Intervention de Laurent Fabius

Réunion du 22 juillet 2015 à 12h00
Commission des affaires étrangères

Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères et du développement international :

Pour en revenir à vos questions, Madame la Présidente, la question très difficile et très importante du nucléaire iranien donne lieu à des discussions, voire à des controverses, depuis douze ans. Pour ma part, je n'ai eu à m'en occuper que depuis trois ans, depuis que j'appartiens au Gouvernement.

La position qui a été défendue par la France, et finalement entérinée par l'accord, peut se résumer en une formule : « Le nucléaire civil, oui ; la bombe atomique, non. » Dans la préface du texte signé – il s'agit non pas d'un traité international, mais d'un accord politique, qui a été endossé ce lundi par le Conseil de sécurité des Nations unies –, j'ai demandé à faire figurer une citation essentielle, reprise d'une déclaration du Guide suprême iranien et du président Rohani : « Under no circumstances will Iran ever seek, develop or acquire any nuclear weapons » – « En aucune circonstance, l'Iran ne cherchera à développer ou à acquérir d'arme nucléaire. » Les Iraniens l'ont accepté. Tel est, au fond, l'objet de l'accord.

Je ne reviens pas sur les nombreuses difficultés que nous avons rencontrées pour aboutir à cet accord. Évidemment, il n'y aurait pas eu d'accord si l'un des signataires ne l'avait pas accepté. Pour notre part, nous avons particulièrement insisté sur trois points, à propos desquels nous avons fait des propositions.

Premier point : l'enrichissement de l'uranium et la production de plutonium. Pour fabriquer une bombe atomique, il faut de la matière première, soit du plutonium, soit de l'uranium de qualité militaire, c'est-à-dire de l'uranium hautement enrichi, à hauteur de 90 % environ. L'uranium ne peut être enrichi qu'au moyen de centrifugeuses, lesquelles sont plus ou moins sophistiquées.

Nous avons beaucoup insisté sur la limitation du nombre de centrifugeuses et du stock d'uranium. De l'avis des experts du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), dont la compétence est reconnue de tous et qui ont été en permanence à mes côtés, les résultats que nous avons obtenus sont appréciables : l'Iran s'est engagé à ne garder, pendant les dix ans qui viennent, que 5 060 des 20 000 centrifugeuses qu'il possède actuellement ; en outre, alors qu'il dispose aujourd'hui de 7,5 tonnes d'uranium faiblement enrichi et de 200 kilogrammes d'uranium hautement enrichi, il devra, pendant quinze ans, limiter son stock à 300 kilogrammes d'uranium enrichi au maximum à 3,67 %, la limite actuelle étant de 20 %. Ces mesures très fortes changent les données du problème car, du point de vue technologique, la difficulté est d'atteindre la capacité d'enrichissement à 20 %, la progression vers l'enrichissement à 90 % étant ensuite assez rapide. D'autre part, l'Iran a l'interdiction de procéder à une série d'essais et de se doter de centrifugeuses plus sophistiquées pendant huit ans, sachant qu'il ne pourra les utiliser que dans treize ans.

Ce premier point a donné lieu à des conversations très précises, au cours desquelles la fantaisie n'était pas de mise. À l'automne 2013, on nous avait présenté un projet d'accord qui prévoyait de limiter le taux d'enrichissement non pas à 3,67 mais à 20 %, qui permettrait la poursuite de la production dans le réacteur d'Arak et qui n'était pas satisfaisant non plus en ce qui concerne le site de Fordow. Je l'ai refusé au nom de la France, et les autres membres des « 5+1 » s'étant tous rangés à notre point de vue, l'Iran est revenu à la table des négociations et a finalement accepté ce qui est aujourd'hui la base même de l'accord.

Parallèlement, nous avons obtenu que le réacteur d'Arak soit transformé de manière à ne plus pourvoir produire de plutonium en quantité et qualité militaires, alors qu'il permet aujourd'hui une production qui, par sa qualité et sa quantité, peut être utilisé à des fins militaires.

Selon moi, les résultats que nous avons obtenus sur le premier point sont satisfaisants.

Deuxième aspect très important sur lequel nous avons beaucoup insisté : la question de la « possible dimension militaire » (PMD). Il existe en effet une controverse sur le point de savoir si les Iraniens ont cherché ou non à se doter de la bombe dans le passé et s'il existe des traces de cette activité. Il est essentiel de connaître non pas tant la réalité historique que les intentions et le niveau de détermination antérieurs des Iraniens, qui peuvent avoir une signification pour l'avenir. Il s'agit également de nous assurer que nous connaissons la totalité de leurs sites nucléaires. La question est donc liée à celle de la vérification des sites, l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) n'ayant pas pu effectuer les contrôles pertinents pour le moment.

Après une série de discussions, nous sommes arrivés à des accords qui permettront aux inspecteurs de l'AIEA de vérifier, avant le 15 décembre de cette année, ce qui s'est passé sur un certain nombre de sites donnant lieu à des contestations, en particulier sur celui de Parchin. Nous avons donc obtenu satisfaction sur la PMD aussi.

La troisième question, très complexe, est celle des sanctions. Il existe deux catégories de sanctions : celles du Conseil de sécurité des Nations unies, qui portent essentiellement sur le commerce des armes ou visent à prévenir la production de missiles ; celles des États-Unis et de l'Union européenne, qui sont davantage de nature économique. L'Iran étant très pénalisé par ces sanctions – en particulier sa population, ce qui est, certes, très dommageable –, il n'y avait pas d'accord possible sans une levée de celles-ci, sous certaines conditions. Il fallait donc traiter cette question, mais sans être dupe ni faire preuve de naïveté.

Nous pouvons d'ailleurs tirer un enseignement plus général de ce qui s'est passé : ce sont très largement les sanctions qui ont poussé le régime iranien, bon gré, mal gré, à faire certaines ouvertures. Personne ne peut sérieusement soutenir que cette évolution aurait eu lieu sans les sanctions.

À l'issue de discussions innombrables sur ce point, nous sommes arrivés à un accord très complexe qui prévoit, de manière schématique, que les sanctions économiques seront levées dès lors que l'AIEA aura certifié qu'il n'y a pas de programme nucléaire caché. Encore faut-il, au préalable, que l'accord ait été approuvé par le Congrès américain et le Parlement iranien. Selon nos experts, la levée des sanctions économiques pourrait intervenir au deuxième trimestre de 2016, sachant que les prochaines élections législatives iraniennes auront lieu au premier trimestre. La population iranienne, qui a très bien accueilli l'accord, n'en percevra donc pas encore la traduction matérielle au moment des élections. La levée des sanctions économiques apportera d'importantes ressources financières à l'Iran – selon certains experts, jusqu'à 150 milliards de dollars, de manière échelonnée, ce qui représenterait environ six points de croissance supplémentaires. .

Rien ne figure dans l'accord sur le contrôle de l'utilisation de ces fonds. Toutefois, les sanctions qui portent sur le commerce des armes et celles qui visent à prévenir la production de missiles balistiques ne seront levées, respectivement, que dans cinq et huit ans, à condition que tout ait été vérifié auparavant. En outre, cela ne signifie pas que les Iraniens pourront faire ce qu'ils veulent une fois les sanctions levées car, en signant l'accord, ils ont pris des engagements dont les échéances sont échelonnées : à cinq, huit, dix, quinze, vingt ou vingt-cinq ans, voire à perpétuité.

Quant au mécanisme de rétablissement des sanctions, nous en disposerons pendant quinze ans – les Iraniens ont donné leur accord pour une durée de dix ans, mais les « 5+1 » sont convenus qu'ils pourront l'utiliser pendant cinq années supplémentaires. Il n'était possible d'accepter un mécanisme de cette nature que s'il était automatique : il n'était pas question de demander l'autorisation des Iraniens, ni de compter sur l'engagement de certains des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de ne pas opposer leur veto à un rétablissement des sanctions. La France a donc été amenée à proposer la solution du « snapback», bizarrerie juridique qui a donné des maux de tête à beaucoup de diplomates ! Ce mécanisme fonctionne de la manière suivante : la levée des sanctions sera reconduite automatiquement sauf si l'un des membres permanents du Conseil de sécurité met son veto. En d'autres termes, le veto, qui sert habituellement à s'opposer, ne pourra être utilisé en l'espèce que pour rétablir les sanctions, et ce à tout moment.

Ainsi que je l'ai indiqué il y a un instant, pour que l'accord soit appliqué, il faut d'abord que le Congrès américain et le Parlement iranien l'approuvent.

D'autre part, il faut tenir compte du contexte international. J'ai eu des contacts avec les dirigeants des pays voisins, notamment avec nos partenaires israéliens. Le gouvernement israélien a fait part de son désaccord radical avec le processus en cours. L'attitude des pays du Golfe est plus mesurée, mais ils expriment néanmoins des inquiétudes, notamment quant à l'effet de l'accord sur la politique extérieure de l'Iran, en particulier dans la région.

Certains médias ont indiqué, un peu rapidement, que la France avait bloqué l'accord ou s'y était opposée. Or, telle n'est pas la position que le Président de la République et moi-même avions prise. Dans toute cette affaire, la France a adopté une attitude de « fermeté constructive » : selon nous, mieux valait un accord plutôt que pas d'accord, mais nous ne pouvions adopter un accord que s'il était très robuste, ainsi que je n'ai cessé de le soutenir.

Pourquoi valait-il mieux un accord que pas d'accord ? Parce que l'autre terme de l'alternative, si l'on pousse le raisonnement à son terme, était un conflit direct avec l'Iran.

Grâce à l'accord, le délai nécessaire aux Iraniens pour construire une bombe s'ils le décidaient – breakout time –, actuellement de deux à quatre mois selon les estimations, sera porté à un an pendant dix ans. Ensuite, il diminuera, mais le relais sera pris par le Protocole additionnel de l'AIEA, auquel l'Iran s'est engagé à adhérer. Ce Protocole interdira à l'Iran d'aller vers la bombe atomique. Bien sûr, l'AIEA devra procéder à toutes les vérifications pertinentes et, si leur résultat n'est pas satisfaisant, la question de la réaction de la communauté internationale se posera à nouveau.

Si nous n'étions pas parvenus à un accord, les Iraniens ne se seraient nullement sentis obligés d'arrêter le développement de leurs centrifugeuses et de leur stock d'uranium. Ils auraient pu aller vers la fabrication de la bombe. La seule façon de s'y opposer eût été une guerre avec l'Iran. Il faut donc juger l'accord non pas dans l'absolu, mais au regard des solutions qui s'offraient à nous, et qui présentaient chacune des inconvénients.

En tout cas, nous devons être très vigilants et faire tout notre possible pour contribuer à une amélioration des relations avec l'Iran, tout en signifiant que certaines prises de position sont inadmissibles, en particulier les déclarations de certains dirigeants iraniens à propos d'Israël.

Soyons clairs et nets : nous avons signé l'accord avec l'Iran pour des raisons non pas commerciales, mais stratégiques. Pour en revenir à notre attitude de « fermeté constructive », j'ai défendu la thèse, y compris auprès des Iraniens, qu'un accord au rabais aurait été considéré comme sans valeur par les pays voisins. En effet, si le texte n'avait pas été assorti de précautions suffisamment précises, les pays voisins en auraient déduit que l'Iran allait se doter de la bombe atomique malgré l'accord, et auraient jugé nécessaire, pour se prémunir, d'aller eux-mêmes vers la bombe.

Si l'accord n'avait pas été ferme, la conséquence eût été non pas l'arrêt, mais le développement de la prolifération nucléaire. La situation aurait même été très paradoxale : l'Iran aurait pris l'engagement de ne pas fabriquer la bombe, alors que d'autres pays, ne croyant pas à l'accord, se seraient orientés dans cette direction. La France a donc fait valoir à ses partenaires qu'elle posait des exigences non pas pour les ennuyer, mais parce que c'était la seule manière d'empêcher la prolifération nucléaire dans une région déjà très éruptive. Tel a été le sens de notre action, qui a été, je crois, utile.

Pour nous tous qui croyons à la diplomatie, il est extrêmement important que nous soyons ainsi parvenus, pour la première fois depuis de nombreuses années, à résoudre un conflit de cette nature non pas par la force, mais par la discussion, aussi longue ait-elle été. Cela oblige un certain nombre d'entre nous à réviser les jugements très négatifs qu'ils ont portés sur les sanctions. Je ne dis pas qu'elles peuvent être utilisées partout et en toutes circonstances mais, en l'espèce, personne ne peut sérieusement contester que ce sont bien elles qui ont fait bouger les choses. Cela nous amène aussi à réfléchir à la question des formats diplomatiques. Nous avons négocié dans un format spécial : l'Iran d'un côté, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l'Allemagne de l'autre. Ce format a prouvé son efficacité. Bien que stratégique, l'accord aura des conséquences commerciales, à condition que le processus qu'il prévoit soit mené à bien. Et la France n'a aucune raison de rester en arrière. Compte tenu du mécanisme de « snapback » que nous avons mis en place, aucune entreprise ou banque sérieuse n'osera se lancer dans des affaires importantes avec l'Iran si elle risque d'être « rattrapée par la patrouille », en l'occurrence par les autorités américaines, en cas de rétablissement des sanctions. Donc, sur ma proposition, que mes collègues allemand et britannique ont acceptée sans aucune difficulté, nous avons procédé à un échange de lettres avec notre collègue américain John Kerry afin de nous assurer que toutes les entreprises seraient sur un pied d'égalité et qu'il n'y aurait pas de lourdes mesures de rétorsion si jamais l'histoire disposait de la réalité autrement que nous l'espérons.

Tel est, en quelques mots, le contenu de cet accord, selon moi majeur. J'ai adressé mes vifs remerciements à nos diplomates qui ont fait, avec nos experts dans le domaine nucléaire, un travail remarquable, reconnu comme tel. Cela montre que la diplomatie peut être utile, même si ce succès diplomatique ne s'est malheureusement pas étendu à d'autres grands sujets pour le moment.

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