Intervention de Alain Tourret

Séance en hémicycle du 12 décembre 2012 à 15h00
Proposition de loi relative aux juridictions de proximité — Discussion générale

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret :

Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, faut-il reporter de deux ans l'application de la suppression des juridictions de proximité prévue par la loi du 13 décembre 2011 ? À l'évidence, oui.

J'ai écouté, monsieur le ministre, votre rappel historique avec intérêt. Ces juridictions de proximité, c'est en effet la République qui les a créées, en 1790. J'ai eu l'occasion de mener des recherches sur tous les jugements rendus à l'époque en Basse-Normandie. Comme vous le savez, le ministère d'avocat était alors interdit : les justiciables ayant trop eu à souffrir de la présence des avocats, on l'avait purement et simplement interdite… J'ai donc voulu connaître la manière dont les arguments étaient échangés. En Normandie, vous le savez, dans chaque justiciable sommeille un avocat (Sourires) : j'ai pu constater une grande qualité des réclamations comme des échanges d'arguments. Par ailleurs, même les affaires les plus difficiles restaient dans le canton, puisqu'il y avait à l'époque un juge d'instance dans chaque canton.

En 2002, nous sommes bien loin de tout cela : les juridictions de proximité ont été créées pour statuer sur les petits litiges de la vie quotidienne, tant en matière civile qu'en matière pénale. Mais depuis lors, on a fait tout et n'importe quoi. Dans un premier temps, on a créé ces tribunaux de proximité ; et très franchement, si j'avais eu à voter, j'aurais voté pour, car je pense que c'était une très bonne idée. Mais ensuite, sous la houlette d'une garde des sceaux dont on retiendra la fougue et le tempérament, on a réformé à la hache la carte judiciaire, on a procédé à la décimation, au carnage, sans aucune concertation, au détriment du droit des justiciables, avec pour seule finalité un effet de communication : faire croire que la garde des sceaux passerait partout, et comme une tornade !

Ensuite, en 2011, on a décidé de supprimer ces juridictions de proximité… Qui aurait pu imaginer en dix ans pareil charivari de la justice ? Pourtant, ces juges de proximité – j'ai eu à en fréquenter au cours de ma vie professionnelle – sont des personnes de qualité, je tiens à le dire. Ils ont à juger, en matière civile, des affaires d'injonctions de payer inférieures à 4 000 euros et, en matière pénale, des contraventions des quatre premières classes. Leur activité est loin d'être négligeable : elle a atteint 20 % des affaires traitées par les tribunaux d'instance. Il est vrai que, de 2009 à 2011, on est passé – et cela m'interpelle – de 105 000 à 90 000 affaires en matière civile et de 450 000 à 370 000 en matière pénale. Il eût été intéressant de se demander pour quelles raisons les contentieux diminuaient ainsi, alors que le phénomène a déjà touché, vous le savez, le contentieux des tribunaux de grande instance : en quarante ans, je l'ai vu s'effondrer. C'est une réalité. Coût des procédures, durée des procédures, on soutient que tout le monde veut ester en justice, mais c'est faux : c'est bien d'un rejet global de la justice qu'il s'agit. Ajoutons que les règlements à l'amiable sont devenus de plus en plus nombreux, sous la pression, énorme, des assurances. Sans oublier les nullités de procédure, qui ont provoqué le dégoût de toute une partie des justiciables. La justice est en réalité totalement chamboulée ; elle connaît une crise de confiance, au moment où l'on nous dit que les justiciables voudraient de plus en plus y recourir pour régler leurs litiges. J'en doute !

La suppression des tribunaux de proximité, la fermeture de tribunaux d'instance ont été de mauvaises actions qui ont fortement nui à la justice. Que fallait-il faire et vers quoi devons-nous nous orienter dans les deux années à venir ? Après tout, c'est la seule question qui compte.

Certains – des esprits très forts – ont proposé la création d'un tribunal de première instance regroupant les tribunaux de grande instance, les tribunaux d'instance et les défunts tribunaux de proximité, mais cela conduirait à une centralisation énorme et éloignerait forcément la justice du justiciable. Ce n'est pas, à mon avis, une hypothèse qui doit être retenue.

D'autres ont proposé de créer de nouveaux tribunaux d'instance, c'est-à-dire de faire exactement le contraire de ce qui a été fait du temps de Mme Dati. Ça, c'est une bonne chose. Il serait bon, monsieur le président de la commission des lois, qu'après le passage au Sénat, nous puissions disposer d'une étude sérieuse sur les conséquences des suppressions de tribunaux dans nos départements, pour bien en mesurer les effets en profondeur, qui marqueront la justice de notre pays.

À qui faut-il attribuer les moyens en personnel, magistrats et greffes, que nous avons votés et qui ont été rapportés à la chancellerie ? À l'évidence, ces moyens doivent aller aux tribunaux d'instance. Le tribunal pivot n'est pas, selon moi, le tribunal de grande instance, mais bien le tribunal d'instance. De plus, la charge d'un magistrat d'instance n'a rien à voir avec celle d'un magistrat de TGI. Allez dans les juridictions et comparez ce qu'ont à faire un vice-président de tribunal de grande instance et un vice-président de tribunal d'instance : cela n'a rien à voir. Qui plus est, le plus souvent, ce sont souvent des jeunes frais émoulus de l'École nationale de la magistrature qui arrivent au tribunal d'instance : c'est leur premier poste. La charge de travail y est très lourde, elle n'a rien à voir, je vous l'assure, avec celle des avocats généraux à la cour d'appel de Paris ! (Sourires.) Il faut donc renforcer les tribunaux d'instance.

Par ailleurs, posons-nous la question de savoir quels contentieux doivent venir devant les tribunaux d'instance. À l'évidence, toutes les affaires en dessous de 10 000 euros. Mais il y a un problème : les affaires appelées devant les tribunaux d'instance sont aussi lourdes, faute de juridictions spécialisées, que celles qui arrivent devant les tribunaux de grande instance.

J'ai plaidé quelque 500 affaires par an devant les conseils de prud'hommes et les juges départiteurs qui ont à gérer le contentieux le plus difficile qui puisse exister en matière prud'homale. Que souhaite le justiciable ? Un magistrat proche de lui, pour régler les problèmes de la vie quotidienne. Et les problèmes de la vie quotidienne, ce sont d'abord les affaires matrimoniales, qui représentent la moitié du contentieux des tribunaux de grande instance.

Ce que veut un justiciable qui habite à Vire, et qui a un problème de droit de visite ou de droit d'hébergement, ce n'est pas aller à Caen : c'est faire régler le problème par le juge d'instance local, qui pourra immédiatement le recevoir, l'entendre et rendre une décision dans les semaines qui suivent. Il faut donc avoir le courage de poser la question : l'ensemble des affaires matrimoniales, sur tous ces problèmes d'application – droit de visite, droit d'hébergement, pensions alimentaires, etc. – ne devraient-elles pas être transférées aux tribunaux d'instance ? Mon raisonnement se comprend aisément : dès lors que le juge d'instance est le juge pivot et le juge du quotidien, et que ce quotidien, c'est avant tout les problèmes liés aux divorces, à propos des enfants ou avec l'ex-conjoint, c'est à lui qu'il faut les confier.

Mais ce juge d'instance aurait-il pu continuer à travailler avec 20 % d'affaires supplémentaires qui lui seraient tombées dessus ? À l'évidence non. Il nous faut donc réfléchir, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, monsieur le ministre, durant les deux années qui vont être ainsi libérées, à une nouvelle répartition du contentieux. Nous ne pouvons plus accepter que les tribunaux d'instance soient les éternels sacrifiés de toutes les réformes. Je vous propose donc de saisir Mme la garde des sceaux d'une réforme essentielle pour la justice, la démocratie et la République.

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