Osons le dire : la PSDC ne marche pas, ne marche plus. Je n'en tire aucune satisfaction, contrairement à certains idéologues qui, en France, y trouvent l'occasion d'une ironie mortifère et se gaussent : « Cela ne marche pas, nous vous l'avions bien dit ! » Ce n'est pas vrai. Cela peut marcher, car cela a marché : les premières années de la politique européenne de défense ont été marquées par des succès. Il existait un élan ; certaines personnalités souhaitaient développer cette politique, il y avait une conjonction favorable à Paris et même à Londres – nous en sommes bien loin aujourd'hui.
Pourquoi cela ne marche-t-il plus ? Pour commencer, une majorité d'États européens n'en voient pas l'utilité ou ne veulent pas jouer le jeu. Deux éléments conjoncturels entrent en ligne de compte dans cette panne.
La crise financière et budgétaire, tout d'abord, a conduit certains États pourtant bien intentionnés à décrocher, à commencer par nos partenaires du sud – l'Espagne, le Portugal, voire l'Italie – , qui avaient toujours été sur une ligne française pour développer la politique européenne de défense et même participer à des opérations. Ces États sont aujourd'hui à l'os : ils ne peuvent plus mettre de bateau en mer plus de quelques semaines ni envoyer des troupes.
La crise ukrainienne, ensuite, torpille complètement l'idée d'Europe de la défense, parce que le réflexe des pays du nord-est est de se tourner vers l'OTAN, autrement dit vers l'allié américain. Certains de ces pays, tels la Pologne, avaient européanisé leurs vues stratégiques ; aujourd'hui, même s'ils continuent de jouer le jeu à Bruxelles de manière cosmétique – à voir comment M. Donald Tusk a torpillé le dernier Conseil européen consacré à la défense, on peut même se demander si la Pologne joue encore le jeu –, ils retournent à une posture otanienne et américaine, car c'est leur assurance-vie.
Cette réaction est du reste compréhensible : on mesure mal, chez nous, l'émotion quotidienne ressentie dans les pays baltes, en Pologne, ainsi qu'en Roumanie et en Bulgarie, deux pays riverains de la mer Noire, depuis l'annexion de la Crimée. Du coup, ils sont résolument orientés vers l'OTAN. Face à cela, la France a tendance à dire : « Ça tombe bien, car notre priorité c'est le Sud, et sur cette priorité une politique de défense européenne fait sens. » J'en suis personnellement convaincu, mais nos partenaires beaucoup moins. Beaucoup d'entre eux continuent de penser que l'intérêt que porte la France au Sud est égoïste et lié à des circonstances historiques et culturelles. De même, les partenaires que nous sommes susceptibles d'entraîner avec nous sont essentiellement les pays méditerranéens, qui ne peuvent suivre pour des raisons budgétaires. Enfin, même là où l'on admet que nous avons peut-être raison, comme en Allemagne, ce discours reste cantonné à la sphère des politiques : dès que l'on descend au niveau de l'establishment militaire et industriel allemand, la priorité au Sud, on s'en fiche problème : le militaire allemand pense OTAN, ne serait-ce que pour des raisons de carrière et par habitude bureaucratique. J'entends les discours encourageants de Mme Ursula von der Leyen et du Président allemand, et je m'en réjouis, mais il y a deux limites : celle que je viens d'indiquer et le fait que l'opinion publique allemande reste extrêmement réticente à un engagement de ses militaires, à l'étranger d'une façon générale et au Sud en particulier.
Nous sommes donc en mal d'alliés. Les priorités stratégiques que nous souhaitons assigner ou réassigner à l'Union européenne ne sont pas partagées. Le dernier Conseil européen a été un fiasco, alors que l'on espérait que les avancées auparavant agréées par les ministres y seraient endossées, le sujet n'a pas été abordé.
Autant dire que le constat est sombre. Je partage la philosophie du vice-amiral de Coriolis : la situation est telle qu'il faut faire une croix sur le saut qualitatif que nous espérions et revenir aux petits pas et aux avancées pragmatiques. Les incitations fiscales pour l'acquisition de matériel en commun sont possibles à l'OTAN mais impossibles dans l'Union européenne : c'est une anomalie sur laquelle il faudrait travailler. Il faut, de même, continuer de promouvoir davantage de souplesse et de modularité sur les GTUE, même si c'est une demande exprimée en vain depuis longtemps.
Le maître mot, politiquement et institutionnellement, c'est la flexibilité. Il faut capitaliser sur le fait que des pays conservent, à titre individuel, des capacités et la volonté de faire des choses, même s'ils ont tendance idéologiquement à refuser d'agir sous bannière européenne. C'est le cas des Britanniques et des Danois, qui disposent, rappelons-le, d'un opt-out sur la politique de défense – alors que le Danemark est un allié plutôt fiable dans nos opérations militaires – ou encore des Néerlandais, qui ont pourtant envoyé 400 hommes et des hélicoptères de combat au Mali, mais sous la bannière des Nations unies. Il faut essayer de tirer profit de ces pays disposés à agir, mais réticents à le faire sous chaîne de commandement européenne, en introduisant un maximum de flexibilité, permise par le traité de Lisbonne. Tous les outils y sont : nous n'avons aucune question institutionnelle et philosophique à nous poser. Nous avons la boîte à outils ; reste à savoir lequel utiliser et avec qui.
Dans la lutte contre l'État islamique, je partage l'idée que nous devons travailler en Européens, promouvoir une action collective européenne. Un certain nombre de pays européens contribuent à la lutte contre l'État islamique ; contrairement à ce que trop de gens tendent à faire croire à l'opinion publique française, nous ne sommes pas les seuls. Les Mirage et les Rafale ne sont pas seuls à bombarder l'État islamique : il y a aussi des Tornado britanniques et des F-16 belges, néerlandais, danois. Près d'une quinzaine de pays européens sont engagés, parfois massivement, dans la formation des Kurdes et des Irakiens, et livrent des armements. Qui sait, en France, que la Croatie livre des armes ? Pour un pays de 4 millions d'habitants, en crise majeure, ce n'est pas neutre.
Des pays européens font individuellement des choses. La difficulté est d'agir collectivement. Sur un certain nombre de crises environnantes, la seule solution à notre disposition, ce sont, selon moi, des coalitions of the willing, si possible adossées à l'Union européenne et, à défaut, au moins sous forme de coordination entre quelques États européens. Si vous entrez la liste des vingt-huit pays européens dans un tableau à deux colonnes, ceux qui veulent et ceux qui peuvent, le nombre de ceux qui cochent les deux cases est très réduit. Il faudra donc sans doute se contenter des deux colonnes, quitte à enlever parfois le chapeau de l'Union européenne.