Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le président de la commission du développement durable, monsieur le rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, afin de saisir les raisons qui nous amènent aujourd’hui à légiférer sur le statut des dockers, il est important de s’arrêter sur l’évolution de ce métier. Les dockers, même s’ils sont moins nombreux qu’au siècle dernier et même si leur profession a perdu de sa spécificité, restent néanmoins des figures emblématiques de nos ports. Sur le port du Havre, qui fait partie de ma circonscription, ils sont encore des acteurs incontournables. Pourtant, ils n’ont que très peu de points communs avec leurs ancêtres du XXe siècle, et encore moins avec ceux de la première moitié de ce siècle.
Permettez-moi de citer un écrivain havrais, Philippe Huet, qui décrit une catégorie de dockers, les ouvriers charbonniers, dans son livre du début du XXe siècle, Les quais de la colère : « À côté des grandes familles de négociants havrais, et notamment des maîtres charbonniers qui connaissent une prospérité sans précédent, […] il y a, à l’autre bout de la chaîne, loin des privilèges, des capitaux et des places boursières, les débardeurs de l’or noir qui vivent un véritable enfer. Rongés par la tuberculose, minés par l’alcool, enfermés dans un ghetto de misère, les ouvriers charbonniers sont la lie du port. »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la loi du 6 septembre 1947 prend acte de la particularité du métier de docker. Difficile, dangereuse et précaire, cette profession est en effet soumise à la fois aux aléas de la navigation, aux conditions météorologiques et aux besoins économiques. Cette loi, en créant un statut protecteur dérogatoire au droit social commun, a constitué un important progrès social pour les dockers en les protégeant des risques élevés de pauvreté. Ainsi, elle a doté l’intermittence, inhérente au métier, d’un statut qui assure une régularité au salaire par l’indemnisation des périodes de chômage. Elle dissocie intermittence et précarité sur les ports.
L’essor de la conteneurisation dans les années 60, démultipliée dans les années 80, et la libéralisation du marché entraînent de profonds bouleversements dans l’organisation de la manutention, notamment avec l’apparition de la manutention verticale. Ces bouleversements du marché et des techniques impactent directement le régime de travail des dockers. L’arrivée du conteneur dans les ports et les autres nouvelles techniques permettent d’accomplir, avec un nombre bien plus restreint de dockers, des tâches qui nécessitaient auparavant des équipes plus nombreuses. Un déséquilibre croissant apparaît alors entre le volume de travail et les effectifs nécessaires, créant des périodes d’inemploi plus longues et plus fréquentes, ce qui fragilise inéluctablement la situation des dockers et de leurs familles.
Face à cette évolution, la réforme de 1992 du ministre Le Drian vise à supprimer le statut de l’intermittence. Autrefois agents des ports, les dockers deviennent salariés des entreprises de manutention, liés à celles-ci par un CDI.
La réforme de 2008, qui crée le statut de « grand port maritime », unifie la manutention horizontale et la manutention verticale en rassemblant au sein des entreprises de manutention portuaire l’ensemble des moyens humains et matériels de la manutention. Avant cette loi, il y avait d’un côté les entreprises privées, propriétaires des engins de manutention horizontale et qui employaient des ouvriers dockers, et, de l’autre, les ports autonomes maritimes, qui restaient propriétaires des engins de manutention verticale et employaient grutiers et portiqueurs. À la fois révolution économique et juridique, cette loi achève le travail de banalisation de la manutention portuaire entrepris par la loi de 1992, et acte la volonté de mettre fin à la spécificité et à l’originalité du statut de docker. La disparition progressive du statut d’intermittents – il n’en reste qu’aujourd’hui que 149, dont quatre-vingt-trois réellement actifs –, voulue par le législateur de 1992 pour rendre le métier de docker moins précaire, fragilise aujourd’hui le statut même de l’ensemble de la profession.
C’est pourquoi le groupe socialiste, républicain et citoyen a déposé la proposition de loi que nous examinons ce soir. Elle vise à consolider et à clarifier l’organisation de la manutention dans les ports maritimes. Elle est nécessaire si nous voulons y maintenir le métier de docker. Cela a été rappelé, c’est un conflit local entre deux entreprises de manutention portuaire à Port-la-Nouvelle, durant l’été 2013, qui a révélé une ambiguïté dans la rédaction du livre V du code des transports : une des entreprises, implantée depuis longtemps sur le site, reprochait à une seconde de lui faire une concurrence déloyale en employant du personnel non-docker pour des travaux de manutention, et la région Languedoc-Roussillon, autorité concédante du port, a alors estimé, à la lecture du code des transports, que l’absence d’ouvrier docker intermittent sur ledit port pouvait remettre en question la règle de priorité à l’emploi.
Dans ce contexte, et afin de trouver une issue favorable pour l’avenir de la profession, le ministre de l’époque, Frédéric Cuvillier, a confié à Martine Bonny, inspectrice générale de l’administration de l’écologie et du développement durable, la mission de piloter un groupe de travail pour clarifier le droit existant. Durant six mois, de nombreux professionnels du secteur ont été entendus. Directement issues des conclusions de ce groupe de travail, les dispositions inscrites dans la proposition de loi marquent l’aboutissement d’un long travail de concertation et de négociation entre les participants, avec au final un consensus entre les parties. Elles respectent également les principes posés par la Commission européenne, qui admet une priorité d’emploi des ouvriers dockers dans un champ d’intervention et un périmètre bien délimité et non extensif.
Ce texte est la preuve qu’il est possible de réformer, dans notre société, grâce au dialogue et à l’écoute. À ce titre, je veux saluer le volontarisme des acteurs portuaires dans leur ensemble, des ouvriers dockers en particulier, qui, contrairement à ce que disait l’ancien Président Sarkozy, ne ruinent pas les ports français mais les font vivre avec d’autres.