Intervention de Pierre-Yves Le Borgn'

Réunion du 17 juin 2015 à 16h30
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre-Yves Le Borgn', rapporteur :

La proposition de résolution qui a été adoptée par la commission des affaires européennes s'inscrit dans le processus de révision de la Politique européenne de voisinage lancé par les institutions européennes. Elle répond en particulier à un document de consultation sur cette politique qui a été élaboré par la Commission européenne et la Haute représentante. La communication finale suite à cette consultation devrait être rendue publique en fin d'année. La position que présentera notre Assemblée, comme d'autres parlements nationaux, est donc importante et, je l'espère, attendue.

Pour faire un bref rappel historique, la Politique de voisinage a été conçue en 2003 en vue d'offrir une alternative à l'élargissement de l'Union, alors en cours – on était en train de passer de 15 à 27 –, mais qui ne pouvait pas être envisagé indéfiniment. Son objectif a été formalisé à l'occasion du traité de Lisbonne : il s'agit « d'établir un espace de prospérité et de bon voisinage, fondé sur les valeurs de l'Union et caractérisé par des relations étroites et pacifiques reposant sur la coopération ».

La Politique de voisinage englobe, au sud : l'Algérie, l'Égypte, Israël, la Jordanie, le Liban, la Libye, le Maroc, la Palestine, la Syrie et la Tunisie ; à l'est: l'Arménie, l'Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l'Ukraine. Elle a d'abord suivi la voie d'accords bilatéraux signés avec les pays du voisinage. À partir de 2008, ont été promus des processus régionaux, le Partenariat euro-méditerranéen et, en 2009, le Partenariat oriental. La Politique de voisinage a également été dotée de moyens budgétaires, soit plus de 15 milliards d'euros pour la période 2014-2020.

La Politique de voisinage a-t-elle atteint ses objectifs, c'est-à-dire constituer un cercle d'amis de l'Union, stables, prospères, vivant en bon voisinage, partageant ses valeurs ? Malheureusement non. Peut-être ces objectifs étaient-ils assez irréalistes dès le départ. En tout état de cause, ils ont été bousculés par l'Histoire récente. Permanence du conflit israélo-palestinien, Printemps arabe, guerres civiles en Syrie et en Libye, terrorisme et extrémisme religieux, explosion des flux migratoires incontrôlés, crises politiques et guerres en Géorgie puis en Ukraine, montée de la confrontation avec la Russie, la liste est longue des événements qui ont marqué notre voisinage ces dernières années, parfois positivement mais le plus souvent dramatiquement.

Bien sûr, la Politique de voisinage n'est pas responsable de tout cela, mais dans un cas au moins elle me semble avoir une part de responsabilité. Et partout ailleurs, elle a assisté largement impuissante aux événements.

Le cas où la manière dont la Politique de voisinage a été conduite peut vraiment être mise en cause est celui de l'Ukraine. Je souhaiterais développer un peu ce point, car il est très significatif des défauts de cette politique.

Je rappelle qu'un accord d'association avait été proposé à ce pays, dans le cadre de la Politique de voisinage, dès 2007 et un premier texte finalisé dès 2012. Cependant, entre-temps, les élections présidentielles de 2010 avaient vu la défaite des partis pro-européens issus de la « Révolution orange » de 2004 et amené au pouvoir le président Ianoukovytch, représentant du « Parti des régions », implanté dans l'est et le sud russophones du pays, lequel parti a ensuite remporté les élections législatives de 2012. Le président Ianoukovytch était tiraillé entre, d'une part les intérêts économiques et la sensibilité de ses mandants, d'autre part la détermination pro-européenne de l'autre partie de l'opinion ukrainienne. Il a probablement cru qu'il pourrait louvoyer entre Bruxelles et Moscou pour tirer le meilleur parti de l'« hésitation » ukrainienne entre ces deux pôles d'influence.

Cette politique qui se voulait habile a sans doute été encouragée par la position dure alors adoptée par l'Union, laquelle, tandis même que l'accord était finalisé, a décidé en décembre 2012 de subordonner sa signature définitive à un certain nombre de concessions du pouvoir ukrainien, telles que la fin de la « justice sélective » qui avait conduit l'ancienne première ministre Ioulia Tymochenko en prison et l'amélioration du système électoral. Ces demandes étaient légitimes dans leur principe, mais ont entretenu le climat de marchandage et de tension au cours de l'année 2013.

Par ailleurs et surtout, le projet d'accord d'association proposé à l'Ukraine était, du fait d'un volet commercial très exigeant qui intégrait en pratique celle-ci au « marché unique » européen, incompatible avec l'offre économique concurrente de la Russie, l'Union économique eurasiatique, et remettait en cause la profonde imbrication entre les économies russe et ukrainienne héritée de l'URSS.

Tout cela s'est achevé par l'annonce, le 21 novembre 2013, juste avant le sommet de Vilnius, que le gouvernement ukrainien suspendait le processus d'association, ce qui a déclenché les manifestations qui devaient conduire à la révolution de Maïdan en février 2014 et à la chute du président Ianoukovytch, à son tour suivie par l'annexion brutale et contraire au droit international de la Crimée par la Russie et par la rébellion dans le Donbass.

Les responsabilités principales sont en Ukraine et surtout à Moscou. Mais la manière maladroite dont l'Union a agi a contribué au déclenchement des événements, que personne n'a su ou voulu anticiper à Bruxelles.

Pour le reste des événements qui agitent dramatiquement notre voisinage, la Politique de voisinage y assiste le plus souvent sans apporter de contribution décisive. Donbass, Syrie, Palestine, lutte contre Daesh et le djihadisme au Sahel, soutien à la jeune démocratie tunisienne : qui agit ou cherche à agir sinon quelques États membres seuls ou de concert, au premier rang desquels la France ?

Les défauts de la Politique de voisinage sont maintenant bien identifiés.

D'abord, dès ses origines, la confusion entre voisinage et élargissement. Cette confusion est maintenue dans la Commission actuelle, où le commissaire Hahn cumule les deux casquettes.

Ensuite, cette dérive trop fréquente qui consiste à afficher des objectifs exagérément vagues et ambitieux – la paix, la prospérité – et des priorités multiples, de sorte qu'en fin de compte on n'a pas de véritable cible susceptible d'être atteinte, pas de possibilité d'évaluer les résultats.

Derrière cela, il y a eu une gestion souvent bureaucratique, technique, de cette politique et un manque évident de coordination avec la politique étrangère de l'Union et celles des États membres. L'on a fait mine de croire que tous nos voisins partageaient au fond nos valeurs et souhaitaient se rapprocher de nous ; l'on a proposé à peu près la même chose à tout le monde ; l'on a ignoré les spécificités et les sensibilités des partenaires, leurs intérêts économiques et géopolitiques, leurs relations avec leurs propres voisins, ceux que l'on appelle les « voisins des voisins ».

Bref, fondamentalement, la Politique de voisinage a manqué de vision et de leadership. Non seulement elle n'a pas construit l'espace de paix et de prospérité annoncé, mais elle n'a même pas apporté de contribution réelle au règlement des multiples crises qui frappent notre voisinage, quand elle n'a pas contribué à les créer.

Après de tels constats, vous comprendrez que le texte que je vous propose demande une complète refondation de la Politique européenne de voisinage. Une réforme de façade, comme celle faite en 2011 dans le contexte du Printemps arabe, n'y suffira pas.

J'ai le sentiment que nos collègues Joaquim Pueyo et Marie-Louise Fort partagent au fond mes observations, car le rapport d'information qu'ils ont co-signé il y a quelques semaines est non seulement très complet et très informatif, mais aussi tout aussi sévère que je le suis. Je cite leur excellente introduction : la Politique de voisinage souffre de « flou conceptuel, de la tension perpétuelle entre valeurs politiques et intérêts économiques, de la modestie des crédits au regard des enjeux, de lourdeurs bureaucratiques, mais aussi des différences de positionnement stratégique et des divergences politiques – voire des conflits – entre les seize pays partenaires. Au final, après une décennie d'existence, elle ne s'est pas imposée comme antidote à la multiplicité de problèmes institutionnels, politiques, économiques, sociaux, environnementaux, migratoires et sécuritaires dont souffrent les pays de notre voisinage et dont l'Union européenne subit le contrecoup direct. Finalement, seuls quatre pays (…) peuvent faire état de progrès notables pour atteindre les objectifs fixés par l'Union européenne (…) ». Tout est dit.

Mais il m'a semblé que le texte de leur proposition de résolution ne rendait pas assez compte de l'échec de la Politique de voisinage. Si nous voulons être entendus à Bruxelles, nous devons dire clairement ce que nous pensons.

Le texte que je vous propose donc par voie d'amendements reprend l'essentiel des préconisations du texte de la commission des affaires européennes :

– le principe d'unicité de la stratégie de voisinage ;

– mais l'exigence d'une forte différenciation selon les partenaires ;

– la nécessaire association plus grande des sociétés civiles et des collectivités locales, afin que la Politique de voisinage soit mieux appropriée par les partenaires ;

– la prise en compte des « voisins des voisins » ;

– l'établissement d'une distinction claire entre partenariat et élargissement ;

– le recentrage des priorités ;

– dans ce cadre, le renforcement du volet sécuritaire, en lien avec une véritable réflexion stratégique ;

– le principe de juste répartition des moyens entre les flancs Sud et Est, qui renvoie au principe « deux tiersun tiers » auquel la France est attachée.

Je vous propose d'ajouter à ces recommandations quelques compléments, notamment la nécessité de coordonner politique de voisinage et politique de développement et surtout, point central, la question du leadership politique, qui devrait reposer sur la Haute représentante.

Par ailleurs, la rédaction que je vous soumets enrichit surtout les considérants de la résolution : il faut dire clairement que la Politique de voisinage a échoué, pourquoi, et ce que sont à la fois les intérêts essentiels et les attentes de l'Union européenne et plus particulièrement de la France dans cette politique. J'espère que nous aboutirons à un texte par lequel nous montrerons le haut niveau d'ambition qui est celui de l'Assemblée nationale pour une Politique de voisinage refondée.

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