Monsieur le président, chers collègues, je vous prie d'excuser M. Henri Jibrayel, empêché.
Le régime de travail des dockers est un acquis social de l'après-guerre : il date d'une loi du 6 septembre 1947. Cette loi fixe plusieurs principes dont certains sont encore en vigueur : les ouvriers dockers bénéficient d'un monopole sur les emplois de manutention ; l'État se constitue en service public de l'emploi et assure localement la délivrance des cartes professionnelles, dites « cartes G », qui se substituent aux contrats de travail individuels ; les salariés sont représentés dans les commissions de bureaux centraux de main-d'oeuvre (BCMO) de chaque port.
On distingue les dockers professionnels des dockers occasionnels, les premiers ayant une priorité d'embauche sur les seconds. Le statut des dockers les protège du caractère aléatoire de leur activité ; en contrepartie, ils devaient se présenter tous les jours et accepter le travail qui leur était proposé.
Ce statut des dockers a été profondément réformé par la loi du 9 juin 1992, qui a remplacé l'attribution des cartes G par la signature de contrats de travail ; le docker professionnel « mensualisé » sous contrat à durée indéterminée est désormais la règle générale. Les dockers titulaires d'une carte G mais non mensualisés sont dits « intermittents ». Comme il n'est plus attribué de nouvelle carte G, ce statut est de facto en voie d'extinction progressive depuis 1992. Aujourd'hui, sur les quelque 4 500 dockers professionnels, les dockers mensualisés titulaires d'un CDI sont au nombre de 4 357. On ne dénombre que 149 dockers intermittents, dont seulement 83 sont actifs.
Les textes d'application de la loi de 1992 définissent le périmètre des opérations obligatoirement réalisées par des ouvriers dockers. Il s'agit des opérations de chargement et de déchargement des navires et des bateaux soit aux postes publics, soit effectués dans des lieux à usage public situés à l'intérieur des limites du domaine public maritime et portant sur des marchandises en provenance ou à destination de la voie maritime.
Or, l'extinction de la catégorie des dockers intermittents pose problème, car elle fragilise le statut de l'ensemble des dockers. En effet, on peut lire l'article L. 5343-7 du code des transports comme soumettant le respect du principe de priorité d'emploi des dockers à la présence de dockers intermittents dans le port.
C'est ce qu'a révélé un conflit entre deux entreprises de manutention portuaire à Port-la-Nouvelle. L'une des entreprises, implantée depuis longtemps sur le site, reprochait à la seconde de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non docker pour ses travaux de manutention. La région Languedoc-Roussillon, autorité concédante du port, a estimé, par une interprétation de la loi que l'on pourrait qualifier d'osée, que l'absence d'ouvriers intermittents sur ce port pouvait remettre en question l'application de la règle de priorité d'emploi.
Or l'absence d'ouvriers intermittents est une situation fréquente : parmi les trente et un ports comportant des bureaux centraux de main-d'oeuvre, six seulement comptent des dockers intermittents relevant d'un BCMO actif.
On comprend donc à quel point cette incertitude juridique remet en cause le métier de docker, alors que l'objectif de la loi de 1992 était au contraire de le pérenniser en le modernisant. Une autre incertitude juridique contribue à fragiliser l'application du droit en vigueur : les notions de « postes publics » et de « lieux à usage public », qui servent à définir le périmètre des opérations pour lesquelles il y a une obligation de recourir à des ouvriers dockers, ne sont plus adaptées à la réalité.
Le statut des dockers, notamment la priorité d'emploi pour les tâches de manutention, concerne en premier lieu les industriels implantés en zone portuaire. La proposition de loi entre ainsi pleinement dans le champ de la commission des affaires économiques, compétente en matière d'industrie.
Le droit de l'Union européenne exige que les États membres laissent aux industriels implantés sur des terminaux qui leur sont dédiés la liberté de confier à leur propre personnel les activités de manutention réalisées pour leur compte propre. Je souhaiterais souligner que, malgré cette latitude laissée aux industriels, certains d'entre eux ont fait le choix de confier ces opérations aux entreprises employant des ouvriers dockers. C'est le cas, par exemple, d'Arcelor-Mittal, pour le déchargement des navires à Dunkerque et à Fos.
Cette question prend une importance nouvelle avec le développement de l'activité éolienne offshore sur certaines places portuaires comme Saint-Nazaire.
C'est pour toutes ces raisons que nous examinons aujourd'hui cette proposition de loi. À l'origine de ce texte, il y un dialogue social fructueux entre l'ensemble des parties prenantes.
Si le conflit de Port-la-Nouvelle a finalement trouvé une issue, il est en effet apparu nécessaire de mener une réflexion sur la modernisation des dispositions du code des transports. À la demande du secrétaire d'État chargé des transports, de la mer et de la pêche, le conseil général de l'environnement et du développement durable a proposé que Mme Martine Bonny, inspectrice générale de l'administration du développement durable, soit nommée à la tête d'un groupe de travail. Ont participé à ce groupe de travail les fédérations concernées des organisations de salariés, les organisations d'employeurs, l'organisation représentative des autorités portuaires, l'Union des ports français (UPF), les administrations centrales, et des personnalités qualifiées.
Directement issue des conclusions de ce groupe de travail, la proposition de loi reflète ce compromis : elle clarifie les différentes catégories d'ouvrier docker, ainsi que le périmètre des opérations pour lesquelles s'applique la priorité d'emploi.
Il est établi que les ouvriers dockers mensualisés sont ceux qui concluent un contrat de travail à durée indéterminée – article 3 –, contrairement aux ouvriers dockers occasionnels qui concluent un contrat de travail à durée déterminée – article 5.
La règle de priorité d'emploi est redéfinie de façon à intégrer explicitement le cas des ports où il n'y a plus d'ouvriers dockers intermittents.
L'article 6 précise que le périmètre de priorité d'emploi doit être défini par décret en Conseil d'État, en référence à l'objectif de garantie de la sécurité des personnes et des biens. Ce même article 6 traite également de la question des opérations de manutention effectuées pour le compte propre d'un industriel en bord à quai. Pour concilier le droit européen et la préservation de l'emploi des dockers sur les ports, il prévoit que les conditions dans lesquelles sont effectuées ces opérations sont fixées conformément à une charte nationale signée par les différents acteurs représentatifs. Cette solution permet de donner toute leur place aux spécificités locales, dans la mesure où les pratiques en vigueur varient fortement d'une place portuaire à l'autre.
Notre rapporteur pour avis, Henri Jibrayel, émet donc un avis très favorable à l'adoption de cette proposition de loi, qui contribue à pérenniser les spécificités du statut des ouvriers dockers. Celles-ci sont tout à fait justifiées.
En effet, l'activité de manutention obéit à des contraintes et à des exigences bien particulières. Elle se caractérise par des conditions et des rythmes de travail irréguliers, liés à la nature même de cette activité. Le traitement des navires doit s'effectuer de façon optimale et rapide, ce qui explique que les places portuaires soient des lieux généralement ouverts vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept. Les ouvriers dockers sont affectés au jour le jour, dans des délais extrêmement courts, et de façon totalement dérogatoire aux règles du repos dominical et du repos journalier.
De plus, la mondialisation des échanges maritimes et la logistique à flux tendus requièrent une très grande qualification des personnels de manutention : par la qualité de service, la recherche constante d'efficacité, d'amélioration de la performance et du rendement, les ouvriers dockers constituent un élément essentiel de la viabilité économique des entreprises de manutention et de l'attractivité des ports français. En outre, l'activité de manutention comporte des risques pour les personnes et les biens que seules des personnels qualifiés et rompus à l'usage des nouveaux outillages sont en mesure de prévenir.
L'ensemble de ces caractéristiques et impératifs justifient que soit conférée aux ouvriers dockers une priorité d'emploi pour un certain nombre d'opérations définies. C'est d'ailleurs le choix qui a été fait par la majorité de nos voisins européens – la Belgique, le Danemark, l'Allemagne, la Grèce, l'Italie, les Pays-Bas, le Portugal ou encore l'Espagne.
Dans un esprit de consensus, la présente proposition de loi réaffirme le principe de la priorité d'emploi des dockers pour les opérations de manutention et clarifie le droit de façon à garantir son application.
Je vous invite donc, mes chers collègues, à vous prononcer en faveur de cette proposition de loi.