Intervention de Emmanuel Macron

Réunion du 11 mars 2015 à 18h15
Commission des affaires économiques

Emmanuel Macron, ministre de l'Économie, de l'industrie et du numérique :

Madame Valter, pour vous répondre sur le rôle de l'État et la préservation des intérêts essentiels de la nation, je distinguerai deux cas : la gouvernance dans les co-entreprises qui concerne Alstom ; la partie nucléaire et la prise de participation au capital d'Alstom qui concernent l'État.

Dans toutes les co-entreprises, les conseils d'administrations seront paritaires, ce qui signifie que chaque groupe aura le même nombre d'administrateurs. S'agissant de la co-entreprise nucléaire, il y aura en plus un représentant de l'État pour surveiller et exercer les droits de vote. L'État aura en outre deux administrateurs au conseil d'Alstom grâce à l'accord avec Bouygues. Cette situation permet aux équilibres en termes de droits de vote de se traduire dans la gouvernance.

L'État pourra exercer, au sein de la co-entreprise dite GEAST, des droits spécifiques. Au titre de l'action de préférence de l'État, son représentant au conseil d'administration disposera des droits d'information et d'audit et des droits de veto sur les décisions stratégiques de la coentreprise. L'État sera donc en mesure de s'opposer à toute décision de fusion, de consolidation, de scission ou de réorganisation juridique significative de GEAST ou de l'une de ses filiales principales, hors opération intra-groupe, à toute décision qui serait de nature à mettre en péril l'intégrité et la continuité de fournitures de produits ou de services destinés aux réacteurs électronucléaires, à toute décision qui viserait à céder des actifs significatifs ou des branches d'activités, à toute décision de déplacer hors de France le centre de décision, les quartiers généraux, des activités significatives ou une partie significative du personnel, en particulier dans le domaine de la recherche et découverte (R & D), de la conception, de la fabrication, du marketing, de la vente des produits et services pour l'îlot conventionnel, à toute décision de résiliation ou de modification significative des droits de propriété intellectuelle accordés à GEAST pour la fourniture de produits et services pour les réacteurs nucléaires, ainsi qu'à toute modification de la feuille de route de R & D de GEAST.

Avec 20 %, l'État aura deux sièges au sein du conseil d'administration d'Alstom : c'est à la conclusion définitive des accords qu'il disposera des droits de vote de Bouygues. C'est la raison pour laquelle, monsieur Laurent, nous devons attendre les autorisations de Bruxelles. L'opération a été signée sous la réserve suspensive d'obtenir ces autorisations, notamment des autorités de la concurrence compétentes. Une fois ces autorisations obtenues, l'opération sera finalisée : Bouygues transférera à l'État ses droits de vote par le truchement de prêt de titres et celui-ci disposera, je le répète, de deux sièges au conseil d'administration. Le mécanisme que j'ai évoqué commencera alors à courir.

L'État pourra définir la nouvelle stratégie de transports – les investissements et les acquisitions éventuelles – et surveiller le développement de l'alliance entre General Electric et Alstom. Ses deux administrateurs seront présents dans l'entité faîtière qui aura 100 % du transport et aura la charge de représenter les intérêts d'Alstom dans toutes les coentreprises que nous avons mentionnées.

La position d'influence de l'État au conseil d'administration d'Alstom sera comparable à celle qu'il occupe aujourd'hui chez Safran ou Orange.

Le comité de pilotage nucléaire s'assure du respect des accords de pérennité signés avec EDF et Areva, du maintien des compétences et du respect du plan d'investissements en matière de R & D. Je le rappelle : l'ensemble des décisions sont prises par la co-entreprise. Nous avons de plus localisé une licence exclusive de toute la propriété intellectuelle de la partie nucléaire dans une société ad hoc, avec la possibilité, en vue de préserver les intérêts d'EDF et d'Areva, de recouvrer le plein exercice de la propriété intellectuelle si les accords n'étaient pas respectés par la co-entreprise. Ce mécanisme compliqué repose sur notre expérience, notamment les exemples que vous avez cités, monsieur Laurent et monsieur Fasquelle : il convient d'éviter que l'État ne soit floué en termes de propriété intellectuelle.

C'est la robustesse de ce dispositif que l'Agence des participations de l'État et la direction générale des entreprises ont pu certifier.

S'agissant de la sortie des trois coentreprises, des options à la main d'Alstom s'exerceront en 2018 et en 2019. Elles dépendront des décisions prises alors par l'entreprise. Notre souhait, aujourd'hui, est qu'Alstom reste au capital de ces coentreprises. L'État sera capable, une fois l'opération actuelle finalisée et dans le respect du droit boursier encadré par l'AMF, de garantir de manière pérenne sa présence au sein d'Alstom et la stabilité des structures de l'entreprise.

Monsieur Fasquelle, on peut avoir envie de refaire l'histoire. Votre commission a, ce matin, auditionné M. Kron : il vous a expliqué mieux que je ne pourrais le faire la difficulté dans laquelle se trouvait Alstom. C'est d'ailleurs parce que ce constat nous préoccupait que nous avions demandé nous-mêmes quelques mois plus tôt à Roland Berger un rapport sur la situation de l'entreprise. Notre critique porte sur le fait que, alors même que l'État avait engagé une réflexion stratégique et fait montre de sa volonté de travailler avec le dirigeant et ses actionnaires, celui-ci a mené dans le dos de l'État une opération qui n'était pas optimale en termes d'intérêts stratégiques. C'est ce qui nous a du reste conduits à modifier, monsieur Olivier Marleix, le décret de 2005, qui ne couvrait pas le champ de l'énergie. Je ne fais aucun reproche aux auteurs de ce décret : à l'époque, les échanges avec la Communauté européenne avaient conduit à exclure un grand nombre de domaines. L'analyse juridique que nous avons effectuée en mai 2014 s'est faite à la lumière de l'expérience italienne afin d'élargir au maximum le périmètre de ce décret. Si le décret de 2005 sur les investissements étrangers en France avait compris le secteur de l'énergie, il est évident qu'Alstom n'aurait pu mener une telle opération sans en référer aux pouvoirs publics. Je regrette donc à titre personnel la décision aussi bien de la direction générale que des actionnaires de ne pas informer les pouvoirs publics des négociations engagées.

Il n'est pas possible de se substituer aux dirigeants d'une entreprise, a fortiori lorsque l'État n'est pas au capital de ladite entreprise. L'expérience a du reste montré que l'État peut commettre, lui aussi, des erreurs particulièrement graves même lorsqu'il est majoritaire. Sachons raison garder. Entre mai 2012 et avril 2014, aucun professionnel n'est venu nous expliquer qu'Alstom courait à la catastrophe, même si la santé financière de l'entreprise n'était pas de nature à nous rassurer. Notre analyse, comme celle de Roland Berger, conduisait à la nécessité pour Alstom de trouver un partenariat, en raison même de l'effondrement du marché européen, dont dépend l'essentiel de son activité : elle vend dix turbines à gaz par an contre 150 pour General Electric. Il faut également compter avec le déferlement des acteurs asiatiques sur le marché. La situation d'Alstom n'était pas pérenne. La première erreur fut de faire entrer et de garder au capital Bouygues comme actionnaire de référence, alors même que cette entreprise n'était pas adaptée pour se substituer à l'État au capital d'Alstom : elle n'a jamais voulu réinvestir, ce qui nous a conduits, du reste, à demander à Roland Berger ce rapport. La seconde tient dans l'échec de la direction générale à conclure des partenariats avec de grands groupes émergents, ce qui aurait permis à Alstom de rebondir. J'ose espérer qu'elle a tenté cette voie – M. Kron me l'a affirmé –, qui aurait dû être empruntée bien avant 2012.

D'autres solutions étaient-elles envisageables ? « Il ne faut pas prendre toutes les mouches qui volent pour des idées », aimait à rappeler un grand ancien. Les solutions que vous avez présentées comme des alternatives françaises n'existaient pas, qu'il s'agisse de DCNS ou d'Areva. Au vu de leur situation actuelle, quel aurait pu être leur schéma industriel ? Aucune de ces entreprises n'était en mesure d'opérer sur l'intégralité de la branche énergie d'Alstom. Nous les avons d'ailleurs sollicitées, aux côtés d'EDF, de Safran et de Thales : aucune n'a été intéressée. La réalité opérationnelle dans laquelle évoluent ces entreprises est celle d'une concurrence internationale effrénée. Ces grands champions sont nés alors que la France développait son parc nucléaire, ce qui n'est plus le cas. Depuis cette période, de grands acteurs internationaux ont surgi, notamment chinois ou américains. Les acteurs français ont à faire face à une concurrence qui n'existait pas il y a encore seulement dix ans. Aucun d'entre eux n'était donc en situation de mettre en place un schéma industriel incluant Alstom.

Prendre davantage de temps aurait été une véritable erreur industrielle en raison à la fois de la faiblesse de l'entreprise sur le marché des turbines, qui n'offrait plus de perspectives au-delà d'un an, et de la nature même de ce marché. Nous avons interrogé l'ensemble des clients d'Alstom – Siemens et Mitsubishi vous le diront : compte tenu des incertitudes pesant sur l'entreprise, ils s'interrogeaient sur sa capacité à livrer les centrales et à en opérer les services adjacents. De telles incertitudes ont pour effet d'assécher les commandes tout en comportant des risques de dénonciation des commandes en cours. Voulions-nous tuer la branche énergie d'Alstom ? Nous avons été collectivement mis devant le fait accompli. Je le répète : compte tenu de la situation du marché, nous ne disposions pas de temps supplémentaire.

S'agissant de l'enquête de la justice américaine, j'ai posé la question de manière très directe à M. Kron. À titre personnel, en effet, j'étais moi-même persuadé du lien de cause à effet entre cette enquête et la décision de M. Kron, mais nous n'avons aucune preuve. M. Kron m'a assuré que cette procédure n'avait eu aucune influence. Je ne dirai pas que ma conviction intime ne rejoint pas la vôtre sur certaines de vos interrogations, mais, je le répète, nous n'avons aucun moyen de l'établir. Tous les pays ont des législations contre la corruption – c'est une obligation de l'OCDE : des procédures ciblant de nombreuses entreprises sont en cours dans de nombreux pays. Le consensus qui s'est forgé au sein tant des partenaires sociaux d'Alstom que du conseil d'administration m'a conduit à relativiser l'impact de cet élément. Il est indispensable que les entreprises françaises soient, à l'étranger, très vigilantes sur leurs pratiques en étant moteurs de la lutte contre la corruption. La justice française a parfois condamné des dirigeants étrangers dans des cas comparables. Les États-Unis sont un partenaire régulier de la France et nous opérons de manière régulière sur leur territoire. Il ne m'appartient pas de commenter une décision de la justice américaine. J'ignore si cette enquête a eu un poids psychologique sur la décision de M. Kron. Le respect mutuel que la France et les États-Unis se portent nous conduit à refuser de croire à une manipulation américaine par le truchement d'une décision de justice.

Il convient en revanche de mieux protéger nos entreprises, qu'il s'agisse du secret des affaires ou de leur protection légale. C'est un véritable chantier : je souhaite que nous remettions collectivement sur le métier l'ouvrage préparé par plusieurs parlementaires. C'est absolument nécessaire pour les grandes entreprises françaises.

Monsieur Baupin, s'agissant du nucléaire, les turbines installées en France ont été fabriquées par Alstom. À l'export, des turbines Siemens et Mitsubishi Heavy Industries font partie de projets Areva. De plus, Alstom n'exporte pas seulement dans le cadre de projets conduits par Areva ou EDF. L'architecture du nucléaire est donc plus ouverte et plus compliquée que celle que vous avez dessinée.

Le Gouvernement a par ailleurs conduit General Electric à relocaliser des activités et des centres de décision dans le secteur des énergies renouvelables. S'agissant plus particulièrement de l'éolien en mer, celui-ci a bénéficié de deux leviers importants : un marché national significatif et une stratégie industrielle globale avec la participation des acteurs sur toute la chaîne du marché. Nous voulons continuer en ce sens. C'est à cette fin que nous avons consolidé un des acteurs, à savoir Alstom. Areva, de son côté, souhaite également restructurer cette part de son activité. La politique du Gouvernement tend à une conservation des activités françaises dans ce secteur.

Madame Dubié, vous avez évoqué les difficultés de Eiffage Énergie, qui a perdu un contrat de sous-traitance majeur sur le site d'Alstom à Tarbes, et de deux sites, filiales de Cegelec, du groupe Vinci, menacés par le retrait d'Alstom. J'ai déjà saisi les services de l'État. Ces entreprises sont des filiales de grands groupes en bonne santé financière, qui doivent prendre leurs responsabilités. Des discussions doivent être menées entre le client Alstom et ses fournisseurs et sous-traitants pour limiter l'impact des décisions prises sur l'activité et la pérennité de ces sites. Alstom-Tarbes a d'ailleurs déclaré que ses activités sur ses sites de chaudronnerie et de câblage étaient stratégiques dans la mise au point des prototypes. Alstom suit donc de près le dossier et nous suivrons, nous aussi, scrupuleusement l'évolution des discussions pour éviter que l'opération concernant le rachat d'Alstom n'ait des conséquences injustifiées sur les sous-traitants. Les grands groupes ne doivent pas se désengager de leurs responsabilités à l'égard de leurs filiales sous-traitantes.

Je tiens par ailleurs à rappeler l'importance du marché français du ferroviaire pour Alstom Transport et ses 5 000 sous-traitants : 20 % du chiffre d'affaires ferroviaire du groupe est réalisé en France. Trois projets importants sont attendus : TGV du futur, RER NG et TER et trains d'équilibre du territoire (TET). Il faut savoir que, pour un emploi chez Alstom, il y a trois emplois chez ses sous-traitants. Nous serons assurément vigilants en termes de commandes publiques, mais notre objectif est de renforcer la compétitivité d'Alstom Transport à l'international, là où résident les vraies capacités de développement.

Monsieur Azerot, vous m'avez interrogé sur la sécurisation de l'approvisionnement électrique de Cuba. Alstom est présent à Cuba, grâce à la garantie apportée par la COFACE, depuis la construction de la centrale thermique de Matanzas en 1985, qui est la plus importante de l'île et qui peut représenter, selon les saisons, jusqu'à 20 % de la consommation électrique du pays. Des solutions sont sur le point d'être finalisées pour garantir la continuité du fonctionnement de cette centrale. La société française Devexport, qui assure depuis une quinzaine d'années la fourniture d'équipements et de matériels destinés à la centrale, devrait coordonner les activités de maintenance après le 30 juin, à la tête d'un consortium qui pourrait regrouper notamment les français CNIM Babcock Services, Jeumont Electric et Sulzer Pompes, ainsi que le roumain General Turbo. Des accords sont en voie de finalisation avec Alstom sur la propriété intellectuelle, les pièces de rechanges et les logiciels. L'objectif est de préserver la capacité de production énergétique de la centrale thermique dont la maintenance est à ce jour assurée par Alstom. Les services du ministère de l'économie sont mobilisés : ils ont reçu le 11 décembre 2014 des représentants cubains.

C'est vrai que le Gouvernement a longtemps envisagé une alliance entre Siemens et Alstom – M. Baupin a évoqué l'Airbus du renouvelable : or non seulement Siemens n'a pas été en mesure de fournir une offre engageante, mais c'est le groupe allemand lui-même qui s'est tourné vers Mitsubishi pour édifier un partenariat où le groupe japonais devenait dominant. C'est la preuve de l'incapacité de Siemens à trouver un consensus en son sein. De fait, un partenariat Alstom-Siemens ne faisait qu'additionner les difficultés – les conclusions du rapport de M. Berger allaient en ce sens – en surconcentrant les problèmes au plan européen. De plus, l'impact social d'un tel rapprochement aurait été critique avec un grand nombre de suppressions d'emploi à la clé. Enfin, les cultures d'entreprises de ces deux concurrents – cette dimension psychologique a son importance – étaient fondées sur un fort antagonisme. On ne peut pas forcer un mariage. Le rapprochement était impossible, outre qu'il n'était pas vraiment désiré par Siemens.

S'agissant de l'éolien en mer, un tel rapprochement aurait déstabilisé le schéma industriel français, du fait que Siemens possède déjà ses usines en Allemagne : les positions concurrentielles des deux partenaires auraient eu des conséquences négatives sur l'emploi.

Si je suis favorable au rapprochement franco-allemand dans le cadre de partenariats stratégiques, il ne faut pas se cacher les difficultés d'un partenariat entre deux entreprises qui se sont développées en concurrence parallèle sur chacun de leurs secteurs.

Monsieur Taugourdeau, je tiens à rappeler que l'AMF est une autorité administrative indépendante ; elle a suspendu le titre Alstom durant une journée après la fuite des informations sur le rapprochement d'Alstom et de General Electric et l'aveu de la direction générale de l'entreprise sur une offre de GE – l'impact à la hausse de cette fuite sur le cours d'Alstom avait été majeur. Cette décision de l'AMF a été prorogée plusieurs jours, avant que le titre ne soit de nouveau coté en dépit de la poursuite de la discussion. Mon prédécesseur, par souci de transparence, avait mandaté M. Prada, ancien président de l'AMF, pour surveiller, en tant que personnalité qualifiée et indépendante, l'équité du processus.

Durant les discussions entre Alstom et General Electric, notre inquiétude portait sur la pérennité de la production des turbines Arabelle et, par voie de conséquence, sur celle de la politique d'exportation d'Areva et d'EDF. C'est la raison pour laquelle nous avons prévu le montage compliqué que j'ai déjà évoqué – parité des droits de vote et présence d'un représentant de l'État. Seule la coentreprise est habilitée à prendre des décisions en matière de turbines nucléaires. General Electric n'est donc pas en situation de bloquer les décisions industrielles et opérationnelles. Le groupe américain ne peut non plus exercer aucune pression en matière de propriété intellectuelle. En cas d'antijeu mené par General Electric, nous pourrions activer les accords de pérennité et donc récupérer la licence exclusive de la propriété intellectuelle au bénéfice d'Areva et d'EDF. Tel est le double pare-feu que nous avons mis en place pour prévenir toute tentation.

L'information du conseil d'administration est de la responsabilité des dirigeants. Le projet a été défendu par les actionnaires. Si l'État n'avait pas exercé une pression très forte dès les premiers jours, le conseil d'administration d'Alstom aurait émis un avis favorable à l'opération et tout aurait pu être finalisé le lundi. Si je n'ai pas la preuve que les membres du conseil d'administration ont été informés avant le Gouvernement, je crois toutefois qu'ils l'ont bien été.

Quant à la prime de 4 millions d'euros qu'a reçue M. Kron pour avoir mené cette opération, elle peut faire l'objet de prises de position morales et politiques. Faut-il légiférer ? Le code AFEP-MEDEF est-il suffisant ? Rien n'interdit à des actionnaires de récompenser un dirigeant par un bonus exceptionnel s'ils considèrent qu'il a bien travaillé. Manifestement, les actionnaires d'Alstom sont contents de cette opération, mais à titre personnel, je ne la considère pas comme une grande victoire. Nous n'avons pas été en mesure de démontrer qu'il était possible de réaliser une opération plus intelligente. M. Kron a redressé cette entreprise : c'est un fait. Il faut lui rendre ce mérite. Fort de son expérience et de sa connaissance du secteur, il affirme n'avoir pas eu d'autre option pour éviter à l'entreprise de se retrouver dans la situation de stress financier qui était la sienne il y a dix ans. Il en a manifestement convaincu son conseil d'administration : d'où le bonus qu'il a touché. Reste que, sur le plan politique et moral, nous ne saurions nous satisfaire d'un tel comportement, qui est contraire à la pédagogie que nous voulons promouvoir dans la vie des affaires et aux principes éthiques que les grandes entreprises doivent respecter, d'autant qu'il n'est ni possible ni souhaitable de légiférer sur tout.

Vous m'avez également interrogé sur le CAC40 et les investissements étrangers. Notre politique vise à renforcer notre attractivité notamment en améliorant les dispositifs fiscaux et d'installation des grands groupes. Nous travaillons sur deux axes complémentaires : attirer les grands investissements et inciter nos grandes entreprises à maintenir leurs centres de décisions en France. Le défi que notre pays a à relever est le suivant : comme nos grandes entreprises, depuis quinze ans, se sont largement développées à l'international, elles ont parallèlement réduit leur part commerciale sur le territoire français. Nous devons, via notamment des dispositions législatives adéquates, la qualité de notre environnement social, économique et financier et une forme d'éthique collective, les maintenir sur le territoire français. Cette responsabilité collective implique une grande cohérence de tous les décideurs politiques et économiques.

S'agissant des contrats signés avec le ministère de la défense relatifs aux turbines, des engagements de continuité des activités ont été pris dans le cadre de la procédure relative aux investissements étrangers en France, qui prévoient des contrats de maintenance avec DCNS pour certains équipements du Charles-de-Gaulle et des sous-marins nucléaires, bien qu'aucun n'ait été jugé critique par le ministère de la défense, ainsi que des contrats de maintenance avec Thales-Alenia Space pour les systèmes de positionnement d'antennes satellite. Le principe de continuité de ces activités a donc été consacré et l'intégralité de nos positions sur ce point protégée.

Monsieur Olivier Marleix, je partage comme vous l'esprit du décret qui a été pris par mon prédécesseur au printemps 2014 : M. Montebourg et moi-même avons travaillé de concert sur cette opération. Je ne sais si la forme de libéralisme que l'on m'attribue est un compliment ou un reproche : tout dépend, je suppose, et de la personne qui me l'attribue et du contexte. Ce que je crois, c'est qu'on crée de l'emploi et de l'investissement avec les entreprises. Attirer les investissements tant français et qu'étrangers est donc une bonne chose. Toutefois, être attractif et être compétitif ne signifie pas être ouvert à tous les vents. C'est pourquoi nous devons être capables de bloquer des opérations qui porteraient atteinte à notre souveraineté nationale ou à nos intérêts, à la fois en recourant à des dispositifs réglementaires et en donnant à l'État, via notamment la Caisse des dépôts, la possibilité de coordonner une stratégie d'influence et de présence actionnariales minimales au capital des grandes entreprises stratégiques, qui sont sensibles en termes d'emploi, de R & D et donc de souveraineté économique.

Les intérêts essentiels de la nation, tels que définis par le Conseil constitutionnel, ont été pris en considération, par voie d'un amendement déposé par Mme Valter, dans le projet de loi pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques. Le décret de 2014 définit, quant à lui, de manière plus spécifique les secteurs dans lesquels les intérêts de souveraineté de l'État pourraient être mis en cause. Ce distinguo doit être opéré, du fait que les intérêts essentiels de la nation peuvent concerner tous les secteurs : ils visent la préservation des intérêts stratégiques patrimoniaux de l'État.

Enfin, la direction générale des entreprises, l'Agence des participations de l'État et le Trésor s'impliquent aujourd'hui fortement dans la stratégie de veille et de sauvegarde. J'ai demandé à ces trois administrations de mettre en place une force opérationnelle assurant une veille sur les entreprises stratégiques, plus large que le décret IEF. Il convient d'assurer les fonctions, d'une part, de veille stratégique économique et, d'autre part, d'intelligence économique, qui sont complémentaires – la fonction d'intelligence économique, structurée à Matignon, est en voie de renforcement. Je suis prêt à revenir devant votre commission pour débattre plus longuement de ces sujets, auxquels nous avons tous insuffisamment travaillé jusqu'à présent – peut-être parce que la tradition française nous conduisait à faire cette impasse. Il faut renforcer nos dispositifs en la matière.

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