Je précise que dans le milliard que nous investissons tous les ans en R&D, nous n'incluons pas l'exploration, mais uniquement ce qui se rapporte à l'évolution des procédés et des technologies. L'industrie pharmaceutique, à laquelle on nous compare souvent, inclut dans la R&D la recherche de nouveaux médicaments, que j'assimile à de l'exploration. Or cette exploration représente chez Total deux milliards par an. Cela signifie que les sommes que nous dépensons pour trouver de nouvelles ressources ou technologies atteignent en fait 3 milliards par an.
Total contribue enfin à l'économie française. Nous investissons à peu près un milliard d'euros en France – sur 25 milliards. Nous venons d'annoncer des investissements importants dans le raffinage, même si nous reconvertissons un site. Et si, en 2014, nous n'avons pas encore payé d'impôt sur les sociétés, nous avons contribué au budget de l'État à hauteur de 950 millions d'euros, ce qui n'est pas anodin.
Ensuite, M. Chassaigne m'a parlé de Cuba. Objectivement, nous n'y avons pas une grande activité – à part des bouteilles de gaz et du bitume. Les entreprises françaises n'y sont d'ailleurs pas nombreuses. J'ai découvert que l'on faisait du bitume à Cuba grâce à la visite du président ! Pour nous, Cuba n'est pas un très grand marché. Mais on y est.
Je précise qu'en matière de distribution de carburants, nous sommes très présents en Europe, en Afrique et dans les Caraïbes, où l'on a des réseaux dans plusieurs îles. Nous le sommes aussi en Asie du Sud-Est, dans un certain nombre de pays comme la Chine, les Philippines et le Pakistan, avec des réseaux de distribution relativement importants.
Mais y a-t-il du pétrole et du gaz à Cuba ? C'est une question de géologie. On a cherché, on n'en a pas beaucoup trouvé. Mais on y regarde à nouveau, puisque Cuba va s'ouvrir.
J'en viens aux 500 milliards de subventions qui seraient attribuées aux énergies fossiles. Dans une note, j'ai appris que la majorité, soit plus de 300 milliards, provenait de pays producteurs. Ainsi, l'Arabie et le Koweït donnent accès au pétrole à leur population quasiment gratuitement. Cela entraîne d'ailleurs une certaine gabegie. Aujourd'hui, l'Arabie consomme un million de barils par jour l'été pour la climatisation ! On brûle du brut, alors même que toutes les conditions sont réunies pour faire du solaire – depuis cinq ans, on essaie de les y amener. Il faut dire qu'en Arabie, le bruit est vendu à 5 dollars du baril. Les pays producteurs ne seront pas les plus faciles à convaincre de lever ces subventions.
Dans les pays consommateurs, une tendance plutôt vertueuse semble se dessiner. L'État indonésien, pour lequel les subventions représentaient une lourde charge budgétaire, a supprimé celles-ci. En raison de la chute des prix, cela n'a pas eu beaucoup d'impact sur le consommateur. Personnellement, je ne suis pas favorable aux subventions dans les pays consommateurs.
Mais le vrai sujet n'est pas là. Ce n'est pas cela qui favorise l'économie pétrolière. Et cela ne dicte pas non plus mes décisions d'investissement. La réalité est tout autre. La première fois que j'ai rencontré le président de la République, c'était pour parler du prix de l'essence. Car le prix du carburant, essence ou diesel, est un sujet politique majeur pour vous. Les consommateurs sont extrêmement réactifs à son évolution, en France et dans d'autres pays du monde. C'est là qu'il y a un sujet. Effectivement, quand le prix du brut baisse, certains pays commencent à enlever leurs subventions, ce qui est plutôt vertueux. De cette façon, la demande ne bouge pas trop. Mais ensuite, cela peut avoir un effet.
Monsieur Baupin, vous avez mis en cause la fiscalité sur le diesel. Lorsque j'étais jeune conseiller à Matignon, je recevais des pétroliers m'expliquant qu'il ne fallait surtout pas améliorer la fiscalité sur le diesel. Les raffineurs l'on dit pendant vingt-cinq ans. Le problème est que l'arbitrage n'a pas été rendu en faveur des raffineurs, mais des transporteurs routiers. Par la suite, les constructeurs français ont magnifié la technologie du diesel. Nos collègues de Peugeot et de Renault ont d'ailleurs été remarquables : ils sont devenus les leaders de cette technologie, avec des voitures de plus en plus efficaces. Cela dit, on ne pourra pas appliquer aux petites voitures diesel les nouvelles normes d'émissions Euro 6 mises en place par la Commission. Il faudra revenir aux petites voitures à essence. C'est ce que disent les constructeurs automobiles. Je ne peux qu'y être favorable. Bien sûr, sur le plan politique, je pense qu'on ne peut pas du jour au lendemain changer les fiscalités ; le changement devra intervenir graduellement. Mais la tendance est là, et l'introduction de la taxe carbone accélérera la taxation du diesel par rapport à l'essence.
Le raffineur que je ne suis ne peut qu'y être favorable, d'autant plus que nous sommes très fortement déficitaires (s'agissant de l'approvisionnement en diesel). Je remarque au passage qu'il n'y a que deux zones au monde, à savoir l'Europe et l'Inde, où l'on consomme du diesel. On peut dire que c'est une « anomalie » qui a été créée de toutes pièces. Comme quoi, la puissance des signaux économiques et fiscaux est énorme. Les acteurs économiques agissent en fonction des signaux qu'ils perçoivent.
Monsieur le député, vous avez également soulevé la question du solaire. Son coût baisse en effet fortement, de 15 % par an, et cela va continuer. Mais son stockage reste un vrai problème. Le solaire est une énergie intermittente, ce qui oblige à recourir à d'autres sources d'énergie complémentaires, comme le gaz. Donc, ce qui peut faire émerger le solaire, c'est d'arriver à le stocker. Ce n'est pas un sujet facile, mais nous y travaillons de façon assez innovante. Nous avons d'ailleurs des intérêts dans plusieurs start-ups qui s'y intéressent.
Pour moi, le solaire est à l'énergie ce que le téléphone mobile a été aux télécoms : on n'a plus besoin de grands réseaux, de ces lignes et de toutes ces infrastructures ; on peut amener le solaire chez le particulier. Mais cela n'a de sens que si on peut le stocker. Et malheureusement, je trouve que l'on n'a pas beaucoup progressé depuis trente ans dans la science du stockage de l'énergie.
Cela m'amène à vous parler du solaire en Afrique. Je pense que c'est une vraie solution pour ce continent. Les Africains n'ont pas de grands réseaux d'électricité, mais on peut leur amener l'énergie. Pour l'instant, nous avons développé une filière d'un business social – du type Bottom of the pyramide (BOP), selon les théories de Yunus – à base de lampes solaires, les lampes Awango, qui valent à peu près 15 dollars. Nous travaillons avec Schneider Electric pour essayer d'en baisser le prix.
En trois ans, nous avons distribué un million de ces lampes en Afrique, ce qui fait que l'on a touché 5 millions d'Africains. Je viens de signer en Angola et dans plusieurs autres pays des accords afin de pouvoir les diffuser. Pour cela, nous utilisons le réseau des stations-service. Nous demandons aux gouvernements africains de les détaxer. C'est un outil qui fonctionne bien. Nous avons même appris que la moitié des utilisateurs les achetaient pour recharger leur portable ! Notre ambition est d'en distribuer 4 millions, pour toucher 20 millions d'Africains d'ici à 2020. On peut donc amener de l'énergie à des populations qui n'en ont pas les moyens. Et de cette manière, on contribue aussi à la lutte contre le changement climatique.
Avec SunPower, on peut s'engager dans des équipements plus lourds. Il ne faut pas oublier que le solaire est une industrie capitalistique. L'entretien des installations n'est pas cher, mais en revanche, au début, il faut mettre beaucoup d'argent – même pour un groupe comme Total. Pour devenir un électricien solaire avec SunPower et croître, il faut prévoir des investissements de 500 millions à un milliard par an. Ce n'est pas parce que c'est vert que ce n'est pas cher.
Aujourd'hui, SunPower diffuse le solaire aux États-Unis par un système de leasing. Les particuliers n'investissent pas. Nous faisons l'investissement, nous construisons les panneaux, nous les installons, nous les leur louons et nous sommes remboursés. Cela demande des capitaux. Nous avons recours à des partenaires financiers comme l'ont fait Peugeot, Renault et tous les autres constructeurs automobiles pour vendre leurs voitures. Tout cela demande beaucoup de capitaux. C'est une des limites à l'émergence du solaire.
Aux États-Unis, aujourd'hui, vous arrivez à trouver une économie dans de nombreux États. Au Chili, on est en train de construire une grande centrale solaire dans le désert de l'Atacama. On n'a pas eu besoin de subventions, parce que le mix énergétique chilien est relativement cher – les Chiliens ne veulent pas de charbon et importent du gaz. Du coup, le solaire est compétitif et les centrales s'y développent. En Afrique, nous sommes très intéressés par le marché des entreprises minières africaines, qui utilisent beaucoup de diesel pour faire tourner leurs moteurs. Nous faisons des offres mixtes diesel-solaire, qui permettent de réduire de 30 % la consommation de diesel. C'est un secteur où nous sommes proactifs.
L'Afrique a une importance majeure pour notre groupe. C'est même, à mes yeux, le continent où on se développera. Total est la Major qui y est la plus implantée – les Anglo-Saxons en ont un peu peur. Nous sommes présents non seulement dans la production, mais aussi dans la distribution ce carburant. Nous occupons 16 à 18 % du marché africain de distribution de carburant, dans 43 pays. Nous allons jusqu'au client, même si ce n'est pas simple en raison des problèmes de transport et de sûreté, car nous tenons à notre chaîne intégrée.
Ce continent est au coeur de la stratégie du groupe. Il faut préciser que Total est la seule Major qui n'a pas de ressources domestiques. Nous devons aller hors de France. Pour des raisons historiques, nos équipes ont su se développer en Afrique, et nous y avons de bonnes relations.
Enfin, Mme Dubié m'a interrogé sur nos contributions à la COP 21. Celles-ci sont de divers ordres.
Avec cinq pétroliers européens, nous venons de signer un document appelant à donner un prix au carbone. Total est à l'origine de ce document. J'ai repris avec mes collègues la démarche initiée par Christophe de Margerie. Donner un prix au carbone signifie renchérir le coût de l'énergie, et cette attitude peut paraître paradoxale pour un producteur d'énergie. Mais c'est à travers des actes de ce type que l'on s'engage. Nous avons signé un certain nombre de conventions des Nations unies et de la Banque mondiale. Nous nous sommes notamment engagés à arrêter de brûler du gaz sur nos installations à l'horizon 2030 ; en dix ans, ces opérations ont déjà été divisées par deux.
Après, je suis aussi un acteur économique. Je participe moi-même au business dialogue mis en place par Laurent Fabius, et je considère que l'on peut avoir un rôle d'influence sur le secteur pétrolier. On peut faire évoluer les esprits. Le débat généré par l'appel que nous avons lancé avec cinq pétroliers a eu des échos au-delà de l'Atlantique. C'est beaucoup moins noir et blanc que les médias veulent bien le dire. De nombreuses entreprises américaines sont en train de s'interroger : et s'ils avaient raison ?
Les choses bougent, et je pense que l'on peut avoir une influence positive sur la COP 21. Après, la diplomatie, c'est le rôle des diplomates.