée au bout de son nez. Il en a conçu quelque émotion et provoqué une réforme de la Constitution instaurant l'élection du Président de la République au suffrage universel. Personnellement, j'ai voté contre à l'époque ; non contre de Gaulle, mais contre cette règle. Il l'a voulue dans des circonstances données ; elle est aujourd'hui acquise.

Le problème n'est pas le Président de la République ; il est de savoir si l'on veut ou non un pouvoir judiciaire. S'il existe un pouvoir judiciaire, il n'appartient pas à l'exécutif : ni au Président de la République, ni au Premier ministre quelle que soit sa dénomination, ni au ministre de la justice ; il est sui generis. Ce serait une véritable révolution. Est-elle possible ? Oui, puisqu'il en est ainsi dans plusieurs pays voisins, et depuis peu de temps. Cela arrivera donc en France un jour. Pourquoi et comment ?

J'ai plaidé une seule fois devant le Conseil supérieur de la magistrature. C'est tout de même spécial, la justice, en France ! Il s'agissait d'une magistrate qui avait été juge des enfants. Elle préside la correctionnelle ; préparant le dossier, elle constate que sont mis en cause un mineur et un majeur : il y a lieu de voir le mineur, non le majeur. Mais elle s'aperçoit ensuite que celui-ci est en réalité mineur. Le parquet le conteste. Le garçon était géorgien, l'on disposait d'une photocopie de son passeport en géorgien et d'une traduction russe certifiée par l'ambassade de Géorgie en Russie. Il se trouve que je lis le russe. Il était effectivement mineur, mais cela avait été contesté et la correctionnelle avait décidé de le placer sous mandat de dépôt, le traitant comme un majeur. La magistrate que j'ai eu à défendre avait refusé de signer le mandat de dépôt et était poursuivie pour cela. Les rapporteurs du CSM, dont un membre du Conseil d'État dont j'ai admiré la science, ont conclu qu'elle avait commis une faute très grave en violant la règle de la collégialité, mais évité une erreur judiciaire puisqu'il est apparu six mois après, lorsque l'affaire est revenue, que le garçon était mineur et innocent. Après hésitation, c'est par conséquent la sanction minimale – un avertissement – qui a été proposée. L'administration a requis le déplacement. L'avertissement sans déplacement a finalement été décidé ; mais il y a bien eu déplacement trois semaines plus tard, du fait du pouvoir d'affectation que détient le président du tribunal de grande instance de Paris au sein de la juridiction. On a avancé qu'il ne s'agissait pas d'un déplacement, mais d'une nouvelle affectation. Il n'empêche qu'elle a été déplacée, non de Paris à Nouméa ou à Coutances, mais d'un bout de Paris à l'autre. Peut-on faire un recours ? s'est-on demandé. Cela pourrait se discuter, mais en réalité ce n'était pas possible, au motif qu'il s'agit d'un pouvoir propre.

Tout cela confirme que le système judiciaire dysfonctionne, par quelque bout qu'on le prenne ; les juridictions administratives, on l'a dit, sont mieux loties.

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