Je remercie Denis Salas de nous avoir rappelé un certain nombre de principes. J'ai trouvé son intervention d'autant plus intéressante qu'elle allait, de manière différente, dans le sens de celle de Pierre Joxe, en soutenant l'idée qu'il n'y a pas de pouvoir judiciaire en France ni d'indépendance de la justice. C'est une idiosyncrasie française, probablement liée au présidentialisme, tel qu'on l'entend aujourd'hui chez nous.
Il me semble pourtant qu'une part des problèmes de la justice ne relève peut-être pas des spécificités françaises mais de la globalisation du droit. Traditionnellement, l'indépendance de la justice se mesure à juste titre par son éloignement du pouvoir exécutif, mais j'ai le sentiment qu'elle doit aussi s'apprécier à l'aune d'autres impératifs, non pas politiques mais économiques, qui s'imposent de plus en plus massivement à la justice.
Lors d'une séance de formation des magistrats à l'École nationale de la magistrature à laquelle j'ai participé, un procureur de la République m'a raconté que son rapport annuel sur les résultats de sa politique pénale, où voisinent chiffres et commentaires, lui avait une fois été retourné par le ministère, au motif que les commentaires y étaient trop nombreux et les chiffres insuffisants, avec cette phrase : « S'il vous plaît, pas de mots ! » Qu'est-ce que la justice sans les mots, la délibération sans la discussion ? Cette anecdote me paraît révélatrice d'une contrainte qui pèse sur la justice, et qui est peut-être moins le fait des exigences de l'État que de considérations gestionnaires ou économiques. Rendre la justice s'accompagne de plus en plus souvent de l'obligation de faire du chiffre ; il faut rationaliser le processus judiciaire, mais cette forme de rationalité, qui n'est peut-être pas économique, n'est sans doute pas la plus adéquate à la sphère juridique.
Je souhaite vous interroger sur les effets de ce que j'appelle l'État « libéral-autoritaire ». Les impératifs sécuritaires pèsent de plus en plus souvent sur la justice, de même que les impératifs de gestion. N'y a-t-il pas, dans les évolutions liées à la globalisation du droit, des aspects préoccupants pour le lien entre justice et démocratie ? Dans le traité transatlantique dont il est aujourd'hui question, l'indépendance de la justice par rapport au politique est assurée, au moins en droit, par le biais d'un arbitrage qui serait en quelque sorte rendu par-dessus la tête des États. Cette forme d'indépendance n'est-elle pas pire que la dépendance à l'égard du politique ? Les « droits de l'homme de l'entreprise » que les multinationales mettent en avant correspondent, sous des dehors sympathiques, à une dérive de la conception des droits de l'homme. Ces sujets posent la question de l'indépendance de la justice dans un cadre différent de celui, certes très pertinent, dans lequel on a l'habitude de l'appréhender.