Intervention de Benoît Thieulin

Réunion du 17 juin 2015 à 18h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Benoît Thieulin, président du Conseil national du numérique, CNNum et directeur de la Netscouade :

Je suis très heureux de vous réserver la primeur de nos réflexions et de nos recommandations : nous ne sommes pas trop d'alliés à défendre et à penser le numérique, de manière à pouvoir en tirer des stratégies et des politiques publiques.

Revenons sur la genèse de cette concertation. En janvier prochain, nous serons arrivés à la fin de notre mandat de trois ans au CNNum, au cours duquel nous avons produit une quinzaine d'avis et de rapports. Nous avons pour but de couvrir la vaste étendue du champ du numérique et d'être le lobby de ceux qui n'en ont pas : nous voulons représenter ceux qui n'arpentent pas nécessairement les lieux de concertations. Si les décideurs publics n'ont pas attendu la démocratie participative pour pratiquer la concertation, ils ont néanmoins tendance à toujours consulter les mêmes personnes. Le CNNum veut représenter les innovateurs sociaux, les créateurs d'entreprises et autres fonds d'investissement qui ne sont pas forcément connectés aux décideurs publics et qui, du coup, défendent souvent mal leurs intérêts.

Nous avons été saisis par différents ministres sur la santé, l'éducation ou le travail, dans un contexte un peu particulier : il y a trois ans, quasiment aucun patron du CAC 40 ne citait Google comme son concurrent principal ; ils sont désormais une bonne moitié à le faire. Au cours des trois dernières années, s'est produit un changement sans précédent : tout le monde, notamment après l'affaire Snowden, se sent concerné par la grande transformation numérique qui attend nos sociétés et nos économies, sur fond de transition écologique.

Nous avons constaté que l'accumulation de ces saisines, qui découpent le sujet numérique par appartement, posait d'autant plus problème que les décisions contournaient parfois nos avis. Nous avons usé de notre pouvoir d'auto-saisine pour donner notre avis au Gouvernement, même lorsque celui-ci ne nous le demandait pas. Sur les questions de sécurité, nous avons assez systématiquement tenu les mêmes positions et donné des avis défavorables, sans avoir rencontré beaucoup plus de succès que vous.

Nous sommes alors allés voir le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, pour lui expliquer que le numérique devait devenir un sujet interministériel et faire l'objet d'une réflexion globale fondée sur la concertation. Une telle réflexion stratégique pourrait ensuite irriguer les politiques publiques au travers d'une loi sur le numérique qui en intégrerait les grands principes, mais aussi en exerçant une influence sur d'autres textes, je pense en particulier à la loi sur la santé. Jean-Marc Ayrault avait approuvé l'idée tout en restreignant un peu le champ que nous avions défini ; Manuel Valls l'a un peu élargi et nous a confié la mission d'organiser cette concertation.

La loi sur la confiance dans l'économie numérique (LCEN), dont vous étiez le rapporteur, M. Dionis du Séjour, a construit un socle juridique important pour le développement de l'économie et de la société numériques. C'est une grande loi mais elle a plus de dix ans. À l'époque, on ne parlait ni de smartphones, ni de mégadonnées (big data), ni d'objets connectés, ni de très haut débit, ni de réseaux sociaux, et l'affaire Snowden n'avait pas eu lieu. Autant vous dire qu'au cours des dix dernières années, nous avons vécu plusieurs boulversements dans la révolution numérique. Forts de ce constat, nous pensons que le temps est venu de faire entrer dans le droit positif français et européen certains grands principes qui, de nouveau, construiront le socle d'une économie et d'une société numériques.

Quelle méthodologie avons-nous utilisé ? Nous avons mené une concertation car, pour réformer ce pays, il faut s'appuyer davantage sur les forces émergentes de la société. Cette concertation – 5 000 contributeurs et 17 000 contributions – n'a pas atteint le grand public mais elle a permis à l'écosystème de se mobiliser. Nous avons été aidés par le Gouvernement : le fait d'avoir eu à émettre une succession d'avis défavorables a au moins eu le mérite d'asseoir notre légitimité. L'écosystème a compris que nous voulions défendre les intérêts de la communauté du numérique, quitte à marquer notre désaccord avec les pouvoirs publics.

Nous avons essayé d'être le poil à gratter du Gouvernement, comme nous l'avait demandé Fleur Pellerin lors de mon installation à la présidence du CNNum. Nous n'avons pas toujours réussi à le faire bouger mais nous pouvons être fiers d'avoir empêché la mise en place d'une fiscalité un peu aventurière et d'avoir provoqué une profonde modification du plan éducation et numérique qui se préparait. Dans ce plan, reporté de plusieurs mois, la réflexion sur le contenu de l'enseignement – les humanités numériques et notamment l'apprentissage du code – a précédé les questions d'équipement qui n'en sont que l'aboutissement.

Au terme des consultations que nous avons menées, que recommandons-nous ? Avant de laisser la parole aux animateurs qui ont travaillé sur les quatre chapitres de ce rapport intitulé Ambition Numérique, je voudrais insister sur les principes qu'une grande loi sur le numérique devrait selon nous intégrer dans le droit positif : la neutralité d'internet, principe d'égalité appliqué aux couches basses du réseau ; la loyauté des plateformes, ces sociétés appelées over the top (OTT), c'est-à-dire les Google, Facebook, Amazon et autres.

Ces grands principes sont assortis d'une recommandation forte : ne pas s'en tenir à une volonté de régulation – un terme dont je me méfie car il véhicule énormément de malentendus – mais créer une agence de notation et d'évaluation des plateformes. Dans une économie fondée sur la réputation, celle des grandes plateformes devient un enjeu capital pour elles. Il y a deux ans, au moment où a été lancée la procédure de test de marché sur Google, nous avons rencontré des moteurs de recherche verticaux qui étaient confrontés à un déréférencement important. Nous leur avons demandé d'essayer d'objectiver l'impact de ce déréférencement. Si l'effet d'un déréférencement peut être visible sur telle ou telle société lorsqu'il se traduit par un effondrement du chiffre d'affaires, il est plus difficile d'établir qu'un secteur entier est discriminé : il faudrait pour cela que de nombreux ingénieurs analysent les algorithmes.

Il y a quelques années, j'avais participé à une discussion dans une école d'ingénieurs. Les élèves me disaient avoir un problème avec les interfaces de programmation (application programming interface – API) de certaines plateformes : elles sont instables et elles ont, d'une certaine façon, droit de vie et de mort sur les entreprises qui en dépendent par leur modèle d'affaires et leur environnement technologique. À quand une agence qui mesurerait la stabilité, la bonne structuration, la loyauté de ces API ? De même, comment évaluer le fait qu'une application soit mise en avant plutôt qu'une autre dans un magasin d'applications ? Ce sont des questions d'ergonomie.

Malgré tout le respect que je peux avoir pour la Commission européenne et les juges de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE), je pense qu'ils ne sont pas en mesure d'objectiver ce débat. Pour effectuer de telles analyses, il faut pouvoir mobiliser des ingénieurs et des ergonomes. Actuellement, c'est l'impensé, l'angle mort de cette économie de plateformes. Nous pensons qu'il faut, d'une part, faire entrer le principe de loyauté dans le droit, et, d'autre part, que des agences de notation et d'évaluation doivent objectiver cet angle mort.

Notre analyse vaut autant pour l'Europe que pour la France. Au sein du Gouvernement, nombre de nos recommandations suscitent un débat : doivent-elles être intégrées dans le droit positif français ou européen ? Nous devons avoir une vision pragmatique du principe de subsidiarité qui n'est actuellement perçu que sous l'angle de la hiérarchie des normes. L'adoption d'une loi prend un an et demi tandis que celle d'une directive demande cinq ans – autant dire une éternité à l'échelle de l'innovation dans le monde numérique. Je pense qu'il faut avoir une vision du principe de subsidiarité dans le temps. Pour ma part, je plaide pour l'inscription rapide de ces principes dans le droit national afin que celui-ci puisse gérer la transition, c'est-à-dire le temps pendant lequel le droit européen peut être muet.

À cet égard, lors d'une récente réunion à Bruxelles, un parlementaire européen m'a signalé que les Allemands ont adopté une loi sur le transport transfrontalier dont ils savent pertinemment qu'elle contrevient au droit européen, afin de provoquer un débat au Conseil européen. Sur les sujets numériques plus encore que sur les autres, on a besoin de provoquer de grands débats et l'opacité ne sert pas la démocratie. Or la négociation sur les grands sujets numériques se déroule à huis clos au sein d'un trilogue, c'est-à-dire entre des représentants du Parlement, des États et de la Commission européenne. La grande loi Lemaire, qui devrait inscrire ces principes dans notre droit, peut nous permettre de susciter la discussion au niveau européen.

D'apparence technique pour le grand public, ces questions sont en réalité éminemment politiques. Nous vivons un moment un peu particulier où le numérique doit se cliver, se politiser au bon sens du terme. Plusieurs évolutions de la société et de l'économie numérique sont possibles, et nos recommandations favorisent un modèle contre d'autres. Il faut en débattre car il n'y a pas de déterminisme technologique. À vous, mesdames et messieurs les députés, de décider dans quelle société, dans quelle économie numérique nous voulons vivre. Ce ne sont pas des innovations tombées du ciel qui doivent le déterminer ; nous devons reprendre la main.

Venons-en aux questions stratégiques. Il y a deux ans, Nicole Bricq, alors ministre du commerce extérieur, avait demandé au CNNum de travailler sur la négociation du traité de libre-échange transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TTIP). Nous avons émis des réserves non pas sur le principe – nous ne sommes pas opposés à l'harmonisation des normes – mais sur le déroulement des négociations.

Avec des juristes, nous avons analysé les accords signés précédemment – notamment en 1995 dans le cadre de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) – pour en évaluer l'impact en matière de localisation des données sur des serveurs européens. À voir la manière dont le Safe Harbor, ou modèle de clauses contractuelles types, a été négocié en 2000 par l'Europe, nous sommes en droit de nous interroger sur l'asymétrie de stratégie entre l'Europe et les États-Unis. Grâce au Safe Harbor, une entreprise américaine peut s'implanter en Europe dans un cadre réglementaire plus simplifié que celui qui s'appliquera à une entreprise allemande désireuse de s'installer en France. Quel paradoxe ! Comment avons-nous pu signer un tel traité ?

Des chercheurs ont travaillé sur ces sujets. Au tournant des années 1990, après la chute du mur de Berlin, les Américains se sont demandé ce qui constituerait les attributs de leur prééminence au XXIe siècle. Ils ont fait travailler le complexe militaro-industriel, des chercheurs, des universitaires, des laboratoires d'idées (thinks tanks), des entrepreneurs et des économistes pendant plusieurs années. Conclusion : si les infrastructures ont fait la puissance des États au XXe siècle, ce sont les « infostructures » qui seront déterminantes au XXIe siècle. Les Américains ont donc déroulé toutes leurs politiques publiques dans le même sens : libéralisation du GPS (global positioning system) en 1995 ; loi sur les autoroutes de l'information ; loi sur la défiscalisation des entreprises du numérique ; création de fonds qui ont investi dans des milliers d'entreprises dont Google et Facebook, etc. Nous pourrions continuer à égrener les lois favorables au développement de l'innovation sur ces sujets stratégiques.

Nous lançons un appel au Gouvernement français, aux gouvernements européens et à la Commission européenne, car les enjeux numériques sont devenus absolument majeurs pour l'avenir de nos sociétés, de nos économies et de nos enfants. Nous déplorons l'insuffisance d'une réflexion stratégique qui permettrait de coordonner toutes les politiques publiques et qui permettrait aux négociateurs européens d'arriver enfin à la table des négociations avec autre chose qu'une accumulation d'intérêts particuliers d'États membres – liés à des compromis et à des rapports de force du présent – alors que l'intérêt général devrait prévaloir. L'Europe doit avoir une vision stratégique, différente de la révolution numérique californienne, et la développer au moyen de politiques publiques idoines. Au fond, nos soixante-dix recommandations essaient modestement de construire cette vision stratégique pour le Gouvernement français comme pour l'Europe.

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