Mes constats sont d'autant plus sévères que je suis, depuis quinze ans, un praticien et un ardent partisan de l'Europe de la défense ; on ne peut donc pas me faire le procès d'avoir été sceptique dès le départ ou de me satisfaire, pour des raisons idéologiques, de ses dysfonctionnements. Mon propos a pu paraître excessivement pessimiste, monsieur Pueyo, mais je suis d'autant plus dépité que je persiste à croire que l'Europe de la défense est une nécessité. Je constate cependant que cela marche moins bien que cela ne devrait marcher et, surtout, que cela a marché. Nicole Gnesotto a rappelé la période dorée que nous avons connue avec Javier Solana, lorsque nous sommes intervenus au Congo et dans les Balkans notamment : nous avions alors des capacités et la volonté de les utiliser, et le volontarisme politique était partagé par des pays qui se montrent aujourd'hui beaucoup plus réticents.
Évoquant la nécessaire sensibilisation de l'opinion publique, Frédéric Lefebvre a appelé à « dire la vérité ». Il a raison. Mais dire la vérité, monsieur Lefebvre, c'est rappeler qu'en matière diplomatique et militaire, ce sont bel et bien les États membres qui sont aux manettes, et non je ne sais quelle Europe bureaucratique et désincarnée. Si l'intervention, qu'elle soit diplomatique ou militaire, est insuffisante en Libye, en Irak ou contre Daesh, ce sont les États membres qui sont fautifs. En s'en prenant constamment à l'Europe sur ces sujets, on renforce chez nos concitoyens le fatalisme, que précisément vous dénoncez, et l'idée fausse qu'il existerait une entité européenne capable de prendre des décisions en matière diplomatique et militaire. Encore une fois, ceux qui prennent les décisions dans ce domaine, ce sont les chefs d'État et de gouvernement des États membres, en particulier les plus puissants d'entre eux. Les Européens, ce ne sont que des nationaux côte à côte : pas plus qu'il n'existait d'homo sovieticus, il n'existe pas un homo europeanus à Bruxelles, appuyant sur un bouton pour qu'une armée européenne intervienne. On peut le regretter mais la réalité est celle-là : aujourd'hui, les décisions appartiennent aux États.
Joaquim Pueyo et Nicolas Bays ont évoqué les stratégies de sécurité et la perception des menaces différente selon les pays. Pour les raisons qu'ils ont exposées, nous appelons de nos voeux une refonte de la stratégie européenne, mais ne nous leurrons pas sur les difficultés que nous allons rencontrer. Je plaide moi-même depuis longtemps en faveur de la rédaction d'un Livre blanc européen, tout au moins d'une révision de la stratégie adoptée en 2003. Or, paradoxalement, beaucoup de ceux qui partagent mes convictions s'y opposent, car ils redoutent que cette réflexion fasse apparaître entre les différents pays des divergences stratégiques telles qu'elles tueront l'exercice. Ce risque est bien réel : en matière de hiérarchisation des priorités stratégiques, la fracture est si importante, au plan conceptuel, entre les partisans d'une gestion de crise et les tenants d'une véritable défense, ainsi qu'au plan géographique, entre les pays du sud et ceux de l'est de l'Europe, que je me demande comment on pourra concevoir un document présentant une stratégie cohérente. L'objectif doit néanmoins demeurer.
L'européanisation de l'OTAN, évoquée par plusieurs orateurs, est en effet assez séduisante sur le plan des principes. En outre, et c'est nouveau, elle correspond peu ou prou à la position des Américains. Ceux-ci, surtout les démocrates, se sont longtemps montrés réservés sur la défense européenne, mais ils ont adopté depuis peu une posture différente : ils souhaitent en effet désormais que cessent les débats théologiques, l'important pour eux étant d'avoir des partenaires fiables sur lesquels ils puissent compter, le cas échéant, pour intervenir dans leur environnement proche. Des budgets de défense en hausse ou stabilisés, des équipements performants et des militaires déployables : voilà ce que veulent aujourd'hui les États-Unis. En se montrant ainsi beaucoup plus pragmatiques qu'ils ne l'ont été par le passé, ils nous offrent une opportunité ; à nous de la saisir.
Faut-il le faire dans le cadre de l'OTAN ? À ce propos, j'appelle votre attention sur un point : n'oublions pas que la Turquie est membre de cette organisation, où les décisions se prennent à l'unanimité, et il est à craindre que les priorités opérationnelles françaises au sud et au sud-est du voisinage européen se seraient heurtées au veto des Turcs – ils avaient du reste clairement laissé entendre qu'ils nous l'auraient opposé si nous avions choisi d'intervenir au Sahel dans le cadre de l'OTAN. Nous connaissons, par ailleurs, les ambiguïtés de la Turquie vis-à-vis de Daesh. Et je ne parle pas de la Libye.
Enfin, madame la Présidente Auroi, c'est délibérément que je n'ai pas évoqué les sujets du terrorisme et des migrations, dans la mesure où j'ai choisi de concentrer mon intervention sur la défense. Cela dit, je mets en garde contre le langage martial actuellement de mise dans la classe politique française à propos de problèmes de sécurité. Il existe certes un continuum défense-sécurité, mais le phénomène terroriste – dont la nature n'a pas fondamentalement changé, même s'il a pris une ampleur nouvelle – doit être combattu sur le sol national par des mesures antiterroristes et non par la guerre. Je comprends que, par facilité, on déclare vouloir faire la guerre aux terroristes, mais il faut faire attention à ce que l'on dit, car cela implique des finalités opérationnelles et juridiques spécifiques. L'Europe peut certes avoir une responsabilité en matière de guerre au terrorisme : il faut étudier les possibilités d'action militaire extérieure. Mais, sur le sol national, la problématique est différente. C'est la raison pour laquelle je me suis refusé à aborder ce point.
J'ajoute qu'à ces difficultés conceptuelles s'ajoute un problème opérationnel : je n'ai eu de cesse de dire que l'opération EUNAVFOR Med n'aura aucun résultat. Il faut arrêter de croire qu'en augmentant le nombre des navires de guerre en Méditerranée et en définissant un mandat plus robuste, nous parviendrons à arrêter le flux de migrants. Ce dispositif aura, au mieux, un effet dissuasif, au pire, un effet pervers. Car n'oublions pas que la priorité d'un marin, lorsqu'il est en mer, est de sauver les vies qui sont en danger. Faire croire à nos concitoyens qu'une opération militaire robuste permettra de stopper les flux de migrants est une illusion totale. Je crois davantage en l'efficacité d'une action vigoureuse menée en amont, en particulier dans les pays – Mali, Niger – où sont présentes des missions PSDC et qui constituent d'importantes zones de transit abritant des réseaux impliqués dans cette nouvelle économie qu'est le trafic de migrants.