Intervention de Denis Salas

Réunion du 12 juin 2015 à 9h00
Groupe de travail sur l'avenir des institutions

Denis Salas :

Je ne suis pas sûr que les deux champs soient aussi déconnectés que vous le dites. Les techniques de case management qui s'appliquent à la justice ou à d'autres administrations sont toujours inscrites dans une structure hiérarchique. Vous pouvez parfaitement inventer des mécanismes souples de gestion des dossiers, applicables à tel ou tel tribunal, en fonction du type de contentieux, mais, dans notre modèle administratif, tout remonte au sommet de l'État pour devenir une politique nationale. Toutes les juridictions connaissent le traitement en temps réel, en vertu duquel les affaires sont traitées directement entre le policier et le procureur par téléphone, sans attendre la transmission du dossier par le policier au magistrat du parquet, puis au juge. L'accélération du temps et la vitesse dans l'exécution des dossiers ne sont pas du tout liées à une rationalisation économique en tant que telle, elles sont le fruit d'une politique administrative qui s'impose à l'ensemble des juridictions. On aurait pu imaginer que telle juridiction choisisse telle méthode selon la nature du contentieux. Or tout le monde applique la même méthode au même moment.

Vous le dites très bien : « trop de commentaires, pas assez de chiffres ». Cette exigence confère à la hiérarchie un pouvoir de tutelle extraordinaire, puisque les juges ne sont pas évalués uniquement – comment le ferait-on d'ailleurs ? – sur la base de leurs décisions, de leurs motivations ou de leur capacité d'écoute, mais sur les chiffres et les statistiques. Le bon juge sera celui qui aura obtenu les meilleurs chiffres. Cet impératif fait des ravages en matière pénale.

Je ne néglige pas les questions économiques, mais il faut les laisser à leur place. Ce qui fait la grandeur de la justice, c'est le face-à-face, la rencontre avec l'autre, avec sa singularité. Pierre Joxe a admirablement parlé de ces familles pauvres qui viennent au tribunal demander justice. Il faut leur rendre justice, mais cela suppose des gestes, une écoute, une attention. Comment voulez-vous trancher une question aussi lourde qu'un divorce conflictuel en quinze minutes ?

Quant aux affaires relevant du juge des enfants, grâce à une autonomie suffisante, on pouvait y consacrer une heure. Mais aujourd'hui, avec le plaider-coupable, ce sont des affaires qui passent en dix minutes. Ce culte du rendement dénature l'oeuvre de justice. L'introduction des modèles européens dans les méthodes de management, orchestrée par la hiérarchie, peut provoquer des épuisements professionnels. Il faut aussi parler de ces burn-out catastrophiques.

Nous avons évoqué les recrutements supplémentaires – 360 magistrats dans les futures promotions. C'est considérable, mais heureusement que ce ballon d'oxygène arrive ! On calcule aujourd'hui la productivité des magistrats et des fonctionnaires. On félicite ceux dont la productivité est au-dessus de la moyenne, une prime de rendement leur est même accordée. Cette aberration est d'autant plus préoccupante qu'elle se rapporte à l'acte de juger.

Comment en sortir ? Les travaux menés par Mme Taubira sur « La justice du XXIe siècle » nous fournissent des pistes. Ainsi, dès lors que la justice absorbe les conflits d'une société tout entière au travers de sa rencontre avec la démocratie concrète, on ne peut pas traiter toutes les affaires de la même manière selon un principe d'égalité républicaine. Indépendamment des réformes constitutionnelles, nous devons inventer un modèle professionnel qui puisse s'adapter à cette demande massive. Nous y travaillons beaucoup actuellement, comme les avocats : la médiation dans tous les domaines – familiale, pénale, droit du travail – peut absorber les conflits avant leur cristallisation dans une opposition entre droit individuel et droit collectif. Les barreaux, dont on dit un peu méchamment qu'ils vivent du contentieux, font aussi un effort : ce qu'on appelle le droit collaboratif, notamment en matière de contentieux familial, est pour les avocats une manière de prendre en main un conflit familial, un divorce en particulier, et de le gérer de A à Z, notamment quand l'intervention d'un juge ne s'impose pas.

Ces professions construisent un modèle propre, à partir de ces deux exemples-là, mais il y en a beaucoup d'autres, et tous distinguent l'accès au droit de l'accès à la justice. On ne peut pas accéder à la justice pour tout. Il faut doter nos concitoyens des moyens de réguler leur conflit ; quant aux professionnels, ils doivent faire l'apprentissage de la régulation des conflits qui vise à un apaisement plutôt qu'à une conflictualisation stérile en la matière. Face aux impératifs économiques et de gestion, ce modèle professionnel, qui me semble être lui aussi un facteur d'indépendance, offre une issue.

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