Intervention de Patrick Pouyanné

Réunion du 8 juillet 2015 à 9h30
Commission des affaires économiques

Patrick Pouyanné, directeur général et président du comité exécutif de Total :

Je voudrais vous remercier de m'accueillir pour la première fois.

Comme vous l'avez remarqué, je n'ai pas le même titre que mon prédécesseur. Dans les circonstances dans lesquelles s'est faite la transition, Total s'est en effet réorganisé : Thierry Desmarest, le père du groupe, a repris du service et est redevenu président du conseil d'administration ; je suis moi-même devenu directeur général. À la fin de l'année, le conseil d'administration a décidé de réunir à nouveau les deux fonctions de président et de directeur général du comité exécutif et de nommer, sans doute pour des raisons de gouvernance, un administrateur référent qui viendra s'installer au sein du conseil.

Cela étant dit, le contexte dans lequel vit Total renvoie au fait qu'une entreprise d'énergie pétrolière doit tenir compte de deux dimensions : une dimension de court terme, et une dimension de moyen et long terme.

Lorsque l'on travaille dans l'énergie, on investit dans des projets pour vingt ou vingt-cinq ans, voire davantage. Il faut toujours avoir en vue cet horizon de moyen et long terme qui pose d'ailleurs, du fait de l'évolution du mix énergétique, un vrai challenge à une entreprise comme la nôtre. Et puis il y a le court terme, marqué par la volatilité des prix de la matière première. Ainsi, le prix du brut a été divisé par deux entre l'été 2014 et janvier 2015, passant de 110 dollars le baril à 45 dollars, pour remonter à près de 65 dollars – soit une hausse de plus de 30 % – avant de perdre 10 % en trois jours, retombant à 55 dollars le baril. Cette forte volatilité nous oblige à des adaptations à court terme.

En fait, nous vivons actuellement un cycle de la nature de ceux qu'on nous l'enseigne à l'école. À partir de 2002, le prix du brut est monté brutalement de 20 ou 30 dollars à 100 dollars. La multiplication par cinq du chiffre d'affaires des entreprises – et donc de leur capacité d'investissement – a eu deux effets.

Elle a d'abord eu un effet sur la demande, lent mais régulier, dont on se rend compte aujourd'hui. Ceux qui consomment de l'énergie se sont tournés vers d'autres sources d'énergie ou ont cherché à faire baisser leur facture en faisant des économies d'énergie, ce qui est plutôt vertueux. Ces comportements d'efficacité énergétique, de divers ordres, ont favorisé l'émergence de nouvelles énergies, dont les énergies renouvelables. La croissance de la demande en énergie s'est mise à diminuer, d'où une moindre croissance, et un manque de demande par rapport aux anticipations.

Au même moment, ce prix élevé a favorisé l'offre. Des acteurs de plus en plus nombreux se sont tournés sur le marché pétrolier et ont fait des projets d'investissement. Non seulement de grands acteurs pétroliers comme Total, mais également des entreprises de taille plus petite ou moyenne, se sont mis à explorer et à découvrir du pétrole.

En 2014, nous avons donc assisté à la conjonction d'un ralentissement de la demande et d'un excès de l'offre. Le marché s'est trouvé quelque peu suralimenté, le prix du baril ayant favorisé les investissements. Une entreprise comme Total a augmenté, entre 2002 et 2012, ses investissements de 10 milliards à 25 milliards par an, ce qui est absolument gigantesque.

Cette année-là, toutes les anticipations se sont révélées fausses : l'Agence internationale de l'énergie (AIE) annonçait une demande en augmentation d'un million de barils par jour, alors qu'elle a été de 0,6 million de barils par jour. Et l'offre qui aurait dû augmenter d'1 million - 1,2 million de barils par jour, a augmenté de plus de 2 millions de barils par jour. Le marché s'est effondré.

En outre, la hausse du prix du baril à 100 dollars a favorisé l'innovation et l'accès à de nouvelles ressources : les hydrocarbures non conventionnels, principalement aux États-Unis. Sur les 111 000 puits qui ont été forés, 110 500 l'ont été aux États-Unis.

Dans ce pays, pour des raisons que je ne m'explique pas complètement, on a d'abord trouvé du gaz de schiste et, depuis trois ou quatre ans, du pétrole de schiste dont la production atteint aujourd'hui près de 5 millions de barils par jour. Ainsi, entre 2012 et 2014, la production de pétrole de schiste américain est passée de 2 à 5 millions de barils par jour, ce qui est absolument colossal – la production mondiale de pétrole étant de l'ordre de 90 millions de barils par jour.

En conclusion, il y a eu non seulement beaucoup de projets, mais une offre abondante, que l'accès aux hydrocarbures non conventionnel est encore venu renforcer. D'où la baisse (de la demande et des prix).

Que va-t-il se passer ? Je ne suis pas Mme Soleil. Je sais toutefois qu'il faut tenir compte d'une certaine force d'inertie. Dans notre industrie, quand on a investi et foré des puits de pétrole, même si le prix chute, la production continue. En effet, l'investissement a été fait, et tant que le prix du baril, même à 50 dollars, permet de couvrir les coûts opérationnels, mieux vaut produire qu'arrêter la production. Je dirais même plus : les comportements sont exacerbés et tout le monde devient égoïste. Pour une entreprise comme Total, passer de 100 dollars à 50 dollars du baril se traduit par une perte de 10 milliards de dollars de cash par an, sur un programme d'investissement de 25 milliards qu'on ne peut pas arrêter du jour au lendemain.

En 2015, y compris aux États-Unis, la production de pétrole de schiste continuera à augmenter. En effet, même si les acteurs américains ont fortement réduit leurs investissements, tout ce qui avait été investi va continuer à produire. Il y a donc une rémanence. De la même façon, tous les projets dont je vous parlais, ceux de Total comme ceux des autres compagnies, se poursuivront.

Voilà pourquoi, dans les trois ou quatre prochaines années, l'offre restera abondante. Qu'en sera-t-il de la demande ?

Le fait que le baril soit passé 100 dollars à 50 dollars a permis de relancer la demande de façon spectaculaire. En 2014, la demande n'avait crû que de 0,6 million de barils par jour. Et alors que l'AIE tablait sur une augmentation de 0,9 million de barils par jour en 2015, on parle aujourd'hui d'une augmentation de 1,4 – 1,5 million de barils par jour.

La baisse du prix du pétrole a donc permis de relancer la demande. Par exemple, dans un pays comme l'Inde, un baril de pétrole à 100 dollars est trop cher, mais à 50 dollars, ce n'est plus tout à fait la même chose. Par ailleurs, on assiste en Europe à une reprise de la croissance qui consomme un peu plus d'énergie. Il en est de même aux États-Unis et au Japon. Ainsi, la demande repart. Pour autant, l'offre reste abondante.

En 2015, les déséquilibres vont persister, avec plus d'accroissement de l'offre que d'accroissement de la demande. En ce moment, le marché a tendance à être un peu baissier. En 2016, je pense que contexte sera le même. Après, le pétrole ne réagit pas qu'à l'offre et à la demande : il réagit aussi à la géopolitique. Or s'il y a bien une zone du monde où je n'ai jamais vu autant de troubles et de conflits, c'est bien le Moyen-Orient et l'Afrique du Nord, où se trouvent les plus grands fournisseurs de cette matière première. D'autres éléments peuvent donc impacter cette économie.

Cela étant, il y a plus de gagnants que de perdants. Certes, les compagnies pétrolières pleurent et certains petits pays producteurs souffrent. Mais il y a un énorme transfert de ressources des pays producteurs vers les pays consommateurs, et il y a plus de pays consommateurs que de pays producteurs. Globalement, pour l'économie mondiale, une énergie moins chère est plutôt un facteur favorable.

Il faut tout de même garder en tête le long terme. Je vous remercie pour votre introduction, monsieur le président, parce que j'ai parfois l'impression que Total va rapidement disparaître. Et je voudrais vous donner certains chiffres – non pas les miens, mais ceux de l'AIE.

L'année dernière, les énergies fossiles représentaient plus de 80 % du mix énergétique mondial – le pétrole, 31 %, le charbon, 30 %, et le gaz, 20 %.

Dans le scénario le plus « climato-compatible », ou « scénario 450 ppm » qui correspond à une augmentation de 2 degrés, les énergies fossiles représenteraient 60 % : le pétrole seulement 20 %, le gaz 22 %, et le charbon un peu moins de 20 %.

Mais ce pourcentage de 60 % s'applique à une demande qui est globalement beaucoup plus forte. N'oublions pas que sur la planète, aujourd'hui, 1,5 milliard de personnes n'ont pas accès à l'énergie. On peut donc imaginer qu'entre 2012 et 2030, la demande en énergie augmentera de 30 %. Est-ce bien « climato-compatible » ? C'est en tout cas conforme à la réalité de la planète, à l'aspiration d'un certain nombre de peuples à accéder à l'énergie et au fait que la population va sans doute elle-même augmenter.

On a donc besoin d'énergies fossiles. Total n'est d'ailleurs pas qu'une entreprise pétrolière, même si c'est ainsi qu'on la voit. En fait, nous sommes aujourd'hui pour moitié une entreprise pétrolière, et pour moitié une entreprise gazière. Le virage a été pris il y a quelques années. De fait, le marché du pétrole croît peu, entre 0,5 et 1 % par an, alors que le marché du gaz croît beaucoup plus vite, de 2 à 4 % par an.

Parmi les trois énergies fossiles, charbon, pétrole, gaz, c'est le charbon « l'ennemi », sur le plan des émissions climatiques. Le gaz est plutôt la « bonne » énergie à développer puisqu'une centrale au gaz émet deux fois moins de CO2 qu'une centrale au charbon. Si l'on remplaçait toutes les centrales électriques au charbon par des centrales au gaz, on règlerait une partie de la problématique climatique. Le gaz reste une énergie fossile, mais celle-ci a le mérite d'être beaucoup moins émettrice. Nous sommes de plus en plus gaziers. C'est un aspect de notre contribution aux enjeux posés par le changement climatique.

Total est par ailleurs un acteur pétrolier et gazier intégré. Nous sommes présents tout le long de la chaîne, et notre stratégie est de continuer ainsi. Nous produisons, nous transportons, nous raffinons, nous transformons en produits pétrochimiques et nous distribuons. Nous allons jusqu'au client final. C'est bien l'ensemble de cette chaîne pétrolière qui nous permet aujourd'hui de faire face en Europe, en Afrique, et dans l'ensemble des pays où nous sommes implantés. C'est un de nos fondamentaux.

En même temps, nous sommes confrontés aux défis du changement climatique. Je le vois plutôt comme une opportunité. Le mix énergétique va en effet évoluer. Si les énergies fossiles représentent demain 60 %, les énergies renouvelables auront leur part. Or les marchés des renouvelables connaissent une croissance forte. En ce moment, celle du solaire est de 10 %.

En tant que producteurs d'énergie, nous avons donc décidé d'une stratégie renouvelable. Aujourd'hui, 3 % des capitaux de Total – ce qui représente tout de même 3 milliards de dollars – sont consacrés au solaire. Nous sommes les actionnaires majoritaires de la société SunPower, basée en Californie, qui se développe vite et qui est devenue le numéro 2 mondial de fabrication de modules solaires. Elle est présente aux États-Unis, au Chili et dans d'autres pays du monde, y compris en France, même si c'est de façon plus modeste.

Nous pensons que la place prise par les énergies renouvelables croîtra dans les prochaines années, dans la mesure où le business rejoint l'écologie. La situation évoluera grâce aux acteurs économiques et aux décisions qui seront prises – cadres réglementaires ou incitations économiques. J'ai d'ailleurs contacté certains collègues pétroliers pour que l'on clarifie la tarification du carbone. En effet, ceux qui investissent dans l'énergie ont besoin de signaux directeurs, y compris sur le prix du carbone, pour faire de bons choix d'investissement. Comme ces marchés du renouvelable vont croître, nous avons décidé de nous y engager et nous poursuivrons cet effort. Je pense qu'à l'horizon de quinze ans, ce secteur fera au moins 10 à 15 % du portefeuille de Total. Mais bien sûr, notre groupe restera un acteur pétrolier – et sans doute plus gazier que pétrolier, comme je l'ai déjà indiqué.

À court terme, comment réagit-on ? Il est clair qu'il nous manque 10 milliards de dollars. Mais notre groupe est une des plus grandes entreprises mondiales, et nous avons un avantage : notre bilan financier. En outre, nous avons accès à de l'argent pas cher. On ne prête qu'aux riches, et quand la situation est mauvaise on prête encore plus facilement aux riches qu'aux autres. Cela dit, nous sommes faiblement endettés : 30 % de nos capitaux, ce qui, pour un groupe de cette taille, n'est pas un souci. Nous pouvons donc faire face.

Pour autant, je reconnais qu'il nous a fallu prendre des mesures. Dans l'industrie pétrolière, on dépense beaucoup d'argent, et quand on passe d'un monde à 20 dollars le baril à un monde à 100 dollars le baril, on multiplie ses revenus par cinq. Vous imaginez bien que notre habitude n'était pas de contrôler nos coûts tous les matins. Mais ça l'est devenu quand le baril est passé de 100 à 50 dollars le baril. Il y a eu une prise de conscience collective. Nous contrôlons nos dépenses, ce qui nous a conduits à prendre un certain nombre de décisions sur lesquelles je pourrai revenir.

Mais le groupe résiste. Malgré la chute du prix du brut, nos résultats sont en recul d'à peu près 20 %, alors que le brut a reculé de 50 %. Nous compensons en partie les pertes subies au niveau de la production de pétrole grâce à nos autres métiers. La chaîne intégrée permet de récupérer une partie de la valeur. Globalement, aujourd'hui, les résultats du groupe sont partagés : 50 % dans la partie amont, la production, et 50 % dans la partie transformation. C'est pour cela que nous croyons à ce modèle de chaîne intégrée.

Voilà ce que je pouvais vous dire en introduction. Mon point de vue est qu'il faut réagir à court terme, mais qu'il ne faut pas surréagir. Nous avons la capacité de continuer à investir. Garder une vision à moyen et long terme est essentiel dans l'énergie. Et justement parce que nous avons construit un groupe de cette taille, nous pouvons faire face, y compris aux temps les plus durs. Je dirais même que les temps un peu plus difficiles offrent des opportunités aux groupes les plus forts, dans la mesure où les acteurs concurrents les plus petits sont ceux qui souffrent davantage.

Je ne suis pas intervenu sur les sujets nationaux. Mais je suis sûr qu'au cours du débat, j'aurai à répondre à des questions sur le raffinage, la pétrochimie et les stations-service.

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