Monsieur Gautier, vous êtes un personnage considérable au sein de la République, au parcours brillantissime, de la Cour des comptes à la Fondation Pierre Bergé en passant par différentes attributions dans de grands journaux. Vous assurez en outre la présidence du conseil d'administration de l'École nationale des chartes, ce qui n'est pas la moindre de vos fonctions. Vous me permettrez donc de m'étonner de la légèreté de votre propos. (Exclamations de plusieurs commissaires de la majorité.)
Je me pose une série de questions. Dans cette affaire, vous avez choisi un « divorce pour faute », puisque vous reconnaissez avoir causé un préjudice à la Russie et que vous vous mettez en position d'indemniser ce préjudice – telle est l'expression que vous avez utilisée à plusieurs reprises. Si la non-livraison de ces bateaux tient à la France, il y a en effet préjudice. Mais chacun sait que, selon les termes même du Président de la République, les conditions de la livraison n'étaient pas réunies, et que la cause de la non-livraison est le « fait du prince », en l'espèce du prince Poutine avec l'invasion de la Crimée : pour la première fois depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, un État souverain a été envahi par un État membre de la grande famille européenne. Donc, s'il y a une faute qui a conduit à l'annulation des licences d'exportation, elle est du côté russe. Dès lors, il n'y a rien à indemniser, des procédures d'arbitrage étant prévues entre les États et entre les entreprises.
D'ailleurs, il est impossible pour l'opposition de se prononcer sur ce texte tant que nous n'aurons pas communication de la totalité des pièces, à savoir, entre autres, du contrat commercial, notamment des clauses d'arbitrage et d'indemnisation prévues – les contrats commerciaux prévoient toujours, surtout en matière de vente d'armes, des conditions d'interruption, notamment en cas de fait du prince. Si la faute est celle de l'autre, il faut aller à l'arbitrage. Or, en acceptant d'indemniser, vous vous placez dans l'hypothèse où c'est notre faute, ce que je ne comprends pas politiquement. D'autant que, juridiquement, cela entraîne une série de conséquences, y compris financières, sur lesquelles je vais revenir.
Lors de sa conférence de presse hier, le Président de la République a fait un exposé intéressant et intelligent sur la situation en Ukraine et sur le processus de Minsk, entamé en janvier de cette année. Or il a été décidé de suspendre le contrat au moment même où commençait ce processus qui devait conduire à un apaisement de la situation en Ukraine. Si tout se passe bien, M. Porochenko va obtenir les instruments juridiques qui permettront de calmer le jeu et de trouver une issue positive à l'ensemble des contentieux avec la Russie, militaires et économiques – je pense notamment aux sanctions prises par la Russie qui affectent notre agriculture. Sur le plan politique, permettez-moi de m'étonner : pourquoi fusiller le contrat Mistral au moment où apparaît une perspective de sortie de crise ? Pourquoi maintenant ? Et pourquoi en reconnaissant avoir causé un préjudice à la Russie, alors que c'est nous qui en subissons un du fait de la Russie ?
Les aspects juridiques sont, eux aussi, un peu étonnants. Encore une fois, il nous est très difficile de nous prononcer – notamment à moi, en tant que juriste – sans avoir lu la totalité des textes. Les deux textes très courts que vous nous présentez, l'échange de lettres et le protocole, ne règlent en rien les questions de fond sur le plan du droit. J'ai besoin de savoir qui compense qui, et où est l'indemnité. Vous affirmez que l'opération est neutre sur le plan budgétaire. Cependant, les Russes ont payé 893 millions d'euros non pas à l'État français, mais à une entreprise, qui les a encaissés et les a probablement déjà dépensés pour construire les navires. En outre, vous dites que ces bâtiments sont un actif qui ne sort pas du budget de l'État et qu'il est compensé. Or il n'en est rien : l'argent n'est pas là ! C'est un tour de passe-passe ! Cela ne coûte, selon vous, que 57 millions, mais où est, dès lors, la réparation du préjudice ? Il y a un loup quelque part, que je ne vois pas, car je ne dispose pas de la totalité des pièces.
Enfin, monsieur Gautier, je suis surpris de la façon un peu expéditive dont tout cela est vendu à l'Assemblée nationale. Premièrement, nous avons besoin de la totalité des pièces pour nous prononcer et pas seulement de ces deux courts papiers qui sont le résultat d'un accord. Deuxièmement, je m'interroge sur l'opportunité politique de signer un tel accord aujourd'hui. Troisièmement, de deux choses l'une : ou bien ce sont les Russes qui sont responsables de la suspension des licences d'exportation et, dans ce cas, c'est à eux d'en supporter le coût, et il n'y avait pas à rembourser quoi que ce soit ; ou bien c'est nous qui acceptons de rembourser un préjudice, et nous nous mettons alors en faute pour quelque chose qui n'est pas de notre fait. Pardonnez-moi, je vous le dis comme je le pense : votre « package » est invendable en l'état.
À l'époque, ainsi que je l'ai déclaré publiquement, il était en effet impossible de vendre ces bateaux conformément au contrat qui avait été signé à Saint-Pétersbourg en présence de M. Medvedev et de moi-même. Mais c'était non pas de notre fait, mais du fait de l'action des Russes. Dès lors, pourquoi nous mettre dans cette position aujourd'hui ? C'est complètement incompréhensible ! Et les conséquences juridiques et financières en découlent.
Monsieur le secrétaire général, cette question mérite un examen beaucoup plus approfondi, sur la base de la totalité des pièces. J'espère que le rapporteur en aura communication et qu'il voudra bien partager ces informations avec les autres députés, faute de quoi, selon moi, la plupart de mes collègues de l'opposition ne pourront pas voter ce texte.
Je me félicite que la présidente de notre commission ait choisi d'organiser cette audition, et vous remercie de vous y être prêté, monsieur le secrétaire général. Les choses s'étant précipitées à la sortie des vacances, nous avions besoin de cette clarification. Ces premiers éléments d'information, précieux mais sans doute encore insuffisants, à tout le moins aux yeux de certains collègues, nous permettront de mieux aborder la discussion en commission des affaires étrangères. .
Parfois, ainsi que Molière et d'autres l'ont dit, un mauvais accord vaut mieux qu'un bon procès. Du reste, je ne suis pas persuadé que cet accord soit mauvais. Les deux parties sont convenues de mettre un terme à ce différend d'une façon qui leur a paru équitable – ce que nous aurons à apprécier. Cela démontre que les rapports entre la France et la Russie ne sont pas conflictuels, contrairement à ce que l'on entend parfois. Les deux pays peuvent avoir des points de vue différents, mais il y a un respect mutuel et, ainsi que l'a souligné Odile Saugues, une volonté de ne pas envenimer les relations, voire de dépasser les différends. C'est sans doute ce qu'il faut retenir.
Reste que les questions qui sont à l'origine des sanctions ne sont pas encore traitées. Pour autant, ce n'était pas une raison pour laisser traîner ce dossier car, avec le temps, la situation n'aurait fait que se dégrader. De l'accord, je retiens que la France se réappropriera les bâtiments, ce qui n'est pas neutre dans le débat, et que l'on évite un certain nombre de contentieux qui nous mèneraient aux calendes grecques – je concède que l'adjectif est mal choisi.
Pouvez-vous nous en dire plus sur les États susceptibles d'être intéressés par ces navires, dont il a été question dans la presse ? L'accord sous forme d'échange de lettres précise que la France ne pourra pas les revendre « sans en avoir informé préalablement par écrit la partie russe ». Quel est le sens de cette expression ? S'agit-il essentiellement d'une forme de courtoisie ou cela peut-il aller plus loin ?