Intervention de Daniel Kaplan

Réunion du 17 juin 2015 à 18h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Daniel Kaplan, membre du CNNUM et cofondateur et délégué général de la Fondation pour l'internet nouvelle génération, FING :

Notre partie, qui s'intitule « La société face à la transformation numérique », comporte sept chapitres : les communs, l'économie collaborative, l'inclusion, le travail et la solidarité, l'éducation, la santé, la justice.

À l'issue de la concertation, nous recommandons d'aller jusqu'au bout de l'expression du droit positif et même vers un droit offensif : pour protéger, il faut parfois ouvrir de nouvelles possibilités.

Nous partons du constat que le numérique crée de la croissance et de l'innovation. Comment pourrait-il contribuer à l'émergence d'une société plus juste, plus égalitaire et plus durable ? Guidé par ce questionnement, notre travail peut se résumer en quatre grands principes.

Le premier tourne autour du développement du pouvoir d'agir. Nous nous sommes intéressés à la capacité des gens à faire des choses, y compris à accéder à leurs droits. Sur la justice, nous sommes un peu méchants. Nous considérons que l'un des problèmes de notre pays est que le fonctionnement de la justice n'ait guère changé depuis le XIXe siècle, ce qui est anormal et même intolérable. La justice n'a visiblement pas été considérée comme une priorité et elle est devenue un problème. Les professionnels de la justice doivent s'interroger car il ne s'agit pas seulement d'un manque de financement.

La capacitation inclut la thématique de l'autodétermination informationnelle. Nous avons essayé de l'appliquer, par exemple, au domaine de la santé. De quelle manière l'information peut-elle mettre des individus dans une situation différente vis-à-vis de leur santé, des professionnels de ce secteur, de la prévention, du fait d'avoir à vivre avec une maladie chronique ? La prévention ne se résume pas à l'application de règles et de recommandations issues de mégadonnées totalement mystérieuses pour le commun des mortels. Il va falloir explorer ce champ de la santé, mais pas systématiquement d'un point de vue juridique. Nous n'avons pas établi un partage clair entre ce qui relève du droit, de l'innovation, de l'expérimentation, de la gestion d'équilibres de pouvoir, etc.

Comme nous avons été chargés d'une mission par le ministre du travail, nous n'avons pas développé ce que la capacitation peut impliquer dans ce domaine, à un moment où les itinéraires professionnels vont devenir de plus en plus hachés et complexes : mobilité professionnelle, portabilité des droits à la formation tout au long de la vie, etc. À l'heure actuelle, les contrats à durée indéterminée (CDI) ne représentent qu'environ 10 % des créations d'emplois, et la durée moyenne d'un CDI n'est pas nettement supérieure à celle d'une accumulation de contrats à durée déterminée (CDD). Autant dire que les carrières vont vraiment changer… La manière d'activer ses droits, ses possibilités, sa mobilité professionnelle – et pas seulement de la subir – devient quelque chose de tout à fait essentiel.

Dans le chapitre sur l'économie collaborative, nous cherchons à déterminer quand elle se résume à un simple détricotage de droits. Dans certains cas, on y trouve à la fois de la vraie subordination, peu de droits, d'empowerment et de sécurité. Il va falloir s'en préoccuper : la volonté d'être offensif n'empêche pas de se montrer parfois défensif.

Deuxième grand principe : refaire société par les communs dont internet fait partie. Il y est question du développement et de la protection d'espaces de ressources partagées matérielles ou immatérielles, non appropriables, et dont la caractéristique est d'être produites et gérées en commun. Outre internet, on peut y inclure l'environnement, toute une série de champs de la connaissance, certaines ressources des territoires, ou d'autres formes d'infostructures ou d'infrastructures.

Le trio institutions-entreprises-individus est trop pauvre pour résoudre tous les grands problèmes d'intérêt général. Des collectifs vont gérer certaines ressources, selon des règles différentes de celles qui s'appliquent aux marchés ou aux biens publics. Il en va ainsi de l'accès aux résultats de la recherche, un domaine sur lequel il va falloir être vraiment offensif : la recherche sur fonds publics produit des communs dont l'appropriation ne peut continuer sur le mode actuel. Dans le domaine de l'enseignement, les ressources libres produites par des enseignants ou des communautés d'enseignants ne sont pas seulement de vagues substituts aux manuels, mais elles méritent d'être considérées comme des ressources à part entière au même titre que les manuels publiés par des éditeurs. Au passage, j'indique que nous allons dans le sens des travaux de Valérie-Laure Benabou sur la définition positive du domaine public.

Troisième grand principe : s'appuyer sur le numérique pour lutter contre les inégalités. Le numérique ne joue pas un rôle très différent des autres secteurs en matière d'inégalités sociales, mais il faut éviter qu'il ne contribue à élargir les fractures : la numérisation totale de services publics ou essentiels peut aboutir à priver certaines personnes de leurs droits. À l'inverse, le numérique pourrait être un facteur d'inclusion et de lutte contre les inégalités, notamment dans les domaines de la formation et de l'accès aux services essentiels. Et il pourrait aussi aider à réduire le non-recours au droit, qui est massif notamment là où l'exercice du droit serait le plus nécessaire.

À cet égard, nous insistons sur le fait que la médiation numérique ne consiste pas seulement à aider les gens à se servir d'outils ; c'est une médiation humaine vis-à-vis de toute une série de dispositifs collectifs, économiques ou publics qui sont compliqués et qui le resteront ; c'est donc un vrai métier qui n'a pas vocation à disparaître quand tout le monde saura se servir d'un ordinateur et d'un site web.

Quatrième grand principe : repenser certains systèmes collectifs. Dans nos grandes institutions – école, justice, santé, Sécurité sociale, etc. – nous sentons une tension féconde mais compliquée face à d'évidents besoins d'informatisation et de réformes. Le CNNum, qui a déjà rendu un rapport sur l'éducation, insiste sur le soutien dans la durée à l'innovation ascendante, c'est-à-dire celle qui vient des acteurs de terrains tels que les professeurs, les directeurs d'établissements ou autres.

Tout en étant conscients de sa complexité, nous avons aussi abordé la question de l'usage de données qui peuvent aider à prévenir certains risques. Il est facile d'attenter aux libertés, au nom de la santé et de la sécurité de tous. D'un autre côté, les pouvoirs publics s'exposent à des recours en justice s'ils n'agissent pas alors que les moyens scientifiques et techniques leur permettraient d'identifier les risques dans tel ou tel domaine. Nous n'avons pas tranché, mais nous considérons qu'il faut prendre ce problème de front si nous ne voulons pas qu'il se règle d'une manière aléatoire et non politique.

Il est un registre où le numérique introduit une rupture : l'autodétermination informationnelle, c'est-à-dire l'utilisation par les gens des données qui les concernent et qui ont été éventuellement captées ou produites par d'autres acteurs – les données médicales, en particulier. Le numérique redistribue de l'information, donc du pouvoir. Et il n'est pas possible d'imaginer que les transformations du système de santé se fassent sans que soient posées de manière claire ces questions de partage du pouvoir.

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