Intervention de Pierre Lellouche

Séance en hémicycle du 24 juin 2015 à 15h00
Accord france-États-unis sur l'indemnisation de certaines victimes de la shoah — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

Ce texte, en vérité, vise, sur deux plans difficilement conciliables, deux objectifs.

Le premier est d’ordre moral : il vise à indemniser des ayants droit – aujourd’hui de nationalité américaine et parfois israélienne, résidant aux États-Unis – de personnes déportées de France pendant l’Occupation dans les trains de la mort, ceux de la SNCF, à l’époque sous contrôle de l’occupant nazi.

Ces personnes sont aujourd’hui très âgées. Que la République française veuille leur rendre en quelque sorte justice, dans la droite ligne du discours de Jacques Chirac au Vel d’Hiv en 1995, en réparation de la « faute morale » qu’il avait évoquée à l’époque, voilà qui fait aujourd’hui consensus sur tous les bancs.

Au demeurant, à la suite de ce discours, dans lequel le Président Jacques Chirac avait admis « la dette imprescriptible de la France à l’égard des 76 000 juifs déportés de France, de la reconnaissance des fautes du passé et des fautes commises par l’État », cette indemnisation avait été élargie, par le décret no 2000-657 du 13 juillet 2000, aux orphelins dont les parents ont été victimes de persécutions antisémites. Elle prend la forme, au choix du demandeur, d’un capital ou d’une rente de 540 euros par mois.

Sur le principe de l’indemnisation, donc, sur l’élargissement de celle-ci à des ressortissants d’un autre État, en un mot sur cet objectif moral, il n’y a et il ne peut pas y avoir de désaccord entre nous : je le dis clairement.

Mais tel n’était pas l’unique l’objet de l’accord, que vous avez voulu, de votre propre aveu, négocier et signer avec les États-Unis. Je dirais même que cet objectif-là, qui était la réparation d’une faute morale, n’était que le sommet de l’iceberg, ou, pour ainsi dire, la façade, à peine crédible d’ailleurs, d’un tout autre objectif, de nature économique celui-ci, qui consistait, pour le gouvernement français, à tenter de faire cesser la stratégie de harcèlement à la fois politique et juridique mise en place aux États-Unis depuis 2000 contre la Caisse des dépôts et la SNCF, et ce de façon permanente.

Le texte de l’accord est, de ce point de vue, presque touchant dans sa description franche, voire crue, de l’objectif qui est visé. En signant cet accord, le gouvernement français cherche – cela figure en toutes lettres – à acheter ce que vous appelez vous-même une « paix juridique durable » avec les États-Unis, en échange du versement au gouvernement américain d’une somme de 60 millions de dollars « pour solde de tous comptes ». Ces termes figurent également en toutes lettres dans l’exposé des motifs et dans les propos de notre rapporteur.

C’est ainsi qu’aux termes de l’accord, le gouvernement américain répartira la somme versée par la France « unilatéralement et discrétionnairement » aux victimes qui se seront fait connaître, « la France n’ayant aucun droit en ce qui concerne cette répartition ». En échange de quoi, le même gouvernement américain, « conformément à son système constitutionnel, entreprendra toutes les actions nécessaires pour atteindre une paix juridique durable au niveau fédéral, à celui des États, et à celui des autorités locales ».

Il est également prévu qu’avant tout versement des sommes envisagées, le citoyen américain bénéficiaire éligible s’obligera à signer un document comportant une renonciation à tous ses droits à faire valoir des demandes d’indemnisation ou d’autres demandes de réparation à l’encontre de la France.

Voilà donc comment s’organise le deuxième objectif – commercial celui-ci – « pour solde de tous comptes ». Tout le problème, monsieur le secrétaire d’État, tient à ce que ces deux objectifs, l’un moral, l’autre de nature commerciale, voire mercantile, sont difficilement conciliables. Et c’est de ce vice fondamental dans la construction même de l’accord que découle toute une série de problèmes qui demeurent grands ouverts à l’heure où nous parlons.

Prenons d’abord le problème moral.

S’il ne s’agissait que de rendre justice à quelques centaines de survivants de la Shoah résidant aux États-Unis ou aujourd’hui citoyens américains, il aurait été beaucoup plus sage et beaucoup plus simple, comme je l’ai proposé, et l’idée a été reprise par M. Asensi, d’élargir à leur profit le décret précité de 2000, qui prévoit l’indemnisation des déportés et de leurs ayants droit. Dans ce cas, les personnes concernées auraient pu simplement faire valoir leurs droits en s’adressant aux services consulaires français situés sur le territoire américain.

Si cette formule n’a pas été retenue par M. Fabius et si vous avez voulu négocier et signer un mauvais accord, c’est que vous craigniez que l’indemnisation morale n’éteigne pas les poursuites, voire les offensives législatives lancées périodiquement contre la SNCF devant les tribunaux ou les différentes assemblées législatives des États fédérés, voire du Congrès américain.

Ce que vous avez voulu essayer d’acheter, je le répète, de votre propre aveu, et à la demande, semble-t-il, pressante de la direction de la SNCF, c’est l’engagement du Gouvernement américain de bloquer le harcèlement juridique et législatif dont ont pu faire l’objet nos entités juridiques sur le territoire américain.

Sur le principe, la promotion, voire la défense des intérêts de la SNCF aux États-Unis, le soutien de son développement éventuel à l’avenir – je pense notamment au projet de vente de trains à grande vitesse dans certains États fédérés, sujet sur lequel j’ai eu moi-même à travailler lorsque j’étais en charge du commerce extérieur –, nous ne pourrons bien sûr que nous retrouver, mais fallait-il pour autant, et c’est la question clé, payer un tel objectif au prix fort, au prix de ce qui revient à une forme d’abaissement national ?

Comme M. Fabius l’a lui-même rappelé dans la lettre qu’il m’a adressée le 3 juin dernier, c’est la France qui a pris l’initiative de cet accord, en acceptant donc de capituler pour prévenir toute menace des avocats ou de certains législateurs américains, dont d’éminents collègues de M. Fabius comme Hillary Clinton ou son homologue actuel, John Kerry.

En essayant d’acheter cette « paix juridique durable » et en inscrivant même cette notion dans le texte de l’accord, vous avez en réalité fait deux choses. Vous avez d’abord implicitement accepté l’idée que nous étions en guerre économique avec les États-Unis et qu’ayant perdu cette guerre, vous entendiez essayer d’acheter la paix.

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