Intervention de Gwenegan Bui

Réunion du 26 mai 2015 à 17h00
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGwenegan Bui, rapporteur pour avis :

Je tiens à signaler les difficultés qui ont entouré ce travail. Non seulement, le texte nous est parvenu tardivement, ce qui a empêché certaines auditions, mais des personnes invitées à travailler avec la Commission des affaires étrangères n'ont pas fait montre d'une grande volonté pour se livrer à cet exercice. Je tenais à ce que cela soit dit, car nous serons de plus en plus conduits à connaître des questions militaires, tant il est vrai qu'en ce domaine, défense et relations internationales fonctionnent comme le bouclier et le glaive. Aussi, serait-il bon que les consciences puissent évoluer afin que nous travaillions en bonne intelligence.

Le projet de loi actualisant la loi de programmation militaire (LPM) repose sur des ruptures stratégiques qui se situent au coeur des débats parlementaires. En moins d'un an et demi, l'ensemble du schéma géostratégique a éclaté : janvier 2013, opération Serval ; printemps 2014, crise russo-ukrainienne ; été 2014, émergence de Daesh, opération Barkhane, épidémie de fièvre Ebola ; novembre 2014, cyber-attaque de Sony par la Corée du Nord ; janvier 2015, attentats de Paris. La situation n'étant pas tenable dans la durée, il était nécessaire, pour que les armées puissent accomplir les missions confiées par l'exécutif, de faire évoluer la LPM. Le Président de la République a donc fait des choix de nature à lever un certain nombre de doutes qui pesaient notamment sur les ressources exceptionnelles (REX), les ventes de Rafale ou la maîtrise des opérations extérieures (OPEX).

La décision importante de cette LPM actualisée, c'est l'augmentation des ressources de la défense de 3,8 milliards d'euros. Ainsi que l'ont dit le ministre de la défense et la présidente de la Commission, c'est l'une des premières lois de programmation qui ira à son terme. Mieux encore, elle marquera la reprise de la progression des crédits militaires. C'est loin d'être neutre, car cela signifie le recrutement d'équivalents temps plein (ETP) et le financement de l'achat ou de l'entretien des équipements.

S'agissant des effectifs, sur une déflation annoncée de plus de 30 000, 18 000 postes seront préservés, principalement au bénéfice de l'armée de terre avec 11 000 postes. Il faudra être très vigilant à ce que la mission Sentinelle ne conduise pas à déshabiller l'armée de l'air et la marine. Ces armées, très engagées sur les théâtres d'opérations extérieures, font appel à des spécialités nombreuses et difficiles à préserver, dont les effectifs sont en tension. En particulier, les ingénieurs atomiciens de la marine sont très convoités par le secteur privé. Les arbitrages doivent être d'autant plus équitables que la formation des équipages étrangers mobilise 200 personnels de l'armée de l'air pour les Rafale et une moitié d'équipage pour la frégate multimission (FREMM) vendue à l'Egypte. Ce sont autant d'hommes et de femmes qui ne sont pas disponibles pour les missions fixées par l'exécutif.

Les équipements se verront affecter 2 milliards d'euros supplémentaires, dont 1 milliard provenant d'économies sur les programmes du ministère de la défense liées à l'évolution favorable du coût des indices du pétrole, de l'inflation et de l'euro. À ce stade, nous n'avons que très peu de visibilité sur ce milliard. Nous savons qu'il s'agit d'économies à réaliser au cours des prochaines années : ce ne sont donc pas des crédits disponibles, d'où une part d'incertitude. Or ces économies seront en fait tout ce dont disposeront les armées en 2016 et en 2017 pour financer les équipements prévus par l'actualisation. Il faut donc que nous suivions de près cette question, parce que ces équipements ne sont pas du bonus, ils répondent à des besoins réels, parfois critiques, sur les théâtres d'opérations extérieures.

Je profite de l'occasion qui m'est offerte pour insister sur trois points relatifs à la situation de la politique de défense de la France, dans un contexte international qui ne cesse de se tendre.

L'opération Sentinelle constitue un premier sujet d'inquiétude, avec la présence de 7 000 soldats sur le territoire national, soit à peu près autant que les forces engagées en opérations extérieures. Cela est loin d'être indifférent puisque le Parlement n'a pas à connaître des opérations intérieures. Le ministre de la défense a accepté que celui-ci puisse avoir une discussion avec l'état-major pour être éclairé sur la mission de ces soldats. Pourquoi les mobiliser dans ce cadre alors qu'ils sont entraînés pour des missions de combat ? Comment leur donner une formation compatible à la fois avec des situations d'extrême tension et avec la surveillance d'écoles, qui n'impliquent pas les mêmes réflexes ? Les règles d'engagement doivent aussi être précisées, notamment en ce qui concerne l'autorisation de tirer. Lorsque cette opération a été lancée par le Président de la République, la situation d'urgence la rendait légitime, mais si elle devait durer, il conviendrait qu'elle s'exerce dans un cadre juridique stable permettant un contrôle par le Parlement, à l'instar du vote de confirmation que celui-ci donne pour les OPEX. Nous devons conduire une réflexion sur ce point.

Le deuxième sujet de préoccupation a trait aux exportations d'armement. C'est une bonne nouvelle pour Dassault, qui va pouvoir faire tourner les chaînes de montage et les bureaux d'études et faire travailler ses prestataires ; c'est une bonne nouvelle pour nous, parce que nous n'aurons pas à financer les appareils prévus par la LPM. Cependant, lorsque l'on vend un Rafale ou une FREMM, on ne vend pas seulement un équipement industriel ; on vend aussi une alliance et une influence. D'où la nécessité de s'interroger sur les conséquences stratégiques de ces ventes d'armement. Quels sont nos clients ? L'Égypte, à qui nous avons vendu une frégate multimissions et des Rafale ; le Qatar, à qui nous venons de vendre des Rafale ; l'Arabie Saoudite, qui vient de signer un contrat de 3 milliards pour équiper l'armée libanaise ; bientôt peut-être, les Émirats arabes unis s'équiperont aussi de Rafale. Il n'est pas neutre que tous ces pays soient situés dans la même zone géographique. Sans que cela soit dit, c'est une véritable relation stratégique qui est en train de s'établir : en vendant des équipements à peu près identiques à tous les pays voisins du Golfe, nous construisons une alliance. Je crains que nous ne soyons en train de choisir un camp dans une région compliquée où il n'est pas certain qu'il soit dans notre intérêt de prendre parti. Cela va, d'ailleurs, à rebours des principes de la diplomatie française dans cette région, et nous allons devoir trouver les moyens de rééquilibrer notre relation avec l'Iran, ainsi que le préconisait un rapport établi au nom de notre commission à ce sujet.

Il en va de même, dans une moindre mesure peut-être, du contrat que nous négocions avec l'Inde. S'il est important de nouer un partenariat stratégique fort avec ce pays, la vente de Rafale, tout en constituant un élément majeur de cette démarche, contribue également, du fait du caractère exclusif des négociations, à reléguer au second plan un autre acteur stratégique important de cette région : le Pakistan. Alors que les États-Unis et le Royaume-Uni ont aujourd'hui une relation forte avec ce pays, ce n'est plus notre cas. Ici aussi, il ne faut pas seulement songer à vendre ses armes, il faut rechercher un équilibre afin de préserver les intérêts supérieurs de la France.

Le troisième sujet de questionnement est l'Europe. Dans le rapport, je pose la question d'un réveil stratégique européen sous l'effet de la dégradation du contexte international et du retour du géant russe, pour conclure, hélas ! et comme d'habitude, que l'on ne l'observe pas encore. En réalité, chaque pays réagit en fonction de son voisinage et de son histoire, au regard de ce qu'il pense être ses propres intérêts dans le domaine de la sécurité. Il n'y a pas vraiment d'analyse commune des intérêts de sécurité de l'Europe. On peut espérer que l'élaboration d'une nouvelle stratégie européenne de sécurité sera l'occasion de rapprocher les conceptions et d'affirmer l'indivisibilité de la sécurité européenne, mais énormément de progrès restent à faire.

Soyons réalistes, les différences de priorités et de cultures stratégiques dans l'Europe à vingt-huit sont vouées à perdurer. Cela ne veut pas dire que nous n'avons pas de carte à jouer. L'application du principe de solidarité entre Européens dans la mise en oeuvre de la politique de défense nous ouvre des chantiers très intéressants avec des pays qui augmentent substantiellement leur effort de défense ou ont prévu de le faire. Aujourd'hui, 13 pays européens ont décidé d'augmenter leur budget. Celui de la Pologne devrait ainsi dépasser les 2 % du PIB en 2016. Ce pays a une culture stratégique proche de la nôtre, et il est prêt à s'investir dans les questions de sécurité au sud de l'Europe pourvu que ses préoccupations à l'Est soient prises en compte – à travers notamment la question récurrente du prépositionnement de troupes sur son territoire. Les pays de l'Est sont en quête d'une réassurance qui ne peut être sans conséquence sur le géant russe. Il sera donc nécessaire, un jour, de débattre de la pertinence d'un positionnement de forces européennes dans certaines zones de l'Union.

L'Allemagne aussi est en train de se réveiller. Les ministres de la défense et des affaires étrangères ont pris position en faveur d'un investissement plus grand de ce pays dans la résolution des conflits mondiaux, y compris sur le plan militaire. La Chancelière a annoncé que le budget de défense serait en augmentation à partir de 2016. Ce pays ne concevant la mise en oeuvre de sa politique de défense que dans un cadre institutionnel, cela pourrait avoir un effet moteur sur l'Europe de la défense.

Cependant, il y a fort à parier que le sujet continuera à progresser au sein de l'Europe sur le mode du « minilatéralisme », c'est-à-dire par petits groupes de pays qui partagent la même culture stratégique et des préoccupations pratiques. Cela n'empêchera pas de faire avancer l'Europe de la défense, mais deux fers au feu – la grande théorie et ce minilatéralisme – valent mieux qu'un.

Pour relancer l'Europe de la défense, le directeur adjoint de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Jean-Pierre Maulny propose une initiative intéressante, qui consisterait à exempter des règles sur les déficits publics les crédits supplémentaires affectés volontairement par les pays européens à des nouveaux projets communs en matière de R&D et de capacités. Cette idée pourrait fonctionner dans un contexte où les Européens sont plus réceptifs aux questions de sécurité. De l'intérêt de tout le monde, elle permettrait de relancer des projets innovants et coopératifs dans les domaines de l'industrie et de l'armement, et de ne pas s'en tenir au projet de l'A400M. Chacun perçoit l'intérêt pour la France de pouvoir extraire des dépenses de R&D de son déficit.

L'actualisation était nécessaire. La décision du Président de la République permet à notre armée de répondre aux défis qui sont devant elle, et à la France de conserver son rang de grande nation membre du Conseil de sécurité ainsi que de préserver ses ambitions et ses intérêts. Ce grand acquis ne doit pas nous empêcher de débattre sur le fond de notre politique de défense et de ses conséquences.

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