Intervention de Patrick Pouyanné

Réunion du 8 juillet 2015 à 9h30
Commission des affaires économiques

Patrick Pouyanné, directeur général et président du comité exécutif de Total :

Je vais répondre aux questions dans l'ordre où elles ont été posées.

Honnêtement, monsieur Kemel, nous ne nous occupons pas de méthanisation du gaz. Je lis cependant avec intérêt les documents qui s'y rapportent, et il me semble que les volumes concernés sont encore relativement faibles.

Nous sommes essentiellement producteurs et transporteurs de gaz ; nous le liquéfions et nous le vendons à des clients industriels ou commerciaux. J'ai moi-même travaillé pendant trois ans dans le bassin minier, au début de ma carrière. Je connais bien cette région et je sais ce que l'on a fait pour valoriser le gaz des mines. Total s'y est d'ailleurs intéressé plusieurs fois. Mais il se trouve que l'organisation d'une grande entreprise n'est pas forcément adaptée à certains « petits » sujets. Cela dit, je ne suis pas contre, et je prends positivement en compte votre remarque.

Maintenant, pourquoi m'a-t-on traité de militant écologiste ? Parce qu'au début de ma carrière, j'ai passé cinq ans à m'occuper d'environnement : trois ans à travailler sur les installations classées dans le Nord-Pas-de-Calais, pendant lesquels j'ai essayé de convaincre des industriels de maîtriser leurs risques et leurs émissions ; puis un an et demi auprès du Premier ministre, comme conseiller pour l'environnement. Ensuite, il se trouve que je suis rentré chez Total. Après tout, si le patron de Total peut, par sa propre expérience, influencer le cours des choses, ce n'est pas si mal. J'ai au moins expliqué à mes collègues qu'en face d'eux, dans l'administration française, il y avait des personnes compétentes qu'il fallait respecter et avec lesquelles il convenait de dialoguer. Mais cela ne fait pas de moi un militant écologiste. Je suis le patron de Total et on aurait tôt fait de m'accuser de faire du greenwashing !

Il est cependant indiscutable qu'en matière d'énergie, il y a des évolutions, que des marchés vont se développer, sur lesquels, en tant que producteurs d'énergie, nous devrons nous positionner. Si j'arrive à mettre nos capacités financières au bénéfice de l'émergence de filières d'énergie renouvelable rentables, j'aurai fait concorder l'objectif économique et l'objectif écologique.

Monsieur Fasquelle, vous m'avez d'abord interrogé sur la loi de transition énergétique. Cette loi, qui me paraît assez bien équilibrée, dispose qu'il y aura 30 % de moins de consommation d'hydrocarbures à l'horizon 2030, ce qui ne peut qu'interpeller les producteurs d'hydrocarbures. En effet, cela signifie concrètement qu'il faudra une à deux raffineries de moins en France. De notre côté, nous avons décidé, pour d'autres raisons, de faire évoluer un de nos sites. Nous avons donc déjà fait la moitié du chemin préconisé par la loi. La perspective fixée étant de quinze ans, nous avons le temps de voir venir. Moi qui déplore parfois que les textes, notamment en matière fiscale, évoluent au gré des sessions, je reconnais que cette fois-ci, nous avons de la visibilité. Après, à nous de nous adapter avec nos équipes.

Vous m'avez ensuite interrogé sur l'avenir du nucléaire. Je ne peux pas vous répondre comme patron de Total, qui est un groupe pétrolier et gazier. Mais je peux le faire en tant que citoyen. Le nucléaire est indiscutablement une force de notre pays. Il est donc temps qu'en France la filière nucléaire s'organise, et que les gens coopèrent.

Le coût de l'énergie est compétitif en France, ce qui constitue un avantage. Je suis producteur d'énergie, mais aussi consommateur d'énergie pour le raffinage et la pétrochimie et pour moi, le coût de l'énergie est un des facteurs majeurs des coûts de production. Nous devons donc faire en sorte que nos choix n'aboutissent pas à renchérir le coût de l'énergie, très attractif pour les industriels qui veulent s'implanter dans notre pays.

J'observe par ailleurs que le nucléaire est une des filières d'excellence de la France. Mais d'autres pays, comme la Chine, sont en train de développer des filières d'excellence. Je ne serais pas surpris que les Chinois qui, pour l'instant, se développent au travers de transferts de technologie venant de France, offrent ensuite leur technologie nucléaire à des pays comme l'Inde. Nous pouvons donc être en compétition.

Le seul message que j'aurais à faire passer est le suivant : il faut que cette filière s'organise et développe des outils, des projets, qu'elle soit compétitive à l'étranger, et que le coût de l'énergie reste compétitif en France.

Monsieur Fasquelle, vous avez également évoqué le marché des lubrifiants. Sachez que nous sommes le numéro 4 mondial, avec une part de marché de l'ordre de 4 à 5 %. Nous venons d'ouvrir une usine à Singapour. Nous disposons ainsi d'un outil moderne qui va nous permettre d'alimenter notre croissance future dans le domaine des lubrifiants. Il y a quelques grands acteurs pétroliers sur ce marché, dont Total fait partie. Nous voulons continuer à nous développer, notamment, sur l'Asie. D'où ce positionnement à Singapour.

Nous avons par ailleurs engagé en Russie à peu près 10 milliards de capitaux, soit 10 % du groupe. C'est donc un engagement lourd.

Nous sommes actionnaires, à un peu plus de 18 % - soit environ 6 milliards de dollars – de Novatech, le premier indépendant gazier russe, une grosse entreprise qui se développe très vite.

Nous sommes engagés historiquement dans un champ de production de pétrole, celui de Kharyaga. Nous sommes ainsi opérateurs en zone arctique. C'est un petit champ de 30 000 barils par jour, où nous investissons en ce moment.

Nous sommes rentrés aussi dans un très grand projet de gaz naturel liquéfié, dans la péninsule de Yamal, à 500 km au nord du cercle arctique, où je me suis rendu au printemps. À l'heure actuelle, 9 000 personnes y construisent une usine dans le cadre d'un projet de 27 milliards de dollars. La péninsule de Yamal est une gigantesque éponge de gaz, de la taille des plus grandes réserves du monde, comme celles d'Iran et du Qatar. L'amplitude des températures qui y règnent, de – 40° à + 30°, constitue un défi technologique majeur. Il faut innover, et notamment construire des méthaniers brise-glace pour récupérer le gaz naturel liquéfié et le livrer sur les marchés asiatique et européen. Là encore, nous sommes fortement engagés – à hauteur de 20 %.

Les projets gaziers de cette nature ne sont pas touchés par les sanctions américaines et européennes. Nous ne sommes donc pas concernés sur le plan technologique. En revanche, nous sommes concernés sur le plan financier : nous n'avons pas le droit de financer ce projet en dollars, ce qui constitue une difficulté. Nous allons donc utiliser d'autres monnaies comme l'euro, ou le yuan dans la mesure où nous sommes également partenaires avec les Chinois. Cela dit, nous avions déjà investi 10 milliards de dollars en 100 % – sur les 27 milliards du projet.

Le projet Stokman avait été lancé en partenariat avec GazProm, qui nous avait ramenés en Russie en 2007. Ce projet a été arrêté il y a trois ans – avant le conflit avec l'Ukraine – parce qu'il aurait coûté trop cher : près de 40 milliards de dollars. Nous avions alors sur notre bureau le projet de Yamal d'un côté, et le projet de Stokman de l'autre, et nous avons considéré qu'il était plus efficace de travailler avec Novatech qu'avec GazProm.

Ce projet a donc été arrêté. Dans la mesure où nous y avions passé beaucoup de temps et que l'on y avait tout de même déjà investi un milliard de dollars, Christophe de Margerie avait souhaité que l'on y maintienne des droits ; nous avions donc conservé des actions d'une société. J'ai ensuite trouvé le moyen, avec le patron de GazProm, de garder des droits si un jour ce projet revenait – ce qui est malgré tout envisageable, car le gisement de gaz y est gigantesque. Alexeï Miller lui-même a déclaré publiquement que Total serait alors la première société consultée. Nous avons rendu les actions de la société en question, qui n'avait plus d'activité.

On ne peut pas parler de désengagement de notre part. 10 % du groupe est exposé à la Russie, ce qui n'est pas anodin. Il est vrai que dans une entreprise pétrolière, on prend beaucoup de risques de nature diverse, que ce soit avec des pays comme la Russie, l'Angola ou le Nigéria, parce que c'est là que se trouvent le gaz et le pétrole. Mais la façon dont est construite une Major pétrolière de 100 milliards d'actifs comme Total, et la façon dont nous gérons les risques entre les divers pays font que, même s'il y avait un cataclysme sur la Russie, le groupe résisterait.

Après la Russie, j'en viens à l'Angola. J'y ai en effet accompagné le président Hollande. Nous sommes le plus grand opérateur pétrolier en Angola : nous y produisons plus de 700 000 barils par jour, soit 40 % de son pétrole. L'Angola produit en effet 1,8 million de barils par jour. Dans ce seul pays, nous employons 2 500 personnes. Nous sommes « le » grand partenaire de l'Angola, comme l'a déclaré le président Dos Santos au président Hollande. Nous avons d'ailleurs signé des accords pour consolider et même développer notre partenariat avec Sonangol.

Aujourd'hui, objectivement, l'Angola ne va pas très bien. Il fait partie des pays qui souffrent du prix du baril à 50 dollars. Il faut dire que 95 % des ressources budgétaires de l'Angola sont liées au pétrole. En raison de la baisse du prix du pétrole, un certain nombre des programmes de reconstruction se trouvent directement impactés.

Que pouvons-nous faire ? Continuer à produire du pétrole. Nous sommes d'ailleurs en train d'augmenter notre production, puisque nous avons lancé l'an dernier le projet CLOV, une unité flottante de production, qui fonctionne très bien.

Par ailleurs, nous investissons dans un très gros projet, le projet Kaombo – 16 milliards en 100 % ; et nous en avons 35 %. Nous maintenons cet investissement, parce que le projet avait démarré en 2013 et qu'on ne peut pas arrêter un projet pétrolier de cette taille. Cela ne pourrait que coûter beaucoup plus d'argent. Nous gardons le cap, même si on cherche, comme toujours, à négocier avec les entrepreneurs pour diminuer les dépenses et les coûts.

Je tiens à préciser que c'était la première fois qu'un président français allait en Angola. Cette visite s'est très bien passée. Nous sommes maintenant sortis de la guerre et de l'Angolagate, et le Gouvernement a su rétablir de bonnes relations avec ce pays. L'exemple de l'Angola est typique de ce que peut faire un groupe comme Total : malgré toutes les difficultés, il a su garder le cap, et il reste le premier opérateur pétrolier en Angola.

J'en viens à l'Iran. Je ne sais pas si l'accord s'est fait sur le nucléaire iranien. Pour l'instant, nous attendons. Les sanctions prises par l'ONU à l'encontre de l'Iran font que nous ne pouvons pas y travailler.

Comme vous le savez, Total faisait partie des compagnies qui étaient revenues en Iran dans les années quatre-vingt-dix – tout en respectant le cadre européen et les sanctions. Cela nous a d'ailleurs valu pas mal de problème de l'autre côté de l'Atlantique. Maintenant, nous attendons. L'Iran est l'un des plus grands pays gaziers au monde et un grand pays pétrolier, avec 3 millions de barils par jour – qui peuvent passer à 4. Il y a donc là-bas un gros potentiel, qui ne peut qu'intéresser une entreprise pétrolière comme la nôtre. Par ailleurs, dans le pétrole, il y a tout de même une certaine forme de fidélité. Les Iraniens savent très bien que Total était allé chez eux quand les temps n'étaient pas simples. Lorsque je rencontre les responsables iraniens, à l'Opep, à Vienne, je constate qu'ils s'en rappellent encore.

Vous avez été plusieurs à vous interroger à propos du Moyen-Orient, qui est en effet très troublé. Daesh contrôle maintenant, à l'Ouest de l'Irak, toute la province d'Al Anbar, province assez désertique, dont les tribus ont toujours été hostiles au pouvoir central. Certes, ce n'est pas une province pétrolière. Mais Daesh tient le pétrole parce qu'il a récupéré les champs pétroliers de l'Est de la Syrie, du côté de Deir ez-Zor. Il y avait là-bas des champs pétroliers de taille modeste – une centaine de milliers de barils par jour – où nous opérions. Ceux-ci sont tombés dans les mains de Daesh. Il n'est pas très difficile d'en exploiter les puits – puisque cela se fait à terre – et d'après ce que j'ai lu, Daesh aurait ainsi accès à 50 000 barils par jour environ.

Daesh n'écoule sûrement pas le pétrole à 50 dollars, mais même à 20 ou 30 dollars, il récupère du cash et du revenu. J'ajoute que le coût de production est extrêmement faible – sans doute moins de 5 dollars.

Comment et selon quels circuits ce pétrole est-il écoulé ? On ne sait pas, mais on sait que dans tous les conflits armés, il y a des gens qui gagnent de l'argent – et qui, pour en gagner un peu plus, n'hésitent pas à entretenir ces conflits. C'est le cas au Moyen-Orient – comme c'est sans doute aussi le cas en Ukraine aujourd'hui. Le pétrole se retrouve dans je ne sais quelle cargaison en Irak, en Iran ou ailleurs. Nous ne sommes pas capables de suivre son cheminement, car il s'agit d'une économie souterraine. Mais il est clair que ces barils sont écoulés.

Reste le Yemen, où nous avons une usine de gaz naturel liquéfié. Par cette usine, nous apportions à nous seuls à ce pays près de 30 % de ses ressources budgétaires. Il a fallu tout arrêter, parce que la sûreté des équipes doit primer. Nous sommes restés très longtemps, d'ailleurs grâce à l'état-major de l'armée française, qui nous a aidés en patrouillant dans le Golfe. Mais quand on m'a dit qu'Al Qaïda et les tribus étaient à 30 km de l'usine, j'ai donné l'ordre d'évacuer tout le monde – non seulement les rapatriés, mais aussi les Yéménites. Par la suite, certains Yéménites sont revenus sur le site, alors qu'on leur avait demandé de ne pas le faire. Nous savons que cinquante personnes de nos anciennes équipes sont là-bas. Nous avons expliqué à toutes les parties au conflit qu'il serait bien d'essayer de préserver ce site dans l'intérêt de l'économie future du Yémen. Pour l'instant, c'est le cas.

Au Yémen, il y a à la fois : les houthistes rebelles qui sont chiites, Al Saleh, l'ancien président, qui est sunnite mais qui s'est allié avec eux ; l'Arabie Saoudite qui leur fait la guerre ; plus Al Qaïda, Daesh ; plus des tribus. Sans oublier une partition Sud-Nord, qui vient encore compliquer la situation. Je pense malheureusement qu'il faudra attendre longtemps le rétablissement de la paix. Mais cela relève du monde des acteurs politiques.

Il faut savoir qu'aujourd'hui un accord avec l'Iran, puissance chiite majeure, n'est pas très bien vu par les pays du Golfe – et c'est un euphémisme – et que l'on pourrait s'orienter vers un affrontement entre les deux grandes puissances que sont l'Iran et l'Arabie. La guerre au Yémen est sans doute une des expressions de ce potentiel conflit.

La situation est donc troublée. J'aurais pu ajouter la Lybie. Actuellement, pour moi, c'est la question majeure. Je pense d'ailleurs que ça l'est pour tous les Européens, dans la mesure où ce pays se trouve de l'autre côté de la Méditerranée.

Nous y avions des champs à terre, que nous avons évacués il y a un an. Les Libyens y avaient laissé ce qu'ils appellent leur « garde nationale pétrolière ». Daesh est venu. Les terroristes ont tué dix personnes, détruit les installations et ont progressé vers Tripoli.

J'en profite pour dire que je suis assez frappé lorsque j'entends parler des problèmes de flux migratoires et des malheureux qui meurent en Méditerranée. Car le problème se passe en Libye où il n'y a plus d'État, plus rien. Et si l'on ne trouve pas le moyen de stabiliser la Libye, ces flux continueront à croître. Je pense même que parmi ceux qui traversent la Méditerranée, il n'y a pas que des migrants économiques, mais peut-être des personnes beaucoup moins sympathiques… Certes, la France ne peut pas tout faire. Elle fait déjà beaucoup. Mais pour l'Europe, je pense que le problème libyen est facteur de déstabilisation.

Maintenant, vous avez été nombreux à me parler du gaz de schiste. L'un de vous a dit qu'il y en avait beaucoup sous nos pieds. Mais je n'en sais rien car on ne l'a jamais exploré ! Tous les chiffres qui sont sortis sont relativement frustres. Ils viennent d'Américains qui ont dit que si les roches mères – c'est-à-dire les roches d'origine – des autres pays contenaient la même chose qu'aux États-Unis, il y en aurait tant… Sauf que de nombreuses conditions doivent être remplies.

D'abord, le gaz de schiste américain est une énorme success story. Les États-Unis ont, grâce à lui, un avantage énergétique qui va durer des décennies. Cette ressource de gaz de schiste est gigantesque, au-delà de ce que l'on imagine. Elle est tombée aujourd'hui à moins de 20 dollars du baril. C'est une opportunité pour les groupes mondiaux de la chimie et de la pétrochimie, y compris les groupes allemands, qui investissent tous aux États-Unis. Le plus gros investissement que je viens de décider porte d'ailleurs sur un nouveau vapocraqueur aux États-Unis. En effet, pour la pétrochimie, le gaz de schiste est aussi une matière première. Si vous trouvez une matière première qui coûte trois fois moins cher qu'ailleurs par rapport au pétrole, vous développez vos investissements. Et c'est un énorme avantage pour l'économie américaine.

Ensuite, quelles sont les conditions du succès du gaz de schiste américain ?

Premièrement, la géologie doit être favorable et les couches de roches mères ne pas être trop profondes – 2 000 mètres. Ce n'est pas le cas partout. La roche étant extrêmement compacte, chaque puits produit très peu. Il faut donc en forer beaucoup, ce qui constitue une vraie difficulté du point de vue de l'occupation de l'espace et de l'environnement. Si la couche est trop profonde, chaque puits individuel coûte plus cher et on a du mal à trouver un modèle économique.

Deuxièmement, les États Unis ont développé le gaz de schiste en marginal des ressources de réseaux gaziers. Les réseaux gaziers de ce pays sont en effet extrêmement développés parce qu'il y a, historiquement, du gaz conventionnel. Les Américains n'ont donc pas eu besoin de construire d'infrastructures. Dans d'autres pays, il faut non seulement produire le gaz, mais aussi construire les infrastructures. Or la rentabilité n'est pas du tout la même quand vous disposez déjà des infrastructures, et que vous n'avez besoin que d'un bout de tuyau en polypropylène pour vous raccorder au réseau.

Troisièmement, pour le gaz de schiste américain, le business model est très différent de celui des pétroliers conventionnels.

Quand nous avons un gisement, nos ingénieurs cherchent à minimiser le nombre de puits et maximiser la production. Par exemple, en Angola, un gisement compte 25 ou 30 puits. On fore ces puits dès le début – même si on en rajoute quelques-uns par la suite – et on les exploite pendant quinze ou vingt ans.

Avec le gaz de schiste, on fait du taylorisme : on fore des puits les uns derrière des autres pour optimiser la machine à produire des puits. C'est possible aux États-Unis parce que l'industrie pétrolière et gazière est absolument incroyable : il y a 3 000 appareils de forage en circulation – contre 50 en Europe – et tout un écosystème qui vit du pétrole et du gaz.

Quatrièmement, les États-Unis sont le seul pays au monde où, lorsque vous êtes propriétaire du sol, vous êtes aussi propriétaire du sous-sol. On en a beaucoup parlé en Europe, mais à mon avis, ce n'est pas un élément majeur, car il n'est pas si simple de gérer des bataillons de propriétaires privés. C'est bien pour cela, d'ailleurs, que les Européens ont du mal à s'implanter dans ce business. En effet, il faut engager des petroleum landmen et, chaque mois, émettre des centaines, des milliers de chèques pour payer chaque propriétaire en fonction du bout de puits qui traverse son terrain. Certains disent que le fait que les propriétaires privés sont intéressés facilite les choses. Ce n'est pas si simple que cela. Cela dépend des régions : cela se vérifie dans les zones peu peuplées, en Oklahoma ou au Texas ; en Pennsylvanie, c'est plus compliqué.

Est-ce que l'on retrouve ces facteurs chez nous ? Ce n'est pas évident. L'occupation de l'espace y est tout à fait différente. Notre pays est beaucoup plus densément peuplé. Selon moi, c'est cela qui doit guider nos choix.

Je remarque que l'on parle beaucoup de technologie, de techniques d'environnement. Mais franchement, depuis son origine, l'industrie pétrolière a fracturé 2 millions de puits – contre 100 000 jusqu'à présent dans le non conventionnel. Donc, avant ces 100 000 puits qui défraient la chronique, on a foré 1,9 million de puits sur la planète par des fracturations. Ce n'est pas une technologie que l'on a inventée pour exploiter le gaz de schiste.

La nouveauté, c'est que le prix du pétrole – et donc celui du gaz – ayant augmenté aux États-Unis, les industriels ont décidé d'appliquer la technologie de la fracturation à ces fameuses roches mères. Et ils ont trouvé le Graal. Ils ont ainsi démontré que l'on pouvait, en forant de nombreux puits et en améliorant la technologie, trouver et produire beaucoup de gaz. Tout cela a eu un effet économique et technologique. Mais on connaissait déjà cette technologie.

Au début, ce sont des petits indépendants qui se sont lancés dans cette nouvelle ruée vers l'or. Ils ne l'ont peut-être pas fait dans des conditions optimales. Aujourd'hui, ces productions ont plutôt été reprises par les grandes sociétés comme Exxon. Maintenant, par exemple, on recycle l'eau sur un puits de gaz de schiste à plus de 95 % alors qu'au début, on gaspillait de l'eau.

Ces technologies ont donc évolué. Y en a-t-il d'autres que la fracturation hydraulique ? J'ai peur de vous décevoir. Il faut être réaliste. Certes, depuis quinze ans, j'entends parler du propane gélifié. Le problème est que ce n'est pas très au point. Aujourd'hui, je ne vois pas un industriel se lancer sérieusement dans cette technologie.

Maintenant il y a un choix à faire, qui est un choix collectif, dans lequel vous avez un rôle à jouer : veut-on ou non explorer pour savoir s'il y a du gaz de schiste en France ? Ce qui me frappe, c'est que l'on se bat entre nous, sans qu'il y ait peut-être un vrai sujet. S'il y a un vrai sujet, on verra bien ce que l'on peut en faire. Mais s'il n'y en a pas, on pourra peut-être tourner la page.

Personnellement, je ne suis pas convaincu que le sujet soit aussi majeur. Mais ce n'est pas pour autant qu'il ne faille pas aller chercher. Je ne peux pas me résigner, avec ma formation d'ingénieur, à l'idée qu'au pays de Descartes, on ne veuille pas savoir, et que l'on débatte sans savoir.

Vous m'avez également interrogé sur nos actions en faveur de l'efficacité énergétique. Celle-ci est au coeur de nos métiers, dans la mesure où nous consommons de l'énergie. Par exemple, lorsque nous raffinons, nous savons que 5 % de la matière première qui entre sera autoconsommée. Tout ce qu'il sera possible de faire pour améliorer l'efficacité énergétique de nos procédés impactera directement et positivement nos résultats. Et ce qui est vrai pour un prix du baril à 100 dollars l'est encore plus lorsqu'il passe à 20 dollars. Globalement, notre objectif est d'améliorer l'efficacité énergétique de nos procédés. On avait parlé de 1,5 % par an. Pour être honnêtes, on s'oriente plutôt vers 1 % par an.

Mais nous pouvons aussi développer des produits qui aident le consommateur à consommer moins – labels internes, éco solutions, labellisation de produits, etc. Et s'il y a une seule justification à mettre autant d'argent dans la Formule 1, c'est que cela nous permet de faire progresser de façon majeure les technologies sur les carburants. Les efforts importants que nous faisons en ce domaine profitent, à terme, au consommateur final.

M. Chassaigne s'est intéressé à la chimie du végétal. Nous sommes une entreprise qui est essentiellement pétrolière et gazière. Nous sommes raffineurs et pétrochimistes. Nous avons réalisé un spin-off, qui a été plutôt un succès, vers Arkema, où l'on a transféré toute la filiale chimie en 2005. En tant que pétrochimistes, nous faisons les trois grands plastiques : polystyrène, polypropylène et polyéthylène. Nous travaillons sur un quatrième plastique, l'acide polylactique, le PLA, où nous avons pas mal investi.

La difficulté économique de ce genre de produits est que le prix des plastiques est lié au pétrole puisque la matière première est essentiellement le pétrole ou le gaz. Si je fais de la chimie du végétal, je suis lié au sucre. Il n'y a pas de lien entre le prix du sucre et le prix du pétrole, ce qui entraîne une grande prise de risque économique. Nous y travaillons. Nous avions pensé implanter un projet en France. Objectivement, ce n'est pas mûr du tout. C'est aussi très coûteux. J'ai préféré réinvestir 400 millions d'euros dans la raffinerie de Donge pour maintenir sa compétitivité à moyen terme.

Mais nous n'avons pas abandonné. Nous nous intéressons toujours à la chaîne du PLA, mais celle-ci n'est pas encore assez mûre pour faire l'investissement. Cela reste dans nos objectifs. Nous envisageons de faire un investissement préliminaire dans un autre pays du Sud-Est asiatique. Nous rencontrons toutefois un problème de proximité de matières premières : la canne à sucre brésilienne ou le tapioca thaïlandais est plus facile que le sucre européen qui, en outre, entre dans une économie du sucre avec des quotas. Nous avions malgré tout engagé des discussions assez poussées avec le grand sucrier français Tereos pour voir comment trouver un alignement entre nous et partager le risque. Encore une fois, nous y travaillons.

Nous nous intéressons également aux énergies renouvelables et à la biomasse. À ce propos, je tiens à dire que le projet de Total à La Mède n'est pas un projet d'huile de palme. Les agriculteurs l'ont déclaré, mais pas nous – nous avons même déclaré le contraire. Ce projet est à 40 % de deuxième génération (2G). Sinon, nous ne nous y serions pas engagés

La première vocation de ce projet est d'aller récupérer dans le Sud-Est de la France des huiles usagées, des graisses, etc. La technologie que nous avons mise au point avec l'IFP-EN nous permet de les transformer. Ce sont les 40 %. Les autres 60 % sont constitués d'huiles végétales d'origine diverse. On pourra prendre de l'huile de colza. Mais je ne dis pas qu'il n'y aura pas d'huile de palme. Je ne vais pas mentir.

Les agriculteurs ont vu ce projet comme une concurrence. Mais je me suis expliqué avec les responsables de l'entreprise Avril en leur disant qu'ils devraient plutôt s'en réjouir. D'ailleurs, on en avait déjà débattu avant, ils étaient parfaitement au courant. On leur avait même proposé de se joindre à nous !

Qu'un pétrolier comme Total, qui s'était longtemps opposé à l'émergence des biocarburants, prenne en compte l'évolution des marchés, et la volonté politique d'aller vers les biocarburants, lance un projet et mette au point une technologie permettant, notamment, de traiter les huiles usagées et donc de faire du 2G pour 40 %, me semble plutôt positif.

Dans tous les cas, je peux vous assurer que je ne me lance pas dans un investissement de plusieurs centaines de millions d'euros s'il n'est pas durable. La Mède était un site de raffinage lourdement déficitaire – 150 millions d'euros de pertes par an. Nous avons étudié pendant dix-huit mois comment y maintenir le raffinage. Malheureusement, nous n'avons pas trouvé les technologies qui nous auraient permis d'investir pour rendre ce site industriel viable. En revanche, on a décidé d'investir 400 millions d'euros sur le site de Donges, parce que l'on savait que l'on pourrait en pérenniser la raffinerie.

Mon ambition est de faire évoluer chacun de mes sites industriels en Europe, et notamment en France, et d'y maintenir de l'emploi. Bien sûr, il y a un impact, mais le projet que nous avons sur la partie biocarburant est un projet durable qui n'est que la première partie d'un puzzle. Il n'est pas impossible qu'on le fasse croître dans le futur. Et si on le fait, ce sera à La Mède. Nous en avons pris l'engagement.

Autre engagement : s'il y a de l'huile de palme, elle sera bien évidemment certifiée. Il n'y a pas que Nutella qui sache utiliser des huiles certifiées. Mais grâce à Nutella, les gens savent qu'il y a divers types d'huile de palme. On dit aussi beaucoup de choses sur la façon dont cela se passe dans le Sud-Est asiatique. Mais allez voir en Malaisie et en Indonésie, si on y a le même point de vue que les Européens sur l'économie de l'huile de palme…

Ce que je veux, c'est faire évoluer le groupe vers les biocarburants et, je le répète, il y a un fort pourcentage de deuxième génération dans ce projet. C'est pour cela qu'on l'a proposé. C'est un vrai projet, avec une vraie volonté d'avancer. Comme je l'ai dit à mes collègues, vous avez en face de vous le dirigeant qui était le patron du raffinage et qui a présidé à ce projet. Il devient patron du groupe, et il est là pour quelques années. Nous allons nous engager et vous pourrez nous suivre. Nous ferons en sorte que ce projet soit rentable.

Maintenant, quelle est la contribution de Total en France ?

En France, nous avons des activités de recherche. Plus de la moitié du milliard d'euros que le groupe dépense en R&D va à la recherche française.

Total est un groupe français, et tous les producteurs nous voient comme la Major pétrolière française. Avoir une nationalité est important dans le monde du pétrole. C'est pour cela que je peux me développer en Angola, au Moyen-Orient, et que j'ai réussi à signer des contrats à Abou Dhabi pour quarante ans. Face à nos concurrents anglo-saxons, nous sommes la Major française et nous sommes fiers de cette nationalité. Au passage, le fait que la France a un siège permanent au Conseil de sécurité des Nations unies constitue un atout précieux. Je le dis à la Représentation française : ne le perdons pas. C'est pour cette raison que de nombreux pays nous considèrent aujourd'hui comme un interlocuteur de tout premier rang au niveau de l'État.

En France, nous avons un siège qui emploie 35 000 personnes – sur les 100 000 du groupe. Nous y avons des activités industrielles et, comme je viens de le dire, plus de la moitié de nos activités de R&D dans divers laboratoires. Notre pays a une forte culture scientifique et nous y trouvons les talents qu'il nous faut. Nous n'avons pas encore de centre de R&D majeur en Inde comme beaucoup de nos concurrents. Il y a un peu de résistance dans le groupe, mais aujourd'hui, ce n'est pas une priorité pour nous. Nous sommes satisfaits du travail qui est fait dans nos laboratoires.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion