La justice est en prise directe avec la société tout entière et la demande de droit est telle que la justice n'est pas en mesure d'y répondre avec les moyens existants. Les exemples étrangers sont très nombreux, en particulier dans les pays comme le Canada, où la société civile est plus active et développe des mécanismes de médiation.
J'ai longtemps étudié la justice restauratrice qui offre un rayonnement à la médiation. Cette voie permet de régler un conflit violent en donnant aux acteurs l'occasion de dégager une perspective commune afin que chacun se sente concerné par la décision et participe à l'élaboration du bien commun.
Dans notre pays, bien des obstacles sont à rechercher dans un État très administratif, où tout citoyen aspire à trouver une solution magique dans cette icône qu'est le droit codifié, mais aussi dans une société individualiste où chacun réclame son droit, où l'on oppose les droits et où l'on conflictualise au lieu d'apaiser. Ces obstacles de toute nature sont d'une telle ampleur que le justiciable n'imagine pas d'autre recours que le juge pour sortir d'une situation douloureuse.
Le justiciable peut avoir la chance de tomber sur des professionnels – avocats, éducateurs, juges, élus – qui savent entendre, non pas la formalisation contentieuse du litige, mais l'arrière-plan émotionnel. Cela demande du temps pour démêler les racines du conflit. Il faut des heures et des heures pour désamorcer les conflits. Ce n'est pas compatible avec le management actuel, et c'est épuisant. Pourtant, les résultats sont là.
Avec le droit collaboratif, les avocats profitent de sessions de formation passionnantes sur la résolution des conflits familiaux. L'assignation en matière de divorce n'est pas la seule solution pour régler une situation douloureuse. Avant que le conflit ne s'enkyste du fait de son traitement exclusivement contentieux, il faut pouvoir trouver par la médiation les moyens de le désamorcer en faisant appel à des outils totalement différents du droit. Ce travail suppose l'intervention d'un tiers impartial, soucieux de faciliter la solution du conflit et l'adhésion des parties à celle-ci. Ce travail, dont l'efficacité est avérée, demande du temps et ne fait pas partie des moeurs judiciaires.
Les juges ordonnent peu de médiation en matière familiale, car ils veulent conserver ce contentieux pour eux, tout comme les avocats. Les pouvoirs publics peuvent jouer un rôle d'incitation très fort, qui n'est toutefois pas du ressort de la Constitution, pour permettre à la société civile de s'approprier ces conflits, qui relèvent de sa compétence, sans les exproprier dans des instances qui vont l'en déposséder. Cela me semble être un enjeu majeur.
Il s'agit de doter la société civile d'une autonomie qu'elle n'a pas dans notre histoire politique. C'est l'État qui absorbe les conflits ; c'est le droit qui les traite. La société civile ne connaît pas cette autonomie que vous évoquez dans les pays anglo-saxons. Cet arrière-plan culturel nous empêche d'aller vers la justice restauratrice. Il y a une réflexion collective à mener, y compris au plan pénal. Dans l'affaire d'Outreau, on ne peut pas se contenter de juger la culpabilité des uns et des autres ; la justice doit reconnaître la situation de souffrance des enfants pour renvoyer autre chose qu'une décision pénale.
Ce modèle de justice non judiciaire imaginé par la société civile mérite que soient soutenues les rares initiatives qui vont en ce sens. Il faut également convaincre les professionnels qu'il ne s'agit pas de les déposséder de leur compétence ou de leur savoir-faire, mais de les accompagner vers une manière de rendre la justice qui réponde mieux aux besoins de la société civile. Celle-ci, plus adulte, est capable de mobiliser elle-même ses droits plutôt que de les transférer à des intervenants qui risquent de la priver des clés de compréhension et de résolution qu'elle pourrait développer elle-même grâce à l'intervention d'un tiers facilitateur. C'est une hypothèse à laquelle il faut travailler.