Intervention de Audrey Linkenheld

Réunion du 9 juin 2015 à 17h00
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAudrey Linkenheld, rapporteure :

L'objet de ma communication ce soir est d'examiner la proposition de directive sur « la protection des savoir-faire et des informations commerciales non divulguées (secrets d'affaires) contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites ».

Je souhaite préciser d'emblée que la présente communication n'a pas pour objectif de raviver le débat sur le secret d'affaires qui a eu lieu au moment de l'examen en première lecture à l'Assemblée nationale du projet relatif à la croissance et à l'activité, mais bien d'examiner avec rigueur et objectivité, comme en a l'habitude la Commission des Affaires européennes, la proposition de directive relative au secret d'affaires.

J'ai entendu, en un mois et demi, dans un temps imparti court pour un sujet aussi transversal, une vingtaine d'intervenants : des avocats, des journalistes, des syndicats nationaux et européens, des représentants de la Commission européenne, des administrations et ministères français, des parlementaires européens et des experts, tant à Paris qu'à Bruxelles.

Pour mémoire, il n'existe pas de définition légale du secret d'affaires en France. Par ailleurs, les pays européens qui en donnent une définition le font de manière différente et dans des textes épars. Seule la définition des « renseignements non divulgués » figurant dans l'accord sur les Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) , annexé aux accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), offre à ce stade une base de définition commune, puisque les Etats membres et l'Union européenne en sont déjà signataires, même si celle-ci n'est pas formellement appliquée, n'ayant pas été intégrée dans le droit communautaire.

Chacun s'accorde ainsi à considérer que, contrairement aux droits de propriété intellectuelle classiques, le secret d'affaires n'ouvre pas de droits exclusifs à leur détenteur. Toute pratique conforme aux usages commerciaux honnêtes est licite, sans qu'il soit nécessaire d'acquitter une redevance au titulaire du secret d'affaires. Ses concurrents ou d'autres tiers peuvent découvrir le même secret de façon indépendante, le développer et l'utiliser librement. En revanche, son appropriation illicite pose problème et c'est sur ce point que porte la proposition de directive.

A l'heure actuelle, le secret d'affaires est en effet invoqué dans de nombreux contentieux, notamment lorsque des fournisseurs, partenaires commerciaux ou employés divulguent des informations confidentielles, telles qu'un savoir-faire particulier ou une liste de clients, à une entreprise concurrente.

L'état actuel des négociations et l'âpreté des discussions sur la proposition de directive au sein du Parlement européen témoignent de l'importance du secret d'affaires pour l'Union européenne. Toutefois, si les objectifs économiques affichés par la Commission européenne peuvent paraître fondés, les moyens envisagés pour y parvenir doivent être précisés au regard des droits fondamentaux en jeu au plan social et citoyen.

La proposition de directive sur le secret d'affaires est l'aboutissement d'un processus commencé en 2010 et balisé par diverses études effectuées à la demande de la Direction générale du Marché intérieur et des Services de la Commission européenne.

Une consultation publique a été ouverte entre le 11 décembre 2012 et le 8 mars 2013. Elle est toutefois sujette à controverse, compte tenu du faible niveau de participation (386 réponses reçues à l'échelle de l'Union européenne), de la surreprésentation des grandes entreprises industrielles et des nombreux contacts préalables que celles-ci semblent avoir eus avec la Commission . On peut en outre regretter l'absence de dialogue social européen avec les représentants des syndicats nationaux et européens et de concertation formelle avec les organisations non gouvernementales (ONG) ainsi que les journalistes, qui sont pourtant directement impactés par le texte.

La proposition de directive a été adoptée le 28 novembre 2013 et transmise au Parlement européen ainsi qu'au Conseil.

Les premières discussions au sein du Conseil se sont conclues par l'adoption d'une orientation générale lors du Conseil compétitivité du 26 mai 2014.

Plusieurs modifications significatives ont été proposées par le Conseil par rapport au texte initial. La France a obtenu plusieurs avancées sur lesquelles je reviendrai plus tard.

Au sein du Parlement européen, l'examen de la proposition de directive a été attribué à la Commission des Affaires juridiques. Le texte y fait l'objet d'un très vif débat, en marge duquel plus de trois cents amendements ont été déposés.

Lors de mon déplacement à Bruxelles, le 7 mai dernier, la Rapporteure de la Commission JURI, Mme Constance Le Grip, s'attelait à la difficile rédaction d'« amendements de compromis ». Les changements proposés par Mme Le Grip tendent pour l'essentiel à renforcer, au nom de la démocratie et du pluralisme, la protection des lanceurs d'alerte et des journalistes. Plusieurs considérants de la proposition de directive devraient être modifiés en ce sens.

Le vote en Commission JURI est prévu pour le 16 juin prochain. En fonction du résultat, la Rapporteure obtiendra ou non un mandat pour mener le trilogue avec le Conseil et la Commission européenne. En tout état de cause, le Parlement français, par la voix de la Commission des Affaires européennes, est fondé à se prononcer, au regard des questions soulevées dans le débat public national et européen, sur l'opportunité même de cette proposition de directive et au-delà de l'opportunité, sur son contenu même.

On peut partager les objectifs économiques de la proposition de directive, qui, pour favoriser l'innovation, vise à améliorer le fonctionnement du marché intérieur et à remédier à la disparité des droits nationaux en cas d'appropriation illicite d'une information considérée comme confidentielle.

D'ailleurs, le considérant 7 de la proposition de directive reprend ainsi sans surprise le principe fondateur du marché intérieur. Je le cite : « Vu les différences de protection juridique des secrets d'affaires entre États membres, ces secrets ne bénéficient pas d'un niveau de protection uniforme dans toute l'Union, ce qui entraîne une fragmentation du marché intérieur dans ce domaine et affaiblit l'effet dissuasif global de la règlementation. Le marché intérieur est concerné dans la mesure où ces différences réduisent les incitations pour les entreprises à entreprendre des activités économiques transfrontalières liées à l'innovation, notamment la coopération en matière de recherche ou de fabrication avec des partenaires ».

Dans cette perspective, la proposition de directive vise à harmoniser les législations nationales en matière de secret d'affaires. Elle propose ainsi de créer une définition commune du secret d'affaires et d'harmoniser les moyens permettant à la fois de prévenir et de sanctionner la divulgation, l'obtention et l'utilisation illicites d'informations commerciales confidentielles. Elle s'emploie également à faciliter le traitement, par les juridictions, des cas de violation du secret d'affaires, en vue notamment du retrait du marché des produits concernés par une atteinte et du versement de dommages et intérêts à la partie lésée.

Il faut rappeler que les États-Unis se sont dotés il y a longtemps déjà d'un dispositif législatif complet pour faire face aux violations du secret d'affaires et aux risques d'espionnage économique. L'Economic Espionage Act de 1996 prévoit ainsi au niveau fédéral des sanctions pénales pour la « misappropriation » de secrets d'affaires, y compris à des fins économiques.

Comme je l'ai dit, au sein de l'Union européenne en revanche, les législations nationales en matière de secret d'affaires varient grandement entre les différents Etats membres. Il y est fait référence de manière fragmentée dans différents codes ou textes juridiques.

Ainsi, les droits nationaux font appel à des instruments législatifs très divers, tels que le droit de la concurrence, le droit des contrats, principalement celui des contrats de travail, ou encore le droit pénal. Il en est de même pour la France.

Cette multiplicité des dispositions présentent des lacunes exploitables par les contrevenants : la définition du vol ne prend guère en considération les biens immatériels, le délit d'intrusion dans un système informatisé de données n'est efficace qu'en cas d'intrusion avérée et ne punit pas la captation de ces données, celui de révélation d'un secret de fabrique ne concerne que les salariés de l'entreprise, le secret professionnel ne s'applique lui aussi qu'à un nombre restreint de personnes. Bref, nombreux sont les dossiers judiciaires qui n'ont pu aboutir en raison d'un problème d'incrimination.

Surtout, la place laissée au juge dans l'interprétation de ces dispositions ne crée évidemment pas les conditions d'une réelle sécurité juridique, d'une uniformité d'application et d'une prévisibilité de la loi.

Sur le principe, je comprends l'objectif d'une telle proposition de directive, dans la mesure où l'harmonisation poursuivie peut effectivement combler certaines lacunes des droits nationaux et favoriser la coopération en matière de recherche et développement (R&D), ainsi qu'en matière d'innovation, alors que les échanges se mondialisent toujours davantage. Ces facteurs économiques s'inscrivent dans un cadre plus général d'évolution du contexte social et de changement des comportements : facilité accrue du transfert d'informations à l'ère numérique (emails, cloud computing), mobilité croissante des salariés qui les amène à travailler successivement dans différentes entreprises concurrentes…

Pourtant, il faut rappeler que l'harmonisation prévue par la proposition de directive est minimale, c'est-à-dire que les Etats membres ont certes la possibilité d'appliquer des dispositions en vigueur plus protectrices des secrets d'affaires mais aussi de ne rien changer en considérant que leur droit national est d'ores et déjà conforme aux nouvelles obligations européennes. Ensuite, l'intérêt même de l'harmonisation se trouve réduit, compte-tenu des inquiétudes majeures dont la proposition de directive est porteuse. Elle soulève en effet dans la pratique plusieurs difficultés d'application, notamment au regard de certains droits fondamentaux.

La nécessité de remédier aux imperfections d'un texte qui demeure imprécis et incomplet afin de garantir une protection effective des droits fondamentaux.

Je souhaite attirer l'attention de la Commission sur quatre points en particulier. Le premier porte sur la définition du secret d'affaires qui est source potentielle d'insécurité juridique

La proposition de directive a pour objectif d'instaurer une définition commune du secret d'affaires. Comme le reconnaissaient les représentants de la Direction générale du Marché intérieur et des Services, rencontrés à Bruxelles le 7 mai 2015, « identifier ce qu'est un secret d'affaires est en soi une tâche difficile ».

À la différence du système juridique américain, la Commission européenne n'a pas souhaité pour autant, dans sa proposition de directive, fixer les cas précis qui pourraient relever du secret d'affaires et a privilégié un cadre large, similaire à celui de l'accord sur les ADPIC.

Ainsi, la définition du secret d'affaires figurant à l'article 2 de la proposition de directive reproduit les termes de l'article 39 paragraphe 2 de l'accord sur les ADPIC . Le seul changement se résume au fait que le texte de la Commission se réfère à des « informations » secrètes et non à des « renseignements non divulgués ».

Aux termes de l'article 2 de la proposition de directive, les secrets d'affaires sont définis comme des informations qui répondent aux trois critères cumulatifs suivants :

- Premier critère : « ces informations sont secrètes en ce sens que, dans leur globalité ou dans la configuration de l'assemblage exact de leurs éléments, elles ne sont pas généralement connues de personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'informations en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles ».

Le secret doit donc s'apprécier au regard des informations que l'« homme de métier » – spécialiste du domaine d'activité concerné – est réputé connaître. Ne pourront dès lors être protégées par le secret que les informations dont même les spécialistes n'auraient pas connaissance, et non des informations générales accessibles à tous. Dans le cas contraire, si le caractère secret devait être vérifié par rapport aux connaissances d'un individu lambda, le nombre d'informations protégées par le secret d'affaires serait extrêmement large

- Deuxième critère : « Elles ont une valeur commerciale parce qu'elles sont secrètes » ;

- Troisième critère : « elles ont fait l'objet, de la part de la personne qui en a licitement le contrôle, de dispositions raisonnables, compte tenu des circonstances, destinées à les garder secrètes ».

Dans le cadre des discussions préliminaires sur la proposition de directive au sein du Conseil, la France a souhaité préciser la définition du secret d'affaires. En s'inspirant de l'avis no 384.892 rendu le 31 mars 2011 par le Conseil d'État sur la proposition de loi dite « Carayon » , elle a ainsi proposé l'ajout d'un élément objectif pour préciser la notion de « valeur commerciale » et circonscrire le texte aux informations qui sont, en elles-mêmes, dignes de protection.

Désormais, le considérant 8 du texte d'orientation générale issu du Conseil du 26 mai 2014 ( 20130402) précise que des « informations ou savoir-faire ont une valeur commerciale, effective ou potentielle et que ces informations ont une valeur commerciale, en particulier dans la mesure où leur obtention, utilisation ou divulgation illicite est susceptible de porter préjudice aux intérêts de la personne qui en a licitement le contrôle en ce qu'elle nuit à son potentiel scientifique et technique, à ses intérêts économiques ou financiers, à ses positions stratégiques ou à sa capacité à faire face à la concurrence ». Une telle précision était indispensable pour préserver la liberté d'information et d'expression ainsi que pour circonscrire le secret aux seuls intérêts économiques privés sans qu'ils puissent heurter l'intérêt général ou public.

Pour que la proposition de directive puisse produire tous ses effets, et pour rassurer la société civile, je pense préférable que la modification ajoutée dans le considérant 8 du texte du Conseil soit directement intégrée à la définition du secret d'affaires dans l'article 2 de la proposition de directive.

J'estime que la définition du secret d'affaires doit être la plus précise possible afin de limiter la marge d'interprétation dont disposera la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Cela est d'autant plus important que le secret d'affaires a vocation à s'appliquer dans les vingt-huit Etats membres et que certains pays sont dans les faits moins protecteurs des libertés que d'autres.

Le deuxième point porte sur le régime des exonérations.

La proposition de directive présente plusieurs exonérations, cas dans lesquels l'obtention, l'utilisation et la divulgation d'un secret d'affaires sont en toute situation considérées comme licites. Aucune mesure, procédure ou réparation ne peut alors être entreprise sur le fondement de la directive.

L'article 4, paragraphe 1, indique les cas dans lesquels l'obtention d'un secret d'affaires est considérée comme licite :

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