Intervention de Pierre Lellouche

Séance en hémicycle du 24 juin 2015 à 15h00
Accord france-États-unis sur l'indemnisation de certaines victimes de la shoah — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche :

En acceptant une transaction aussi peu digne, aurez-vous au moins atteint l’objectif de sécuriser les activités de la SNCF aux États-Unis, puisque c’est ce que vous recherchez ? C’est du moins ce que vous prétendez à longueur d’argumentaires distribués ces dernières semaines aux parlementaires, mais est-ce pour autant la réalité ?

De nombreuses procédures judiciaires ont en effet été intentées devant plusieurs juridictions américaines, notamment contre la SNCF et la Caisse des dépôts depuis l’an 2000, pour complicité de crimes contre l’humanité. De même, depuis 2005, différentes propositions de loi ont été déposées par les membres du Sénat et de la Chambre des représentants en vue de retirer le bénéfice de l’immunité de juridiction des États à la SNCF. Aucune de ces procédures n’a cependant abouti, et c’est à juste titre que le président de la SNCF de l’époque, M. Louis Gallois, avait fait valoir devant les juridictions américaines qu’aux termes de l’accord d’armistice signé en 1940, la SNCF s’était en fait placée sous le contrôle total de l’occupant nazi.

Après la ratification de cet accord, ces procédures vont-elles pour autant s’interrompre ? La réponse est naturellement non, tout simplement parce que les institutions américaines, dûment mentionnées dans l’accord, sont fondées sur le principe de la séparation des pouvoirs, si bien qu’en aucun cas, l’exécutif américain ne pourra empêcher un citoyen américain de continuer d’ester en justice et de poursuivre la SNCF devant les tribunaux. Libre alors au juge, lui-même indépendant, d’accorder ou non réparation. Au demeurant, je crois savoir que des procédures sont en cours, et les cabinets américains spécialisés n’ont été nullement dissuadés par l’accord dont nous parlons aujourd’hui.

Reste l’aspect législatif.

Toujours dans le respect de la séparation des pouvoirs et des institutions américaines, ce qui est là encore rappelé dans l’accord, l’exécutif américain s’engage à essayer de bloquer les initiatives parlementaires qui pourraient être engagées à différents niveaux. Des procédures en ce sens existent aux États-Unis et il est probable, mais nullement absolument garanti, que l’exécutif recoure à de telles actions, y compris le droit de veto du Président américain, pour bloquer des initiatives parlementaires hostiles à la France.

Cela dit, je le répète, d’autres moyens existaient pour contrer ce type de démarches, qui relèvent d’ailleurs directement des attributions du ministre français des affaires étrangères. On imagine mal en effet que le Congrès des États-Unis vote une loi condamnant la SNCF pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité, ou encore lève son immunité, sans que cela ne fasse débat aux États-Unis et que la France, qui est un grand pays, fier, allié des États-Unis depuis la naissance de ce pays, ne réagisse fortement contre de telles manoeuvres.

Soit, vous avez choisi cette forme de paix. Tant pis pour la France, mais vous comprendrez, monsieur le secrétaire d’État, que nous ne puissions pas accepter ce genre de transaction sur l’essentiel, et ce d’autant plus, et j’en viens à la rédaction initiale du texte, que l’accord comportait en toutes lettres l’expression « Gouvernement de Vichy », reconnu à l’époque par les États-Unis, dont la République française réparerait en quelque sorte aujourd’hui les dramatiques erreurs d’il y a soixante-dix ans.

Dans son discours du Vel d’Hiv de 1995, le Président Chirac, tout en admettant les erreurs commises, les fautes, la faute collective, avait cependant insisté pour dire qu’il y avait parallèlement la France, une certaine idée de la France, droite, généreuse, fidèle à ses traditions, à son génie. Cette France-là n’a jamais été à Vichy, ajoutait-il. Autrement dit, le principe de l’indemnisation des victimes de la Shoah, sur lequel nous sommes tous d’accord, ne devrait pas remettre en cause le principe fondamental de notre récit national, auquel nous sommes tous attachés, selon lequel il n’y a aucune continuité entre le régime criminel de Vichy et la République française.

Or quelle fut ma consternation, partagée par l’ensemble des collègues de la commission, de découvrir que ce point capital était piétiné, battu en brèche dès le premier article de ce traité conclu avec les États-Unis, qui dispose dans son alinéa 1 que le terme « France » désigne la République Française, le Gouvernement de la République Française, toute agence ou entité publique actuelle ou passée du Gouvernement français, l’alinéa 3 prévoyant que les termes « déportation liée à la Shoah » désignent « le transfert d’un individu depuis la France vers une destination située hors de France dans le cadre des persécutions antisémites exercées par les autorités allemandes d’occupation ou par le Gouvernement de Vichy pendant la Seconde Guerre mondiale ». Voilà qui établit expressément l’idée que le Gouvernement de la République française est le continuateur du « Gouvernement de Vichy » et qu’à ce titre, il s’engage, en droit international, à assumer les réparations dues au titre des exactions commises il y a soixante-dix ans.

Ainsi rédigé, ce texte ne fait rien d’autre que de placer la République française au même niveau que la République fédérale allemande, continuatrice du IIIe Reich, qui, à ce titre, doit des réparations de guerre en tant qu’État vaincu. Cet amalgame est proprement insupportable, inacceptable. À tout le moins, il aurait fallu que cet article 1er exprime de façon claire que le principe d’indemnisation des victimes de la Shoah et de leurs descendants, y compris de nationalité américaine, n’implique en aucune manière que la France soit désignée soit par la République, soit par le gouvernement de Vichy, mais qu’au contraire, la République française n’a rien à voir avec l’État de fait de Vichy.

Dans un premier temps, que ce soit dans la lettre que M. Fabius m’a adressée le 3 juin ou dans l’argumentaire qui a été distribué à tous les commissaires de la commission des affaires étrangères, vous avez tenté de nier l’existence même de ce problème, que vous reconnaissez aujourd’hui. Vous prétendiez même que le terme « Gouvernement de Vichy » ne soulevait que des éléments de contexte historique, sans répondre à la confusion inscrite dans l’article 1er de l’accord, notamment son alinéa 3.

À l’appui de votre thèse, vous alliez même jusqu’à citer des arrêts du Conseil d’État, lesquels confortent en fait mes critiques contre la rédaction de cet accord. En effet, le Conseil d’État a constaté clairement la nullité et l’illégalité manifeste des actes pris par l’« autorité de fait se disant Gouvernement de Vichy ». Que la République répare les fautes de ce Gouvernement est une chose, qu’elle semble en assumer la continuité est en une autre, car, dans ce cas, au lieu d’être à la table des vainqueurs en 1945, nous aurions été les continuateurs du régime collaborationniste. Disons-le clairement, la rédaction initiale de l’accord était une insulte au général de Gaulle et au gouvernement provisoire de la République.

Au final, devant l’opposition résolue des parlementaires, y compris dans les rangs de la majorité, vous avez dû vous résoudre à revoir votre copie et, vous abritant derrière l’obscur article 79 de la Convention de Vienne sur le droit des traités,…

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